POINT DE VUE

Pénurie de médecins : « La France a mis trop de temps à relever le numerus clausus » Pr Berland

Christophe Gattuso

Auteurs et déclarations

11 septembre 2023

France—Invité par Medscape edition française à commenter les projections de stagnation du nombre de médecins dans les dix ans, le Pr Yvon Berland, ancien doyen de Marseille et expert de la démographie médicale, regrette que les pouvoirs publics aient tardé à augmenter le nombre de praticiens en formation. Pour améliorer l’accès aux soins, il préconise d’accélérer les délégations de tâches.

Medscape édition française : La densité médicale va continuer de stagner pendant encore une dizaine d'années en France avant de lentement remonter, vient de confirmer le ministère de la Santé (Drees). Comment en est-on arrivé là ?

 

Pr Yvon Berland

Pr Yvon Berland : En tant que président de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS), j’ai été l’auteur de plusieurs rapports sur le sujet sur lequel j’ai une vue d’ensemble. J’ai d’ailleurs récemment écrit le rapport Berland, 20 ans après le premier remis à Jean-François Mattei en 2002 dans lequel je formulais dix propositions (lire encadré). Ce document formulait des constats partagés par tous, notamment qu’il fallait accélérer la hausse du nombre de médecins à former. Je recommandais de monter le numerus clausus à 8 000 en 2007 alors qu’il était alors fixé à 4 700 (en 2002). Or, ce seuil de 8 000 n’a été atteint qu’en 2017 ! Pour résumer, tout le monde était d’accord avec le diagnostic que je formulais dans mes rapports mais personne n’a suivi les propositions. Nous n’avons pas réagi quand nous aurions dû le faire. Nous avons pris dix ans de retard.

Nous n’avons pas réagi quand nous aurions dû le faire. Nous avons pris dix ans de retard.

 

Comment expliquez-vous ce retard à l’allumage ?

Pr Yvon Berland : La démographie a trop reposé sur une approche quantitative et pas assez sur la notion de temps médical. Aujourd’hui, les jeunes médecins, hommes et femmes, ne consacrent pas le même temps aux soins que leurs aînés, pour différentes raisons. Ils ne sont plus centrés sur leur métier sept jours sur sept. Si nous continuons de raisonner uniquement en tenant compte du nombre de médecins sans prendre en considération le temps médical, nous allons encore commettre des erreurs.

Aujourd’hui, peu d’outils permettent d’évaluer le temps médical, cela reste impalpable. Que faire pour disposer de données fiables et exploitables ?

Pr Yvon Berland : La Cnam peut avoir des données. Et la Drees (direction des statistiques du ministère de la Santé), qui fait des projections, devrait établir quelques paramètres permettant, en lien avec le Conseil de l’Ordre et la Cnam, d’avoir une meilleure vision du temps consacré aux soins par les jeunes médecins généralistes et par les autres spécialités. Nous devons avoir une approche plus précise.

La France a disposé pendant plus de 50 ans d’un numerus clausus, supprimé il y a deux ans. Cet outil de régulation a-t-il été mal utilisé ?

Pr Yvon Berland : Lorsque le numerus clausus a été établi en 1972, les autorités et les syndicats de médicaux considéraient qu’il y avait trop de praticiens. Les uns estimaient que ce présumé surnombre leur coûtait trop, les autres qu’il générait une trop forte concurrence.

Le numerus clausus n’était pas un mauvais outil. En revanche, on a pris trop de temps à le relever. Si les pouvoirs publics avaient tenu compte des préconisations et réagi plus vite, on ne se trouverait pas dans cette situation.

Les uns estimaient que ce présumé surnombre [de praticiens] leur coûtait trop, les autres qu’il générait une trop forte concurrence.

 

A la fin des années 1990, le gouvernement payait les médecins pour qu’ils prennent leur retraite anticipée à partir de 57 ans. Aujourd’hui, les pouvoirs publics font tout pour retenir les médecins proches de la retraite. Pourquoi est-il si difficile d’anticiper l’évolution de la démographie médicale ?

Pr Yvon Berland : Il est effectivement très difficile de savoir à l’avance et avec précision comment va évoluer la composition du corps médical. Il existe de nombreux éléments d’incertitude, qu’il s’agisse de la durée des études en fonction du choix de la spécialité ou du choix du statut des futurs médecins. Vont-ils s’installer en ville, exercer à l’hôpital ou en tant que salarié ? Il est important qu’un suivi régulier de tous ces éléments soit mis en place pour réagir en temps voulu. Pendant les dix ans qui viennent, la densité de médecins va stagner mais le nombre de praticiens va beaucoup augmenter dans les années 2050, prédit la Drees. Mais qu’est-ce que cela signifiera si ces médecins consacrent un tiers de temps en moins aux soins ?

Le nombre de praticiens va beaucoup augmenter dans les années 2050, prédit la Drees. Mais qu’est-ce que cela signifiera si ces médecins consacrent un tiers de temps en moins aux soins ?

 

Qui plus est, personne ne peut prédire quelles décisions politiques seront prises, qui pourraient avoir un effet sur la démographie médicale ?

