Mais pourquoi les ruptures de médicaments sont-elles en hausse ?

Jacques Cofard

Auteurs et déclarations

12 juillet 2023

Paris, France — Face à une hausse sans fin des ruptures de médicament et ce, malgré la mise en place depuis 13 ans de mesures législatives pour endiguer le phénomène, une commission  d'enquête sénatoriale a décidé de se pencher sur le sujet, et a rendu sa copie ce 6 juillet.

Le rapport, présentée par Sonia de la Prévôté, présidente de la commission, et Laurence Cohen, rapporteure, est sévère pour les pouvoirs publics. « Il n'y a pas de pilote dans l'avion », s'est exclamé Laurence Cohen, dénonçant la mise en place de politique de régulation des médicaments sans gouvernail. « Le gouvernement déverse 710 millions d'euros d'aides publiques à l'industrie, sans l'obliger à des relocalisations. Ainsi, Sanofi a encore supprimé 135 postes », a poursuivi la sénatrice communiste.

Le gouvernement déverse 710 millions d'euros d'aides publiques à l'industrie, sans l'obliger à des relocalisations.

Impuissance des pouvoirs publics

Cet agacement de la rapporteure est due à l'impuissance des pouvoirs publics face à un problème de santé publique qui va en s'aggravant et dont les causes sont multiples. En 2022, le nombre de signalement de ruptures avérées et de risques de ruptures a atteint un record, établit la commission d'enquête : 3761 déclarations, « réparties entre 1602 pour les ruptures de stocks et 2159 pour les risques de rupture ».

Quelles en sont les causes ? Dans 30% des cas l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) n'arrivent pas à les identifier. Mais les capacités de production insuffisantes (27%), les augmentations de volume de vente (20%) et les défauts d'approvisionnement en matière première (8%) expliquent en grande partie ces pénuries.

Dégringolade de la France

La commission d'enquête a ainsi établi que la France a décroché en matière de production pharmaceutique, passant de la première place européenne jusqu'en 2008 à la cinquième place actuellement, derrière la Suisse, l'Italie, l'Allemagne, et le Royaume-Uni.

« Ce décrochage témoigne de la désindustrialisation et des délocalisations qui ont marqué le pays au cours des quarante dernières années », analyse la commission d'enquête. Qui plus est, la production française, pour des questions financières, est maintenant orientée vers l'exportation de produits matures, les produits de base étant délocalisés en Asie (Chine, Inde, principalement). Résultat, « 22 % des médicaments remboursés par la sécurité sociale sont produits en France, 30 % des génériques, 27 % des vaccins, et seulement 17 % des principaux médicaments à l’hôpital et 3 % des anticorps monoclonaux ».

Or, « cette fragmentation géographique et industrielle de la production, liée à la stratégie économique et financière des industriels du médicament, démultiplie les risques de tension sur la chaîne de valeur ».

Demande mondiale en expansion

La délocalisation de la production de médicaments correspond également à une demande mondiale en expansion. Ces hausses de la demande pèsent sur un appareil productif « concentré et vulnérable, atteignant les limites de ses capacités ».

Les contraintes réglementaires nouvelles peuvent aussi engendrer des ruptures d'approvisionnement, du fait d'une non-conformité par exemple : « 10 % des ruptures de stocks déclarées en France concernant des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur auraient pour cause des mises à jour nécessaires du point de vue juridique ou réglementaire français. »

Les rapporteurs regrettent aussi que la régulation financière de l'enveloppe médicament fixée par l'objectif national de dépense de l'assurance maladie (Ondam), ne prenne pas en compte les besoins sanitaires de la population, en particulier les besoins en termes de médicaments essentiels.

Dans une enveloppe budgétaire fermée, « nous constatons une envolée de la prise en charge des médicaments innovants accompagnée de baisse de prix des médicaments matures. Ce cadre budgétaire n'est pas à visée sanitaire, et c'est une des causes des pénuries de médicaments matures, dont la production est freinée car elle n'est pas suffisamment bien rémunérée », analyse Laurence Cohen.

Nous constatons une envolée de la prise en charge des médicaments innovants accompagnée de baisse de prix des médicaments matures.

Spécialités impactées

Quelles sont les principales spécialités concernées par ces pénuries ? Ce sont avant tout des médicaments « commercialisés depuis longtemps », comme l'amoxicilline, par exemple, l'Augmentin, des antidiabétiques ou des antiépileptiques. Des spécialités hospitalières sont également concernées comme le Belatacept, anti-rejet des greffes de rein, ou le misoprostol, pilule abortive.

