La Dre Pauline Seriot, urgentiste, explique pourquoi un reportage télévisé sur la situation des urgences en France a été si douloureux à visionner : « il fait écho à ma réalité », un quotidien qui met les patients « en danger ».
L’hôpital coule, les soignants suffoquent. On nous le martèle. À coups de chroniques télévisées, d’interviews, d’images chocs. Mais la société a-t-elle vraiment conscience de la réalité sur le terrain ? Un reportage de M6 intitulé « hôpital : le combat des soignants pour sauver un système à bout de souffle » (diffusé en mars dernier) a tenté de répondre à cette question.
L’idée de visionner un autre documentaire sur le naufrage de l’hôpital était loin de me ravir. Pourtant, j’ai décidé de consacrer une soirée à observer « mon quotidien » dans cette émission, et j’ai constaté que la situation est la même partout : catastrophique.
Un reportage criant de vérité
Ce reportage devrait être porté à la connaissance de tous tant il est criant de vérité. Alors, on ne creuse pas en profondeur sur les défaillances politiques et économiques ayant entrainé la déliquescence de l’hôpital public ; le sujet est vaste et les minutes sont comptées. Mais l’aperçu est poignant.
Le reportage met en évidence le déroulement des journées du personnel médical au sein d’un service d’urgence d’un hôpital public, retraçant en filigrane son fonctionnement (et son corollaire, ses dysfonctionnements), s’intéressant ensuite aux conséquences de ces derniers. Analysons points par points cette enquête et implémentons les situations qui nourrissent mon quotidien :
Quand vous vous rendrez aux urgences, vous aurez face à vous un médecin qui enchaine 24 heures de garde tous les deux jours et qui totalise plus de 100 heures de travail par semaine.
Quand vous vous rendrez aux urgences, vous remarquerez l’absence de place d’hospitalisation dans les services puisque les patients sont « stockés » dans des couloirs et ce, des jours entiers. Qui les prend en charge ? Les équipes des urgences, en plus des nouveaux patients qui se présentent. On ne compte même plus le nombre de patients. Aux urgences, on hospitalise un AVC au fond d’un couloir, une pancréatite sous un néon, une confusion fébrile dans un courant d’air.
Quand vous vous rendrez aux urgences, vous constaterez qu’il peut y avoir jusqu’à 8, 10, 12 heures d’attente. Parce que les structures privées attenantes ferment leurs locaux à partir de 19h ou qu’elles refusent des patients, tout simplement. Parce quand vous appelez un médecin généraliste, vous tombez sur la messagerie « ne prend plus de nouveau patient, pour toute urgence, faites le 15 ». Et quand vous appelez le 15, on vous conseille de vous rendre aux urgences.
À toutes les questions, les urgences auraient la réponse...
La dignité aux abonnés absents
Quand vous vous rendrez aux urgences, vous remarquerez l’absence de dignité des conditions de prise en charge des patients les plus âgés. Installés sur des brancards auxquels on met des barrières, des heures durant, à attendre un diagnostic, une place dans un service et plus simplement, un verre d’eau, une attention. Pour éviter leurs déplacements et le risque de chute, il arrive qu’on leur mette directement des protections. Avilissant. Ou bien même des contentions quand ils se montrent trop agités, déambulants, en perte de repères, dangereux pour eux-mêmes.
Vous ne remarquerez probablement pas l’absence de dignité accordée aux médecins, qui paraissent toujours occupés, les patients croyants qu’on les a oubliés. Les médecins, que l’on apostrophe en continu pour tout, pour rien, par les familles, les patients, les soignants. La distraction de tâche. En permanence. Conséquence inéluctable de perte de temps. Sans qu’ils puissent manger, prendre une pause, dormir ne serait-ce que 30 minutes.
Accepteriez-vous de prendre un avion dont vous avez payé le billet avec un pilote qui n’a pas dormi depuis 24 heures ? Pourtant vous exigez la même chose, gratuitement, d’un médecin qui a votre vie entre ses mains.
Des urgences submergées par des consultations de ville
Quand vous vous rendrez aux urgences, vous pourrez peut-être mourir avant d’avoir vu un médecin. Oui, cela est déjà arrivé. Parce qu’aux urgences, les « vraies urgences » sont finalement très minoritaires. On hospitalise environ 20% des patients selon les établissements. On est inondés de consultations médicales de ville parce que les patients invoquent toujours les mêmes motifs : « je n’ai pas de médecin traitant », « il est parti à le retraite ». Alors, aux urgences, on traite des rhumes, des allergies, des otites, de gastro-entérites, des lombalgies de trois mois. La liste est longue. Parfois, on doit se contenter de conclure « on ne sait pas ce que vous vous avez, mais ce n’est ni grave ni urgent d’après les diverses explorations effectuées ». Et cela ne contente pas toujours le patient. N’oublions pas que le rôle princeps des urgences est de mettre en place des moyens pour éliminer la gravité ou la prendre en charge quand elle existe. Sa fonction n’est pas d’établir un diagnostic fin et précis d’une myriade de symptômes évoluant depuis des semaines.
