Menstruations : un tabou d’hier à aujourd’hui ?

Alejandra Anahí Martínez Delgado

Auteurs et déclarations

24 mai 2023

Bien qu’elles constituent un processus physiologique naturel, les menstruations sont encore perçues de façon péjorative dans de nombreuses cultures. Objet de crainte, de dégout ou de honte, les règles s’accompagnent de mythes et de rituels qui ont contribué à la discrimination envers les femmes tout au long de l’Histoire. [1,2,3,4]

Les aspects anthropologiques et culturels du sang menstruel sont complexes et varient selon les siècles, les coutumes et les religions. Voici un tour d’horizon de certaines pratiques et croyances populaires entourant les règles à travers le monde, d’hier à aujourd’hui.

L’ « impureté » des menstruations dans l’Antiquité

Les menstruations ont longtemps été à la fois un élément de fascination et de crainte, un phénomène considéré comme dangereux mais aussi puissant, et revêtant une connotation dichotomique par-delà ses évolutions. Hippocrate, le « Père de la Médecine » les associait à un déchet potentiellement toxique pour les autres organes qui devait être expulsé afin de tempérer le corps considéré comme « trop chaud » des femmes.

Dans la Rome antique, le sang menstruel était lié au destin et était perçu comme une puissance nocive à laquelle on attribuait des pouvoirs maléfiques. Pline l’Ancien, naturaliste romain du Iᵉʳ siècle, est l’un des premiers « sages » à avoir mis l’accent sur la « dangerosité » des menstruations dans son ouvrage Histoire Naturelle . Selon lui, le contact avec le sang cataménial avait une incidence néfaste d’abord sur l’environnement ― il ruinait les récoltes, séchait les graines, laissait tomber les fruits ― mais aussi sur les animaux ― il rendait fous les chiens qui pouvaient alors transmettre un poison s’ils mordaient quelqu’un.

Dans l’Inde antique (VIe siècle av. J.-C.), les femmes devaient s’imprégner de boue avec du fumier et plonger leurs corps environ cent fois dans une rivière pour en obtenir la purification.

L’exil menstruel, de l’antiquité à nos jours

Les idées selon lesquelles les hommes étaient également menacés, voire condamnés par le sang menstruel, étaient courantes. Dans les livres religieux, tels que le Coran ou la Bible, « l’impureté » des femmes leur interdisait l’entrée dans les temples durant leurs règles. L’exclusion ne se limitait pas aux espaces sacrés : les Perses isolaient les femmes pendant quatre jours dans des endroits dédiés, à l’extérieur du domicile familial.

L’accès à la cuisine ou le partage de nourriture avec le reste de la famille constituaient des interdictions qui n’ont malheureusement pas été complètement éradiquées. En effet, au Népal, bien qu’il soit désormais interdit, le chaupadi est encore pratiqué dans certaines zones rurales. Il s’agit d’une tradition religieuse d’origine hindouiste qui consiste à procéder à un exil menstruel forcé des femmes, à savoir les exclure de la société et de leur famille durant la période de leurs menstruations. Leur sang étant considéré comme un péché, impur, les filles et femmes indisposées sont bannies de leurs foyers et de la société et se retrouvent isolées dans des abris de fortune, appelés les goths, situés à vingt mètres du domicile familial, sans confort, devant faire face aux températures parfois glaciales et aux attaques des animaux.

Cette tradition est fortement ancrée dans les mœurs. Celles qui ne respectent pas cet exil social forcé déclencheraient la colère des dieux hindous et le malheur pourrait s'abattre alors sur leur famille : les fruits qu’elles touchent pourriront, la maladie contaminera leur famille et le bétail périra.

Cette pratique n’est évidemment pas sans risque ; dans de telles conditions, les accidents sont courants et les décès ne sont pas rares. En 2017, une adolescente de Dailekh est décédée à la suite d’une morsure de serpent pendant son isolement.

Rencontre avec des filles et des femmes au Népal pour parler des menstruations et éliminer la pratique du chaupadi (Lindseymaya. Wikimedia Commons)

 

Face aux préjugés et aux considérations d’impureté, les rituels de purification ont longtemps été une pratique courante dans différentes cultures. Par exemple, le Talmud juif (II-IVe siècle ap. J.-C.) préconisait la séparation physique des hommes et des femmes. Celles-ci étaient soumises à l’immersion de « mikve » (bain rituel) à visée purificatrice, durant toute la phase de l’écoulement sanguin menstruel jusqu’à sept jours après. Cette pratique existe toujours dans certaines familles juives orthodoxes.

