POINT DE VUE

Régimes alimentaires spécifiques : quelles conséquences sur le risque allergique ?

Nathalie Raffier

Auteurs et déclarations

12 juin 2023

Dre Ariane Nemni

Paris, France  Quelles sont les conséquences sur les allergies alimentaires de l’engouement suscité par les régimes végétariens ou végétaliens ? Que penser des régimes d’éviction basés uniquement sur les tests IgE spécifiques multi-allergéniques ? Interrogée par Medscape édition française à l’occasion d’un atelier au cours du 18e Congrès Francophone d’Allergologie (CFA) [1], la Dre Ariane Nemni, cheffe du service d’allergologie adulte-enfant au CHI Robert Ballanger (Aulnay-sous-Bois) et vice-présidente chargée de la communication de la Société Française d’Allergologie (SFA) fait le point.

La prévalence des maladies allergiques et en particulier des allergies alimentaires ne cesse d’augmenter. Ces dernières touchent environ 4 % des adultes et 6 à 8 % des enfants [2]. Quelle est la problématique aujourd’hui ?

Dre Ariane Nemni : La mondialisation de nos sociétés, la mode des régimes végétariens, végétaliens et végan nous confrontent à de nouvelles habitudes alimentaires, avec la consommation accrue des légumineuses dans nos pays. Les apports protéiques d’origine végétale prennent le pas sur les sources de protéines carnées. Nous constatons ainsi une augmentation, certes modérée mais bien réelle, des allergies aux légumineuses avec 30 % de patients allergiques à l’arachide atteints d’une allergie aux légumineuses.

En effet, le phénomène est principalement provoqué par la réaction croisée avec l’arachide [3], appartenant elle aussi à la famille des légumineuses (Fabaceae, ou Leguminosae). Les enfants allergiques à l’arachide peuvent donc, par le biais de la sensibilisation à d’autres légumineuses, rompre la tolérance vis-à-vis des petits pois, des lentilles, des pois chiches, des pois cassés, du soja, des haricots, des fèves ou encore du lupin, de plus en plus consommés sous forme transformée ou masquée. En résumé, l’augmentation des allergies aux légumineuses est en grande partie liée à la réactivité croisée avec l’arachide.

La mode des régimes végétariens, végétaliens et végan nous confrontent à de nouvelles habitudes alimentaires.

Le pois chiche, les petits pois sont donc devenus des pourvoyeurs d’allergie alimentaire par le biais de la sensibilisation à l’arachide ?

Dre Nemni : Les légumineuses sont des allergènes alimentaires importants, et sont responsables d’allergies IgE-médiées et en particulier d’anaphylaxies. Le risque allergique des protéines de pois en particulier a été mis en évidence dans de nombreuses études. L’utilisation des protéines issues des légumineuses par les industriels de l’agro-alimentaire s’est considérablement développée récemment, comme avec les farines de pois (Pisum sativum). Les protéines de pois commerciales, extraites du pois jaune sec dépelliculé et contenant plus de 80 % de protéines [2], sont utilisées pour leurs propriétés émulsifiantes et gélifiantes dans les viandes reconstituées (« viandes texturées »), boissons, pâtisseries, glaces, et pour d’autres applications comme substituts du gluten et des protéines animales. Deux allergènes majeurs, très résistants à la chaleur et aux enzymes digestives, de la famille des globulines 7S sont décrits (une viciline Pis s 1 et une conviciline Pis s 2) [2].

Le soja, très utilisé est aussi une légumineuse, à ne pas confondre avec les malnommées « pousses de soja » ou « soja germé » ou « soja vert », qui sont en réalité du haricot mungo. Une autre légumineuse, de la même famille que le haricot mungo, se voit de plus en plus dans nos assiettes : le haricot Niébé (haricot à œil noir,) consommé en grande quantité dans la communauté portugaise et en Afrique. La majorité des enfants allergiques aux légumineuses courantes sont sensibilisés à ce haricot à œil noir [4]. Une sensibilisation à surveiller.