À l’image de mes propos, le reportage fait état d’une maman qui suspecte une appendicite chez son enfant (les patients ne consultent plus pour des symptômes, ils viennent désormais proposer leurs diagnostics ). L’enfant rigole quand la médecin l’examine, dit qu’il a mal parce que sa maman lui dit de dire qu’il a mal alors qu’il n’a aucun symptôme et n’est empêché dans aucun de ses mouvements. La maman se permet de juger la médecin en off, qui pourtant, enchaine les patients, se substituant à leur médecin généraliste. Pas le choix, devant l’insistance de la maman, il faut faire un bilan sanguin, qui sera normal, et une imagerie, qui sera normale. Et tout cela prend du temps. Au bout de 6 heures sur place, l’enfant rentrera certainement avec du paracétamol et la maman dira « tout ça pour ça ? ».
L’hôpital manque de personnel
Le bateau coule. L’hôpital manque de personnel et fait appel aux intérimaires. On a l’effroyable témoignage d’une aide-soignante, inscrite dans 16 agences différentes, qui explique à visage masqué qu’elle gagne jusqu’à 6000 € en se faisant rembourser des indemnités kilométriques qu’elle n’utilise pas. 6000 €, ce n’est même pas le salaire fixe d’un médecin aux urgences...
Alors oui, il arrive que les médecins se tournent aussi vers l’interim. Parfois, ils sont intérimaires depuis plusieurs mois dans la même structure. À l’image d’une médecin interrogée qui vient tous les jours dans le même service depuis un an, payée 11 000 € par mois, ce qui coute l’équivalent de quatre postes temps pleins de titulaires à l’hôpital.
Des médecins, il y en a. Sauf que les médecins généralistes exercent de moins en moins en cabinet. Ou même, n’exercent plus la médecine générale et se tournent vers la médecine du sport, la médecine esthétique, le laser… (des « spécialités » dont la population a le plus besoin, c’est évident…) Il est aujourd’hui plus facile d'obtenir un rendez-vous pour des injections de botox que pour une consultation de médecine générale.
Les médecins urgentistes ne prennent plus de poste à temps plein aux urgences et multiplient souvent les contrats à temps partiels variant leurs pratiques entre structure publique, privée, interim, événementiel, etc.
Les services d’urgences vacillent, les plannings restent à trous, on les comble (ou non) à coups de médecins vacataires, d’internes non thésés, de « faisants fonction d’internes », de médecins étrangers aussi appelés « praticiens attachés ».
Les médecins spécialistes fuient l’hôpital public et s’installent dans le privé. La tarification à l’acte étant bien plus intéressante.
Les étudiants en médecine ne choisissent plus une spécialité par envie mais par choix des actes rémunérateurs. C’est là que l’on retrouve l’attrait pour l’ophtalmologie, la radiologie, la chirurgie esthétique. Les spécialités qui interviennent en soins primaires telles que la médecine générale, la médecine d’urgence et la gériatrie, celles qui servent réellement la population, sont les dernières à être choisies à l’internat.
Certains internes qui débutent leur cursus me demandent combien on gagne en clinique ? Quelles sont les modalités pour effectuer des remplacements ? Ils sont à l’orée de leurs parcours, ne connaissent pas grand-chose à la médecine et prétendent déjà à faire des gardes à 2000 € les 24 heures en structure privée. Parce que c’est le message qu’on leur inculque.
Avant, on avait envie de soigner.
Maintenant, on est épuisés.
La seule solution pour accepter de continuer, c’est de se désengager du marasme du public et d’être mieux rémunérés.
Comment envisager l’avenir ?
Comment peut-on éviter le naufrage de l’hôpital public si l’on continue à payer les soignants au lance pierre, avec des conditions de travail aussi déplorables ?
Comment peut-on associer dans un même service un médecin chevronné, expérimenté, impliqué, rémunéré selon la grille indiciaire du service public avec un médecin intérimaire, qui vient travailler une journée, payée 1300 €, à qui on doit tout expliquer, s’exemptant ainsi de toute problématique fonctionnelle et logistique du service. Comment on peut accepter cela ?
Remettons les médecins généralistes dans des cabinets de ville ou des maisons médicales et les urgentistes aux urgences. Revalorisons leurs conditions de travail et leurs salaires.
On nous répète chaque jour le péril que coure l’hôpital public et la souffrance des soignants. La société s’en rend-elle réellement compte ? Ou bien ferme-t-elle les yeux ? Les invectives des patients autour du délai d’attente et du manque de moyens sont monnaie courante, malgré les cris d’alerte du personnel soignant.
Je n’évoque même pas les pouvoirs publics qui semblent avoir délaissé notre cause.
Ce reportage a été douloureux à visionner. Parce qu’il a fait écho à ma réalité. Les conditions d’exercice à l’hôpital public sont globalement les mêmes partout, dégradées. Mon quotidien, celui des patients est en danger. Si le naufrage de l’hôpital perdure ainsi, en tant que jeune médecin urgentiste, je ne sais quelle issue prendra la suite de ma carrière.
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Citer cet article: Urgentiste, j'observe mon quotidien : il est catastrophique - Medscape - 20 sept 2023.
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