« Le beau commence comme la terreur », écrivait le poète Rainer Maria Rilke. Certaines personnes peuvent en effet présenter des troubles très marqués à la vue d'une oeuvre d'art… jusqu’à s’effondrer.
Comme on tombe amoureux...
Ce phénomène étrange connu sous le nom de syndrome de Stendhal, a été identifié et décrit par la psychiatre et psychanalyste italienne Graziella Magherini dans les années 80’. Responsable pendant de nombreuses années du service de psychiatrie de l'hôpital Santa Maria Nuova dans le centre historique de Florence, la Dre Magherini rencontre régulièrement des touristes profondément affectés par les peintures et l'architecture. Certains sont victimes de crises psychosomatiques qui lui rappellent un passage du livre « Rome, Naples et Florence » de Marie-Henri Beyle, alias Stendhal. L’écrivain y raconte comment il a « perdu la tête » dans la plus somptueuse des églises florentines, comme s'il était tombé soudainement amoureux :
« J'étais déjà dans une sorte d'extase par l'idée d'être à Florence, dans le voisinage des grands hommes [NdT : Machiavel, Michel-Ange et Galilée] dont je venais de voir les tombeaux... Les Sybilles du Volterrano [NdT : La peinture de la coupole de la Chapelle Niccolini, montrant la Vierge Marie couronnée, avec quatre sybilles] m'ont peut-être donné le plus vif plaisir que la peinture m'ait jamais fait... J'étais mort de fatigue, j'avais les pieds enflés et douloureux dans mes chaussures étroites, mais devant ce tableau, j'ai oublié tous mes maux... J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
Inspirée par ce témoignage, Magherini décide, en 1979, de baptiser ces crises de « syndrome de Stendhal » [également appelé syndrome de Florence]. Elle décrira plus tard 106 cas dans le livre « La Sindrome di Stendhal » publié en 1989.
Profil des « patients »
Dans son ouvrage, la psychiatre esquisse le profil des patients : généralement âgés entre 26 et 40 ans, un peu plus souvent des hommes que des femmes, ayant bénéficié d'une bonne formation scolaire (éventuellement aussi classique ou religieuse), ils ont tracé leur itinéraire de voyage en fonction de leur intérêt pour les arts. Plus de la moitié d'entre eux avaient déjà suivi un traitement psychologique auparavant. Ils viennent tous de l'étranger, notamment des États-Unis ou de régions européennes situées au nord des Alpes, où les œuvres artistiques anciennes sont plus rares. Si les Japonais gardent généralement la tête froide, c'est probablement lié au fait qu'ils voyagent habituellement en groupe ; les personnes voyageant seules et sans guide sont plus « vulnérables ». Les natifs de la région semblent « immunisés », probablement parce qu'ils baignent littéralement dans cette aura artistique depuis leur enfance.
Graziella Magherini regroupe les symptômes en trois catégories :
- des crises de panique avec tachycardie, vertiges, hypertension artérielle, évanouissements, douleurs abdominales et crampes,
- des troubles affectifs : état dépressif accompagné de pleurs, de troubles du sommeil, de mal du pays ou, à l'inverse, euphorie et surestimation de soi,
- des troubles de la conscience : perte de repères, idées délirantes, sentiments de culpabilité, et angoisses de persécution, voire hallucinations et psychose.
Bouleversés par la splendeur
Un des cas décrits par la Dre Magherini, est celui de Inge, professeure d'italien originaire de Scandinavie. Malheureuse en mariage, son voyage à Florence est le premier qu'elle fait depuis des années. Elle se sent coupable d'avoir laissé son père seul, alors qu'il a besoin de soins. Dès son arrivée, elle a l'impression de ne pas être à sa place. Devant un tableau représentant la Cène, elle se met à ressentir des palpitations, à voir des éclairs de lumière puis à se prendre pour une des femmes qui portent une corbeille de fruits à la table de Jésus. Sa paranoïa aiguë s'aggrave au point que son état nécessite des soins médicaux.