Peut-on qualifier l’allergie aux légumineuses d’allergie émergente ?

Dre Nemni : De manière générale, ces réactivités croisées entre arachide et légumineuses sont en augmentation, mais sans pour autant constituer un raz-de-marée, et de toutes façons loin derrière l’allergie à l’arachide et aux fruits à coque. C’est néanmoins une allergie dont il faut se méfier, car nous en voyons de plus en plus dans nos consultations.

Il faut bien différencier en matière d’allergie alimentaire le phénomène de sensibilisation et celui de l’allergie. La sensibilisation est la production d’anticorps IgE, positivant les tests allergéniques mais sans déclencher l’allergie pour autant. La personne peut continuer à consommer l’aliment sans aucun souci car il est très bien toléré. Puis peut survenir la rupture de tolérance, le point de basculement, où la sensibilisation - qui a préparé le terrain - cède la place à la réaction allergique (ou un test positif lors de la réintroduction alimentaire en milieu hospitalier).

Par conséquent, la prévalence de la sensibilisation aux légumineuses est bien plus importante que celle des allergies. Un enfant, un individu allergique à l’arachide est, la plupart du temps, sensibilisé aux légumineuses et les tolère. Le déclenchement de l’allergie (la « rupture de tolérance »), plus fréquente chez l’enfant, sera parfois liée à la consommation de certaines légumineuses de manière ponctuelle et irrégulière. Alors que plus de deux tiers des enfants allergiques à l’arachide sont sensibilisés aux légumineuses, un tiers de ces enfants sont allergiques à au moins une autre légumineuse. Près de la moitié d’entre eux ont présenté des réactions anaphylactiques sévères, aux pois, lentilles et lupin principalement. L’exploration de la sensibilisation et de la tolérance ou non des différentes légumineuses chez les enfants allergiques à l’arachide doit être systématique.

L’exploration de la sensibilisation et de la tolérance ou non des différentes légumineuses chez les enfants allergiques à l’arachide doit être systématique.

 

Allergies croisées aux légumineuses : quelles données ?

Dre Nemni : Peu d’études sont disponibles concernant les allergies croisées entre légumineuses. Au 18e congrès de la Société française d’allergologie [5] a été présentée une étude rétrospective menée à Nancy entre 2017 et 2022. Parmi 195 enfants allergiques à l’arachide, 64 % étaient sensibilisés à au moins une autre légumineuse, dont le fenugrec dans près de 70 % des cas. 30 % des enfants allergiques à l’arachide étaient allergiques aux légumineuses, et 5 % d’entre eux étaient polyallergiques aux légumineuses (20 % de ceux sensibilisés aux lentilles, aux pois ou au lupin). Entre 2002 et 2019, 7 % des cas d’anaphylaxie répertoriés par le Réseau d’Allergo-Vigilance étaient dus à des légumineuses (soja : 37,5 % ; lupin : 36 % ; lentilles : 10,7 %).

L’anaphylaxie aux légumineuses était associée à une allergie à l’arachide dans 40 % des cas chez l’enfant (9 % des cas chez l’adulte), et à une allergie à une autre légumineuse (hors arachide dans 34,7 % des cas). Après l’arachide et les fruits à coque, l’European Anaphylaxis Registry [4] classe les légumineuses au 3e rang des allergènes végétaux pour la période 2007-2015.

Quelle est plus précisément la réalité du risque de réactivité croisée entre les allergènes des légumineuses et des pneumallergènes ?

