POINT DE VUE

Vaccin contre le fentanyl : le point de vue du Pr Benjamin Rolland, psychiatre et addictologue

Vincent Richeux

Auteurs et déclarations

22 mars 2023

Pr Benjamin Rolland

Lyon, France — Alors que les Etats-Unis sont confrontés à une hausse alarmante des overdoses aux opioïdes, liées en majorité à la consommation de fentanyl, l’annonce d’un essai clinique visant à évaluer un vaccin contre le fentanyl apporte une lueur d’espoir. S’agit-il pour autant d’une bonne approche pour lutter contre ce type d’addiction ? Nous avons demandé l’avis au Pr Benjamin Rolland (Service universitaire d’addictologie de Lyon, CH le Vinatier, Bron), psychiatre et addictologue, qui a évoqué pour l’occasion la prise en charge des dépendances aux opiacés en France.

Fentanyl : 50 à 100 fois plus puissant que la morphine

« One pill can kill », une seule pilule peut tuer, tel est le slogan choisi par la Drug Enforcement Administration (DEA), l’agence anti-drogue américaine pour sensibiliser le grand public et en particulier les plus jeunes sur les risques à acheter des médicaments sur les réseaux sociaux. En cause : la multiplication des overdoses d’adolescents et de jeunes adultes par fentanyl, un opioïde de synthèse dissimulé dans des pilules de contrefaçon, souvent présentées comme des antidouleurs à base d’oxycodone.

La situation prend ainsi une tournure toujours plus alarmante aux Etats-Unis, confrontés depuis plus de dix ans à une grave crise des opioïdes. En 2021, 107 600 américains sont décédés d’une overdose, dont 70% sont attribuées au fentanyl. Un record. Chez les adolescents, les overdoses ont plus que doublé en deux ans, en raison essentiellement de la diffusion de médicaments contrefaits.

Pour rappel, le fentanyl est un antalgique 50 à 100 fois plus puissant que la morphine, qui reste réservé à certains malades du cancer. Longtemps prescris à tort par les médecins américains, notamment pour soulager des douleurs dorsales, cet opioïde est à l’origine d’une grave épidémie d’addiction et est devenu en quelques années une drogue de rue bon marché et très abondante Outre-Atlantique.

Dans ce contexte, l’annonce par l’université d’Houston, aux Etats-Unis, d’un essai clinique à venir pour tester un vaccin contre le fentanyl apporte une lueur d’espoir. Le vaccin, qui contient un antigène du fentanyl, a déjà été testé avec succès sur l’animal [1]. En se fixant à l’opiacé, les anticorps formés empêchent la molécule de passer la barrière hématoencéphalique et de pénétrer dans le cerveau. 

L’essai a été mené sur une soixantaine de rats qui ont été vaccinés avec trois doses successives avant de recevoir une injection de fentanyl à la 20ème semaine. Chez les rats vaccinés, l’injection ne s’est pas accompagnée des effets euphoriques habituellement constatés avec la drogue. Les effets antinociceptifs, comportementaux et physiologiques étaient également réduits. 

Selon le Pr Rolland, coordinateur en chef du Centre ressource lyonnais des addictions médicamenteuses (CERLAM), il convient de rester prudent face à cette annonce. En France, où les cas d’addiction au fentanyl sont plus rares, mais non négligeables, la priorité dans la prise en charge des dépendances aux opioïdes est avant tout de rendre les nouveaux traitements de substitution plus accessibles, estime-t-il.

Medscape édition française : En tant que spécialiste de l’addiction, que pensez-vous de cette perspective de vaccin contre le fentanyl ? Est-ce, selon vous, une option prometteuse ?

L’idée d’un vaccin pour traiter les addictions n’est pas nouvelle. Depuis des années, on nous parle de vaccin contre la nicotine ou contre la cocaïne. Le principe est le même que pour celui visant le fentanyl : les anticorps se conjuguent avec les molécules et empêchent celles-ci d’atteindre le cerveau. Au final, les résultats des essais cliniques menés avec ces vaccins ne semblent pas si concluants. L’effet est notamment limité dans le temps pour le vaccin contre la cocaïne.

Si toute option est bonne à évaluer, je n’en reste pas moins dubitatif sur l’intérêt des vaccins visant les opioïdes et donc sur ce vaccin contre le fentanyl. Une personne dépendante peut avoir envie de prendre un autre opioïde, comme le tramadol ou l’héroïne, contre lequel le vaccin n’est pas efficace. Il n’est même pas assuré que l’effet se maintienne contre les dérivés du fentanyl, comme le sufentanil ou le carfentanil, qui sont plus puissants encore que le fentanyl. Le risque est également d’encourager à prendre des doses plus fortes du produit.

Il faut voir les résultats des études à venir, notamment sur le risque de se rabattre sur d’autres substances. Pour l’instant, je reste prudent.

Même si toute option est bonne à évaluer, je reste dubitatif sur l’intérêt des vaccins visant les opioïdes et donc sur ce vaccin contre le fentanyl.

Si les résultats sont positifs, comment intégrer cette approche dans la prise en charge globale de l’addiction au fentanyl ?