Un autre cas, celui de Kamil, étudiant à l'Académie des Beaux-Arts de Prague : après plusieurs jours de voyage, il se sent pris d'un malaise dans une église, il a peur de s'évanouir ou d'étouffer. Il se précipite à l'extérieur et s'allonge sur un escalier. Il pense alors perdre son identité et se désintégrer. Il faudra une thérapie de plusieurs mois pour le faire revenir à un état normal.
Selon Magherini, de telles attaques constituent des crises violentes de sensibilité artistique et esthétique. Ce type de crise peut assaillir les esprits sensibles, qui se laissent aller à une forme de dialogue avec une œuvre. Surpris, voire bouleversés par sa splendeur, sa préciosité et sa signification, ils la perçoivent d'une manière extraordinairement vivante.
Heureusement, les palpitations, visions et vertiges induits par le syndrome de Stendhal disparaissent généralement spontanément en quelques heures. Une conversation de clarification suffit souvent, rapporte Margherini, qui recommande également « de se reposer, de parler avec des compatriotes, et de rentrer rapidement chez soi. » Une psychothérapie ou des psychotropes peuvent être utiles lorsque les symptômes sont plus graves ou ne régressent pas spontanément, mais il est rare qu'un trouble psychiatrique majeur se développe.
Une surdose d’œuvres et d’émotions
Ce que l'on pourrait appeler « l'hyperculturalisme » exercerait un effet amplificateur sur le syndrome de Stendhal. On retrouve à Florence des dizaines de musées, des centaines de tours et de palais, et près de 150 églises et monastères, regorgeant tous d'œuvres d'artistes talentueux comme Giotto, Botticelli, Michel-Ange ou Raphaël. La demande d'inscription de la ville au patrimoine mondial de l'UNESCO en 1982 affirmait d’ailleurs que « toute justification à ce sujet [était] ridicule et insolente », car c'est ici que se trouve « la plus grande accumulation d'œuvres d'art universellement connues. » Florence est sans conteste considérée comme l'une des plus belles villes du monde.
Les touristes parcourant en peu de temps des centaines de chefs-d'œuvre subiraient ainsi une « surdose d'émotions », et seraient incapables d'intégrer d’un coup une telle « somme » d'impressions.
La Renaissance invite à l'identification
L'art de la Renaissance est un mouvement artistique qui interpelle tout le monde, même les profanes, et qui invite à l'identification, estime Magherini. C'est pourquoi une exaltation semblable à celle ressentie par Stendhal s'observe le plus souvent à Florence. La psychiatre indique n’avoir encore jamais rencontré des personnes qui auraient été profondément touchées par l'art conceptuel. Celui-ci serait moins brut, en ce sens que son message se révèle rarement spontanément, mais plutôt par l'entremise d'une réflexion rationnelle.
Ceci dit, la Renaissance italienne n'est pas toujours gaie : des éléments angoissants peuvent être insérés subtilement au sein de son harmonie, comme dans certaines œuvres de Botticelli (Le Printemps, ou la Naissance de Vénus par Zéphyr, le détestable dieu du vent qui s'en prend à une nymphe).
Une des premières évaluations psychologiques de la sensation artistique en tant que « force perturbatrice » a été décrite par Sigmund Freud. En 1936, il témoigne lui-même de troubles de la mémoire et de sentiments de culpabilité lors de l'ascension de l'Acropole à Athènes.
Selon l'interprétation psychanalytique de Magherini, le syndrome de Stendhal prend sa source dans la résurgence d'émotions ou de conflits inconscients devant une œuvre d'art. De même, un traumatisme refoulé peut remonter à la surface, le spectateur retrouvant dans le langage pictural ce qui le bouleverse. La réalité s’efface et la vie psychique emplie de sentiments mal contrôlés prend le dessus, avec un échec de la transformation libératrice en symboles ou en pensées.
L'hypothèse du rôle des neurones miroirs
Des neurobiologistes ont eux aussi proposé des théories sur la manière dont les stimuli esthétiques génèrent des affects. Un historien de l'art et un neurologue postulent dans une publication commune que les neurones miroirs sont indispensables à la compréhension d'autres personnes, c’est-à-dire à la cognition sociale : celui qui est témoin de l'action d'une personne ou du danger qui le menace voit s'activer les mêmes zones cérébrales que s'il agissait lui-même ou s'il se trouvait dans une situation identique.