L’école de Salerne et les pionnières de la gynécologie

Les préjugés autour du sang menstruel qui ont longtemps perduré pourraient s’expliquer par l’absence de femmes dans les anciennes écoles de médecine. L’école de Salerne, qui a émergé au IXe siècle en Italie, a constitué un tournant important. Elle a été la première école médiévale de médecine à avoir accepté des femmes. C’est là que se sont distingués des étudiants et des étudiantes qui ont remis en question les croyances de l’époque, notamment sur les menstruations. Ils ont fourni des informations précieuses sur la santé gynécologique. C’est le cas de Trotula (ou Trota) de Salerne, considérée aujourd’hui comme la première gynécologue dont les écrits demeurent.

Illustration probable de Trotula de Salerne (Wellcome Collection. Domaine public)

Trotula a rédigé ce qui allait devenir un classique de la médecine de Salerne au XIIe siècle : Passionibus mulierum curandarum , le premier manuscrit en rapport avec l’étude de l’obstétrique et la gynécologie en Europe. Il aborde les principaux questionnements et soins autour de la grossesse, du développement embryonnaire et de l’avortement, entre autres sujets liés à la santé des femmes.

Trotula se réfère aux menstruations d’un point de vue totalement opposé aux anciens penseurs qui les dépeignent comme une théorie fataliste, impure et sale, attirant le malheur. Sensibilisée par la souffrance féminine associée à la honte et aux problématiques liés aux parties intimes, elle dépeint dans ses œuvres les menstruations comme un processus permettant la fertilité, associé au terme « fleurs », rapprochant ainsi l’idée de plantation, métaphore d’un terreau fertile permettant de donner naissance aux fruits, et donc à la vie.

Les menstruations dans les manuscrits médicaux ancestraux

En parallèle des travaux de Trotula, d’autres manuscrits médicaux ont vu le jour, traitant les menstruations sous un angle moins négatif, avec une vision davantage axée sur la santé des femmes. Parmi les plus anciens, se trouve le papyrus gynécologique Kahun, issu de l’Égypte ancienne daté d’environ 1800 av. J.-C. Dans cet écrit, les menstruations changent de paradigme et sont considérées comme un temps dédié aux femmes, à la purification, sans que celle-ci ne soit empreinte d’isolement ni d’exil.[2]

Cette théorie est également retrouvée au sein de la médecine orientale puisqu’elle figure dans les écrits du Dongui Bogam « 동의보감 », connu sous le nom de « bible coréenne de la médecine orientale traditionnelle » publiée en 1613. Celle-ci a été élaborée sur ordre du roi Seonjo par des médecins royaux, sous l’égide du Dr Heo Jun (1537-1615), qui a dirigé cette grande encyclopédie du savoir médical afin de faciliter le transfert de connaissance à toutes les classes sociales. Parmi les différentes sections colligées, se trouve celle de la gynécologie, où en parallèle des conseils sur le déroulement de la grossesse et des remèdes à base de plantes pour réguler les menstruations y sont détaillés. Le Dongui Bogam examine les divers maux liés au cycle menstruel. À cet égard, il observe de façon précise les éléments suivants : fréquence et durée du cycle menstruel, abondance du flux, couleur, odeur des sécrétions vaginales, intensité de la douleur, changement physiologique éventuel avant et après les règles. Selon cette bible coréenne, les saignements peuvent être jugulés par des préoccupations émotionnelles, des carences Yang dans les vaisseaux utérins, un blocage de l’utérus ou une faiblesse de l’estomac...

Sang menstruel et symboles d’autonomisation

Dans d’autres civilisations, le sang était perçu comme un élément porteur d’un symbolisme de pouvoir. Il était impliqué dans des rituels d’initiation ou des démonstrations hégémoniques. Par exemple, les Huns, les Hongrois et les Scythes réalisaient des coupes et mélangeaient les sangs afin de renforcer leurs alliances.

