
Pr Daniel Thomas
Paris, France _ Un refus exceptionnel de prise en charge des substituts nicotiniques (SN) par une caisse primaire d'Assurance-Maladie en région a été l'élément déclencheur. Les experts de la Société Francophone de Tabacologie (SFT) montent au créneau [1] : il est urgent que les AMM correspondent aux recommandations de la Haute Autorité de Santé, aux études et au bon sens médical. Le Pr Daniel Thomas, cardiologue et porte-parole de la SFT, explique pourquoi l'efficacité du sevrage en dépend.
En dépit des recommandations en vigueur de la Haute Autorité de Santé (HAS) et de l'expertise des tabacologues, les AMM des substituts nicotiniques (SN) n'ont jamais évolué. Que dénoncez-vous dans votre manifeste ?
Dans les grandes lignes, les AMM actuelles des SN encadrent une prescription stéréotypée, tant du point de vue du dosage de nicotine qu'en durée de prescription. Elles passent sous silence la nécessité d'ajuster la dose en fonction des besoins réels individuels en nicotine, laquelle est pourtant unanimement reconnue, validée et même inscrite dans les recommandations déjà anciennes de la HAS (2014). C’est, à notre sens, l’une des explications des nombreux échecs dans le sevrage tabagique sous SN. Cela met en porte-à-faux les pharmaciens et décrédibilise la prescription en rompant le lien de confiance entre le médecin et son patient.
Dans le sevrage tabagique comme dans le traitement de l’hypertension artérielle ou toute autre pathologie, l’essence même de la prise en charge médicale est d’ajuster la posologie du principe actif pour une efficacité optimale, sans surdosage certes, mais surtout, dans le cas des SN, sans sous-dosage. Dans le cas des SN, les libellés des AMM contraignent en théorie à une prescription uniforme et rigide. Par conséquent, la plupart des patients en sevrage tabagique sont sous-dosés en nicotine. Sans surprise, la plupart d’entre eux échouent à se sevrer.
Le refus de prise en charge de la part d’une caisse d'Assurance-Maladie, considérant la prescription de SN non conforme à l’AMM, est plutôt rare ?
C’est très rare, heureusement. En l'occurrence, un tabacologue avait prescrit plusieurs patchs de nicotine à un fumeur fortement dépendant. Or, la HAS recommande bien aux prescripteurs d’ajuster la posologie de nicotine en fonction des besoins spécifiques du fumeur, avec si besoin l’association de plusieurs patchs pour atteindre la dose journalière nécessaire. Ce que nous aimerions, c'est que l'ensemble des prescripteurs de SN, ainsi que les pharmaciens, tenus de respecter ces AMM, puissent se référer à des textes actualisés tenant compte de ces recommandations. Actuellement, ils demeurent trop souvent attachés à la formulation des AMM, dont le schéma standard est une prescription ne dépassant pas 21 mg pour les patchs.
Par ailleurs, la durée de la substitution est dans ces AMM calée a priori sur 3 mois, et sans dépasser 6 mois. Or, il est désormais démontré que l’utilisation de la SN à posologie efficace, avec si nécessaire plusieurs patchs et sur une durée suffisamment longue adaptée à chaque fumeur, permet de limiter le risque de reprise du tabac et d’améliorer le taux d’arrêt à 12 mois.
Que mentionnent précisément les AMM des SN ?
Un médecin consultant la fiche RCP (Résumé des Caractéristiques du Produit) des SN lit actuellement ceci : « le dosage du patch doit être adapté à la réponse individuelle, avec augmentation de la dose ou maintien de la plus forte dose si l’abstinence tabagique n’est pas complète ou si des symptômes de sevrage sont observés, et diminution en cas de suspicion de surdosage ou de résultats satisfaisants ». Avec un « schéma de traitement », sous forme de tableau, dans lequel « la plus forte dose » envisagée est un patch de 21 mg/j et la substitution planifiée sur trois mois avec trois séquences de posologie dégressive.
Que devraient alors mentionner les AMM reprises sur les notices ?
Il est juste de mentionner que la posologie de la SN doit être ajustée en fonction des besoins spécifiques du fumeur, mais il devrait être précisé que ces besoins ne peuvent être standardisés en fonction du nombre de cigarettes fumées. Si l’équivalence de base - 1 cigarette = 1 mg de nicotine - constitue une bonne base de départ, elle sous-estime généralement la dose nécessaire. Un fumeur absorbe 1 à 2 mg de nicotine par cigarette en moyenne, mais il existe des variations individuelles importantes, certains fumeurs de 10 cigarettes par jour pouvant absorber autant de nicotine que de très gros fumeurs.