Peu importe que l'observation soit réelle ou qu'elle se déroule uniquement sur une peinture : il se pourrait que des neurones miroirs émotionnels déclenchent alors un sentiment empathique. Cette empathie ne proviendrait pas d'une pensée conceptuelle, mais d'une compréhension immédiate et phylogénétiquement plus ancienne. Il n'est pas exclu que de telles cellules nerveuses puissent fonctionner de manière particulièrement intense chez certaines personnes sensibles à l'art et déclencher ainsi un syndrome de Stendhal.
De nombreux diagnostics différentiels
Si elles ne contestent pas l'existence du syndrome de Stendhal, certaines critiques l'interprètent comme une simple névrose et reprochent à l'éponyme d'avoir mélangé des symptômes psychopathologiques avec des observations anecdotiques. Les médecins du voyage sont certes plus enclins à prendre ce trouble au sérieux, mais il n'est pas pour autant reconnu comme une pathologie à part entière.
Graziella Magherini ne le conteste pas, admettant qu'elle n'a pas fait de découverte diagnostique ou thérapeutique. « Il s'agissait pour moi d'attirer l'attention sur la signification psychanalytique du voyage ». Elle a même poursuivi cette piste dans son livre « Je suis tombé amoureux d'une statue. Au-delà du syndrome de Stendhal », où elle se penche sur l’effet que peut avoir le célèbre David de Michel-Ange sur l'équilibre mental de ses admirateurs.
De nombreux autres facteurs pourraient expliquer un syndrome de Stendhal. Souvent, le voyageur a économisé pendant des années pour pouvoir se rendre à Florence. Il s'est informé au préalable sur chaque détail des fabuleux trésors artistiques et ses attentes sont très élevées. Sur place, il peut se retrouver encerclé dans une foule (plus de 4 millions de personnes visitent la ville chaque année), sous 40 degrés à l'ombre, en plein décalage horaire et/ou avec un sommeil perturbé par les conditions de voyage... Il doit parfois faire la queue des heures, déshydraté, en hypoglycémie, et peut-être avec une diarrhée du voyageur… Pour finalement débarquer dans l'air vicié de la Galerie des Offices, en pleine explosion de claustrophobie… Tout voyage entraine peu ou prou un état d'urgence psychique puisqu’il constitue un déracinement de l'environnement familier.
« Tous ces facteurs peuvent certainement jouer un rôle », reconnaît Magherini, « mais l'essentiel est ailleurs : l'art parvient à nous faire ressentir quelque chose que nous n'avons jamais exprimé et que nous ne connaissions même pas ».
D'autres villes, d’autres syndromes
Des phénomènes similaires s'observent dans d'autres attractions touristiques. Ainsi, le syndrome de Jérusalem touche les pèlerins qui ont l'illusion d’être eux-mêmes un saint de la Bible, Jésus, Marie, voire Dieu en personne. Le syndrome de Paris affecte les voyageurs (en particulier japonais) qui se retrouvent plongés dans la monstruosité d'une grande ville alors qu'ils s'attendaient à être bercés par l'amour et le romantisme. Le syndrome de Venise concerne les étrangers qui se suicident dans la cité lagunaire, apparemment inspirés par le roman « Mort à Venise » de Thomas Mann.
L'Italie est depuis longtemps l’objet d’un engouement pour les voyageurs en quête de découvertes. Depuis le roman « A Sentimental Journey Through France and Italy » de Laurence Sterne, paru en 1768, de nombreux intellectuels ont parcouru la péninsule. Le « Voyage italien » de Goethe est légendaire, mais c’est à Rome que le poète vivra une expérience semblable à celle de Stendhal : « Ailleurs, il faut chercher ce qui est important, ici nous en sommes submergés ». Sur le chemin du retour, il consacre seulement quelques journées à Florence, et indique de manière prosaïque « avoir presque tout vu de ce que Florence contient en matière d'art »…
Source: Dreamstime
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Citer cet article: Le syndrome de Stendhal ou quand la beauté submerge - Medscape - 14 avr 2023.
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