Pr Yvon Berland : Tout à fait. C’est la raison pour laquelle j’estime indispensable que l’Etat dise quelle organisation des soins il veut pour demain. Soit il n’entend s’appuyer que sur les médecins, soit il doit repenser l’organisation de l’offre de soins. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut s’appuyer sur tous les professionnels de santé et en particulier les infirmières de pratique avancée. Si on considère qu’il faut des Bac+3, des pratiques avancées, des médecins et des pharmaciens…, la vision du nombre de médecins nécessaire dans 10 ou 15 ans ne sera pas la même que si on enlève les pratiques avancées.

Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut s’appuyer sur tous les professionnels de santé et en particulier les infirmières de pratique avancée.

 

Face à la pénurie médicale, le gouvernement encourage justement les délégations de tâches, finance des assistants médicaux, crée de nouveaux métiers à l’instar des IPA. Cela ne concourt-il pas à l’éclosion d’une médecine sans médecins ?

Pr Yvon Berland : Non, et il ne faut pas se résoudre à une médecine sans médecins ! Mais je suis de ceux qui pensent qu’un certain nombre de tâches jusqu’ici dévolues aux médecins, peuvent dorénavant être exercées par d’autres professionnels de santé bien formées, permettant ainsi de libérer du temps médical aux médecins. Ces derniers ne peuvent pas être remplacés sur des tâches à plus haute valeur ajoutée, qui ont demandé 12 ou 14 années de formation. Mais il ne faut pas 14 ans de formation pour tout.

Il ne faut pas 14 ans de formation pour tout.

 

Ce discours a du mal à passer auprès des médecins qui redoutent que leur profession soit démantelée. Comprenez-vous leur crainte ?

Pr Yvon Berland : Je comprends les craintes, elles sont légitimes, mais la collaboration interprofessionnelle présente des avantages. Les médecins qui travaillent avec des infirmières de pratique avancée le disent, ça fonctionne très bien ! A un moment donné, les médecins retrouvent du temps pour exercer leur métier au plus haut niveau.

A un moment donné, les médecins retrouvent du temps pour exercer leur métier au plus haut niveau.

 

Sept millions de Français sont sans médecin traitant, dont une grande moitié subissent la situation. Comment faire pendant les dix prochaines années pour préserver l’accès aux soins ?

Pr Yvon Berland : On sait avec certitude que pendant les 10 ans à venir, la France n’aura pas plus de médecins. Nous devons donc imaginer un système qui permette aux médecins de prendre en charge davantage de patients. Cela ne peut se faire que s’il y a une collaboration avec les autres professionnels de santé, en toute transparence, et en toute collégialité. Je ne vois pas d’autre possibilité.

Les professions de santé sont en souffrance, plus encore depuis la crise Covid. Quelles mesures urgentes s’imposent, selon vous, pour leur redonner de l’attractivité?

Pr Yvon Berland : Pour changer les choses, il faut avant tout revoir les conditions de travail, dans les hôpitaux notamment, pour ne pas laisser une infirmière seule pour 25 lits, par exemple. L’organisation doit être revue pour donner envie aux professionnels de santé de rester dans le métier. On le voit aussi chez les médecins qui sont plus nombreux aujourd’hui qu’il y a dix ans, à avoir un exercice salarié. On parle beaucoup des salaires mais les conditions d’exercice sont le critère numéro un.

Il faut avant tout revoir les conditions de travail, dans les hôpitaux notamment, pour ne pas laisser une infirmière seule pour 25 lits, par exemple.

 

Depuis plusieurs années s’affrontent les défenseurs et les pourfendeurs de la liberté d’installation. Vous êtes médecin mais aussi responsable politique. Votre perception a-t-elle changé ? Faut-il supprimer la liberté d’installation ?

Pr Yvon Berland : Ma perception n’a pas changé. Il ne faut surtout pas mettre en place une régulation de l’installation. Dans les pays qui ont essayé de la mettre en place, cela n’a pas marché. Je suis contre. Ce serait une erreur qui ne ferait que détourner les jeunes de ce métier.

Il ne faut surtout pas mettre en place une régulation de l’installation. Dans les pays qui ont essayé de la mettre en place, cela n’a pas marché.

 

Vingt ans après, des propositions toujours d’actualité

Outre le doublement rapide du numerus clausus, le rapport d’Yvon Berland rendu en novembre 2002 aux pouvoirs publics, préconisait un pilotage plus fin à l’échelon régional de la démographie des professions de santé. Il posait les prémices des transferts de tâches en invitant à redéfinir les missions des différentes professions, notamment des infirmières qui pourraient suivre des formations complémentaires pour « accéder à d’autres corps de métier » - les IPA avant l’heure. L’ONDPS plaidait pour le regroupement des professionnels de santé qui allait devenir la norme avec les maisons de santé. Il encourageait également les collaborations entre public et privé. Yvon Berland recommandait enfin d’engager la filiarisation des filières d’internat qui allait aboutir aux 44 spécialités accessibles pendant le 3e cycle des études médicales.

 

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