Afin d’ajuster au mieux les besoins, les SN à absorption buccale (gommes, pastilles, comprimés de nicotine) doivent être prescrits de façon systématique avec les patchs. Cela permet au fumeur de réaliser une autotitration précise. Lorsqu’il est constaté qu’ils sont consommés en grande quantité, en sus d’un patch de 21 mg, il est logique alors d’associer plusieurs patchs pour assurer l’essentiel des besoins en nicotine.
Les formes à absorption buccale restent toujours à disposition, utilisées en complément par le fumeur, pour ajuster encore si besoin la dose journalière et/ou parer une envie ponctuelle de fumer.
Les AMM actuelles ne sont pas en phase avec ces recommandations car elles n’envisagent pas cette possibilité de prescrire plusieurs patchs à 21 mg, cette forme étant mentionnée comme la plus forte dose délivrée en patch. Par ailleurs, l’association d’une forme transdermique et d’une forme à absorption buccale est mentionnée uniquement comme possible, alors qu’elle devrait figurer comme la règle de bonne pratique si on se réfère aux résultats des études.
Vous dénoncez aussi la peur du surdosage ?
Les AMM, mais surtout les notices mises à disposition des fumeurs devraient en effet éviter de mettre en avant le risque de surdosage, lequel préoccupe le fumeur, trop souvent persuadé à tort que le cancer ou l’infarctus du myocarde sont causés par la nicotine, alors que son unique rôle est de le maintenir dans une forte dépendance. Si l'idée de surdosage est abordée de manière alarmante par le médecin ou le pharmacien, le fumeur peut être inutilement inquiété, ne pas suivre les prescriptions de son tabacologue, compromettant ainsi l'efficacité du traitement.
De plus, la prescription et/ou la délivrance des SN sont encore trop souvent assujetties à l’injonction de “ne pas fumer sous patch(s)” alors que fumer des cigarettes sous SN traduit généralement un sous-dosage nicotinique. Ce faux pas ne doit pas faire retirer le patch, mais ajuster la substitution.
Alors que cette prescription s'étend désormais non seulement à l’ensemble des médecins et sage-femmes, mais également aux infirmières, aux kinésithérapeutes, aux chirurgiens-dentistes, il est indispensable que ces derniers reçoivent une information claire, les incitant à ajuster la posologie en fonction du niveau de dépendance de chaque fumeur et que cela peut impliquer la prescription de plusieurs patchs, et à prolonger le traitement aussi longtemps que nécessaire, sans durée prédéfinie. Enfin, ils doivent être informés qu’une posologie dégressive, réalisée de manière très progressive, est indispensable pour éviter les rechutes précoces.
Comment réagit l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui, par ailleurs, n'a pas la main pour modifier les AMM ?
L’ANSM est bien consciente du problème et regrette cette situation. Cette modification des AMM doit être plaidée au niveau de l'Agence européenne du médicament. Et cela pose un défi car il n’existe pas de recommandations européennes de référence sur la gestion des substituts nicotiniques. Par ailleurs, les laboratoires pharmaceutiques ont la possibilité, et même le devoir, de faire évoluer les RCP (Résumés des Caractéristiques du Produit) en fonction des données de la science. En attendant une réaction de leur part, et afin de débloquer la situation, la SFT explore les recommandations européennes sur les SN pour étayer cette demande de révision des AMM, se désolant que toute la littérature scientifique incontestable existante ne suffise pas.
Les nouvelles recos HAS vont insister sur l’importance de la titration
« Plus de 90 % des fumeurs ne reçoivent pas une quantité de nicotine ajustée à leurs besoins pour arrêter le tabac. Les prochaines recommandations de la HAS (en cours d’élaboration) devraient encore mieux souligner l’importance de la titration nicotinique, au niveau du besoin de chaque fumeur. Elles devraient reconnaître la fréquente nécessité de prescrire plusieurs patchs nicotiniques fortement dosés, même en dehors des AMM, lorsque la situation clinique du patient le requiert, ce qui est souvent le cas en pratique. En attendant la modification des AMM, il importe que l’Assurance-Maladie continue de rembourser les prescriptions de SN au-delà des limites actuelles de l'AMM. En l’occurrence, avec la possibilité de prescrire plus d'un patch de grande taille pour les formes transdermiques ou de garder la possibilité d’une durée de prescription non limitée, adaptée à chaque fumeur. » Pr Thomas.
Le Pr Daniel Thomas déclare avoir des liens d’intérêts avec les laboratoires Pfizer (participation à des conférences).
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Citer cet article: Pourquoi les AMM des substituts nicotiniques doivent enfin évoluer - Medscape - 15 nov 2023.
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