Selon l'ANSM, « les classes thérapeutiques les plus touchées sont le système cardiovasculaire (28 %), le système nerveux (21 %) et les anti-infectieux (14 %) ».

Ces pénuries de médicaments ont un impact certain sur la qualité de vie des patients. « Une étude portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon a montré une augmentation des récidives durant une pénurie, qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans », a notamment témoigné Catherine Simon de la fédération d'associations de patients France assos santé.

Mais la commission précise par ailleurs qu'il n'existe pas à l'heure actuelle d'évaluation d'ensemble des conséquences sanitaires et financières des pénuries de médicaments.

Manque de moyens de l’ANSM

Les mesures prises par le gouvernement pour endiguer ce phénomène ont-elles été couronnées de succès ? Non, regrette la commission. Depuis 2010, mais surtout 2016 avec la loi de modernisation de notre système de santé et 2019 grâce à la loi de transformation du système de santé, les ruptures de médicaments sont surveillées, et punies dans certains cas : établissement de plans de gestion des pénuries (PGP), déclaration des ruptures ou risques de ruptures par les exploitants de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) dès qu’ils en ont connaissance, constitution de stocks de sécurité fixés à deux mois de couverture des besoins pour l’ensemble des MITM.

« L'ANSM mène un travail très important, mais ses agents sont absorbés par la gestion des pénuries et n'ont pas suffisamment de moyens pour mener les contrôles en termes de fréquence et de régularité. Qui plus est les sanctions sont rares et pas très dissuasives », explique Laurence Cohen. « L’Agence n’a pris que huit décisions de sanctions financières entre 2018 et 2022, pour un montant total de 922 000 euros », peut-on lire dans ce rapport.

L’Agence n’a pris que huit décisions de sanctions financières entre 2018 et 2022, pour un montant total de 922 000 euros.

36 propositions

Pour remédier à cette situation catastrophique, la commission d'enquête a formulé 36 proportions dont les plus saillantes sont la mise en place d'un secrétariat général au médicament, pour coordonner les politiques sur le sujet, la relocalisation européenne des médicaments essentiels, le recrutement de professionnels de santé dans le comité économique des produits de santé (CEPS), la meilleure valorisation des médicaments matures, le renforcement des obligations des industriels, l'adaptation des lois de financement de la sécurité sociale aux enjeux de l'approvisionnement en médicaments.

« Nous allons poursuivre notre travail et nous avons pris rendez-vous avec les ministres de la santé et de l'industrie pour nous assurer que nos propositions seront suivies », a conclu Laurence Cohen.

 

Relocalisation, où en est-on ?

La pandémie de Covid 19 a joué un rôle d'électrochoc en matière de prise de conscience de la désindustrialisation de la France. Au plus fort de l'épidémie, tout manquait, à commencer par du paracétamol, des masques, mais aussi, parmi les produits anesthésiques, le curare. Dans ce contexte, un appel à projet en vue de la réindustrialisation sanitaire de la France, a été lancé en juin 2020. Intitulé "capacity building", ce programme a financé 51 projets pour un montant de 625 millions d'euros. Selon la direction générale de l'équipement, seulement 10% des projets financés sont achevés, et il est donc difficile d'en tirer un bilan. Néanmoins, sur cette initiative, là aussi la commission d'enquête est critique. Les données sur les projets financés et le montant des enveloppes allouées restent floues ; de nombreux projets concernent des dispositifs médicaux plutôt que des médicaments ; certains projets avaient peu à voir avec la relocalisation en tant que telle, comme l'installation de plateforme qualité ou la rénovation de systèmes informatiques.
« On peut donc légitimement s’interroger sur la finalité réelle de ces aides publiques, qui semblent avoir plutôt relevé d’un soutien à la compétitivité et à l’innovation des entreprises implantées en France, que d’un effort ciblé de financement de création de nouvelles capacités productives », conclut la mission d'enquêtes. 
Par ailleurs, dans le cadre du plan France 2030, le gouvernement a identifié une cinquantaine de médicaments essentiels, dont la moitié devra être délocalisée en France, d'ici cinq ans, a promis le ministère de l'Économie. Le ministère de la Santé a pour sa part identifié une liste de 450 médicaments, qui a fait l'objet de nombreuses critiques.

 

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