Dans certaines cultures, les menstruations étaient considérées comme un élément d’autonomisation des femmes, voire un acte de célébration. Dans la tribu Mbuti, dans l’actuelle République démocratique du Congo, on organisait des cérémonies de célébration des premières règles des adolescentes au sein d’une hutte menstruelle. Cette première hémorragie était célébrée avec les femmes de la communauté et représentait une bénédiction.

Certaines études anthropologiques ont établi un lien entre la période menstruelle et les pratiques de chasse ; les menstruations représentaient alors un élément dont dépendait le succès de la chasse. Selon les recherches du Dr Knight, anthropologue évolutionniste du XXe siècle, le lien entre le sang et la femme représentait une nuisance pour la réussite de la chasse dans certaines sociétés traditionnelles.[4] De ce fait, les femmes se rassemblaient à l’écart des hommes autour du cycle lunaire, période au cours de laquelle l’activité sexuelle était restreinte (temps coïncidant avec la période menstruelle). Au terme de cette séparation, le temps de chasse était rétabli et l’organisation sociale consistait en la distribution de viande considérée comme obtenue par les femmes.

Bien que le pouvoir supposément négatif des menstruations soit principalement lié aux interprétations de sociétés patriarcales anciennes, on retrouve au XXe siècle des théories selon lesquelles le sang menstruel pouvait être toxique. Des articles scientifiques avaient par exemple rapporté la présence de toxines dans le sang menstruel. Des études avec des échantillons contaminés testés sur des rats auraient montré que le flux menstruel était fortement toxique, leur occasionnant des lésions vasculaires. Ces théories relevant de présuppositions scientifiques peu étayées, ont disparu lorsque les données sur l’ovulation et les changements physiologiques dans l’endomètre ont été mises en évidence.

Avoir ses règles aujourd’hui

Malgré les avancées scientifiques et culturelles, l’évocation des règles reste un tabou dans de nombreuses sociétés. [1]  Aujourd’hui, on évite encore de prononcer le mot « menstruation », que ce soit en public ou en privé ; des centaines d’euphémismes sont encore utilisés dans toutes les langues pour éviter de le citer directement. Beaucoup d'adolescentes se trouvent encore gênées de porter une serviette hygiénique ou craignent de trouver une tache sur leurs vêtements...

Le sentiment de honte qui persiste autour de l’acceptation des menstruations a un impact en termes de santé publique. En effet, Les coûts des serviettes hygiéniques ou des tampons sont parfois élevés et des conditions dignes ne sont pas toujours garanties. L’accès à l’hygiène menstruelle, à l’eau, à l’éducation et à l’information constituent des droits humains. En 2022, l’OMS en appelait à mieux considérer la santé menstruelle.

Dans de nombreux pays, des adolescentes préfèrent ne pas aller à l’école lorsqu’elles sont indisposées. Par exemple au Mexique, pays dans lequel il est courant d’observer des toilettes ne possédant ni eau ni savon, le collectif « Menstruacion Digna » (composé de plus de 30 associations) vise à éliminer le tabou vis-à-vis des règles qui imprègne la société mexicaine. Les résultats d’études menées par cet organisme mettent en lumière des conclusions accablantes : 42% des adolescentes déclarent avoir manqué l’école pendant leurs règles. Cet absentéisme est dû à la peur de l’intimidation et à l’inconfort de ne pas avoir de toilettes ou de l’eau leur permettant de rester propres. Enfin, seulement 16% des filles et des adolescentes ont des connaissances précises sur les menstruations. C’est pourquoi de nombreuses campagnes d’informations ont vu le jour, et en janvier 2021, une loi interdisant de taxer les produits d’hygiène intime est entrée en vigueur au Mexique.

Conclusion

Si les règles sont relativement désormais bien acceptées dans les sociétés occidentales, certains préjugés et spéculations persistent. C’est pourquoi il est important d’éduquer les gens sur le sujet afin de démystifier les menstruations et de rappeler qu’elles constituent un processus physiologique normal, qui impliquent des changements hormonaux lié à l’absence d’ovulation et au renouvellement de l’endomètre. Par le biais de l’enseignement à l’école et des campagnes d’information, il sera certainement possible d’éradiquer les préjugés et de réaliser des avancées significatives.

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