Dre Nemni : Comme je l’ai déjà évoqué, la réactivité croisée par l’intermédiaire des pneumallergènes comme le pollen de bouleau se fait par le biais des protéines PR10 (Bet v 1), qui sont plus vulnérables à la chaleur et qui n’engendrent le plus souvent pas de réactions sévères, bien que cela soit possible. Une personne allergique aux pollens de bouleau et au soja (dont la protéine PR10 Gly m 4 est plus résistante que la plupart des PR10) pourra ainsi déclencher une réaction croisée avec l’arachide car celle-ci contient également une PR10 (Ara h 8) mais aussi avec certains fruits à coque comme la noisette (Cor a1) ou l’amande ou encore avec certains fruits à noyaux comme la pomme ou la pêche.  

Une personne allergique aux pollens de bouleau et au soja pourra ainsi déclencher une réaction croisée avec l’arachide.

La directive européenne (UE/1169) a rendu obligatoire la déclaration de trois légumineuses : arachide, soja et lupin. A vous écouter, la liste des 14 allergènes à déclaration obligatoire semble aujourd’hui caduque ?

Dre Nemni : Il faudrait en effet ajouter d’autres allergènes, comme le lait de chèvre et de brebis, mais aussi la farine de pois. Le concentré de protéine de pois peut induire une rupture de tolérance chez une personne sensibilisée, par exemple à l’arachide, et même provoquer une réaction allergique sévère. Un grand nombre d’allergologues et la Société Française d’Allergologie travaillent à faire évoluer cette liste. Il faut savoir que tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne, avec une liste américaine comportant 9 allergènes contre 12 pour la canadienne. Par ailleurs, l’exposition aux épices et aux graines est en augmentation dans nos régions [6].

Leurs sources sont multiples et parfois cachées (aliments, boissons alcoolisées, cosmétiques, médicaments, nourriture pour animaux, dentifrices…). Toutefois, cela reste des causes rares d’allergie alimentaire. La sensibilisation se fait par ingestion, par inhalation (des graines ou épices, surtout dans les métiers à risque, ou des pollens d’armoise et de bouleau contenant des protéines homologues aux épices), voire par contact cutanéo-muqueux. Si le sésame et la moutarde sont les graines et épices allergisantes les plus impliquées (incluses d’ailleurs dans la liste des 14 allergènes à étiquetage obligatoire), d’autres allergènes sont émergents, comme les graines de sarrasin ou de tournesol, d’où l’importance de compléter cette liste [5].

Il faudrait en effet ajouter d’autres allergènes, comme le lait de chèvre et de brebis, mais aussi la farine de pois.

En quoi les tests incluant plusieurs trophallergènes peuvent-ils aider les praticiens ?

Dre Nemni : Je profite de cet entretien pour répéter que ces tests IgE spécifiques multi-allergéniques de l’allergie respiratoire (pneumallergènes) et/ou alimentaire (trophallergènes), ne nous donnent que l’image de la sensibilisation, et non celle de l’allergie. J’insiste sur le fait que trop de régimes alimentaires d’exclusion chez l’enfant sont prescrits et/ou suivis suite aux résultats de ces tests. Non seulement c’est inutile, impliquant un impact important sur la qualité de vie de l’enfant et de sa famille, mais c’est dangereux car le fait d’écarter certains aliments l’expose à un risque accru d’allergies ultérieures à ces mêmes aliments (œufs, arachide, fruits à coques, lait de vache, par exemple).

Les régimes restrictifs, sur la simple base de ces tests, peuvent amener au contraire à la rupture de tolérance, à l’allergie. Cette attitude est contre-productive, et en tant qu’allergologues, nous sommes obligés ensuite de réintroduire l’aliment en milieu hospitalier, du fait du risque important de réaction allergique sévère possible.

De manière générale, il faut bannir les régimes d’éviction pour les aliments bien supportés, justifiés seulement lorsque ceux-ci sont à l’origine de réactions allergiques IgE-médiées donc immédiates (urticaire, angioœdème, toux, crise d’asthme, rhino-conjonctivite, syndrome oral, douleurs abdominales avec vomissements rapprochés principalement) maximum 2 h après un repas, la plupart du temps dans la première demi-heure.

 

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