Pr Rolland : A mon avis, une stratégie s’appuyant sur le vaccin seul n’a pas de sens. Une injection va inévitablement provoquer une sensation de manque. Il faudrait donc y associer un traitement de substitution, comme la méthadone ou la buprénorphine. Cette association pourrait aider à arrêter de prendre le fentanyl, mais encore une fois, on n’empêchera pas ainsi la personne de se rabattre sur un autre opioïde si elle en a envie. 

Un accompagnement individualisé est fondamental. L’addiction aux opioïdes et en particulier à l’héroïne touche essentiellement des populations marginalisées. Les problèmes d’insertion et les troubles psychiatriques sont fréquents. Les traitements de substitution sont indispensables pour se libérer de l’addiction, mais ils ne sont pas suffisants à eux-seuls. Il faut rappeler que l’objectif est avant tout de permettre la réinsertion de ces personnes.

Une fois la stabilité obtenue avec ces traitements, un accompagnement et une prise en charge psycho-sociale adaptée peuvent aider à reprendre une activité professionnelle, à retrouver une vie sociale, une vie de famille. L’arrivée de ces traitements de substitution ont révolutionné la prise en charge et le pronostic global des personnes dépendantes aux opioïdes. En quelques décennies, leur espérance de vie s’est rapprochée de celle de la population générale.

Les traitements de substitution sont indispensables pour se libérer de l’addiction, mais ils ne sont pas suffisants à eux-seuls.

Quelle est la situation concernant la dépendance au fentanyl en France ?

Pr Rolland : En France, la situation n’est pas la même qu’aux Etats-Unis. L’utilisation du fentanyl de manière détournée et illicite y est rare, alors qu’aux Etats-Unis, la vente de fentanyl comme drogue de rue a supplanté celle de l’héroïne. 

En revanche, en France, beaucoup de patients ont une addiction au fentanyl en raison d’un mauvais usage du médicament, indiqué dans la prise en charge de douleurs chroniques, surtout d’origine cancéreuse. Les abus concernent essentiellement des patients avec des pathologies non cancéreuses. Ce sont souvent les médecins qui leur prescrivent le fentanyl hors indication, certainement sans avoir conscience du potentiel addictif de cette molécule. Surtout lorsque le médicament se présente sous forme de sucette (Actiq®), ce qui le rend extrêmement addictif. Des patients avec un usage problématique peuvent ainsi consommer 20 à 40 sucettes de fentanyl par jour. 

Le risque d’overdose est réel. De plus, la naloxone qui est utilisée comme antidote en cas de surdose d’opioïde, fonctionne moins bien avec le fentanyl. Il faut donc savoir repérer une overdose de fentanyl qui nécessite une injection plus importante de naloxone, comparativement à une overdose d’héroïne.

Quels sont les profils des patients concernés pris en charge dans votre centre ?

Pr Rolland : A l’hôpital Édouard Herriot de Lyon, le CERLAM est spécialisé dans la prise en charge des addictions aux médicaments, qui sont loin d’être rares. Les principales classes de médicaments impliquées sont les benzodiazépines, les opioïdes et les gabapentinoïdes, comme la prégabaline (Lyrica®) [utilisée dans le traitement des douleurs neuropathiques]. 

Concernant les opioïdes, on trouve essentiellement des dépendances à la morphine, au tramadol, au fentanyl et à la codéine. Les dépendances au fentanyl ne sont pas majoritaires, mais elles représentent une part non négligeable. Dans la plupart des cas, les opioïdes ont été prescris hors indication. Les patients ont développé une dépendance après une hausse des doses, consécutive à une accoutumance et à une perte d’effet sur les douleurs à long terme. Certains perdent le contrôle de leur consommation et se retrouvent alors confrontés au manque, à la déstabilisation. Marginalisation, perte d’emploi, divorce… les trajectoires sont parfois similaires à celle des usagers d’héroïne. Petit à petit, le produit prend toute la place dans leur vie.

Dans la plupart des cas, les opioïdes ont été prescris hors indication.

En dehors de ce vaccin, quelles évolutions attendez-vous dans la prise en charge de ces dépendances ?

Pr Rolland : On aimerait surtout une meilleure adaptabilité du système français dans l’accès aux produits de substitution aux opioïdes. Alors que la buprénorphine était exclusivement disponible pour une administration sublinguale, il existe depuis près d'un an de nouvelles formes galéniques de buprénorphine retard: l’implant Sixmo®, placé sous la peau et remplacé tous les six mois, et une solution à libération prolongée à injecter en sous-cutané chaque mois (Buvidal®).

Même si ces nouveaux traitements substitutifs ne sont pas indiqués pour tous les patients, ils apportent un vrai changement dans la prise en charge. Ceux qui en bénéficient sont plus facilement stabilisés et ils n’ont plus à s’occuper de prendre quotidiennement leur comprimé en sublingual. Le problème en France est que l’Etat est très lent à proposer des solutions pour financer ces produits, qui coutent plus chers que la forme habituellement proposée. Malheureusement, nous n’avons pas actuellement la possibilité de donner ces nouvelles formules à tous les patients qui le demandent.

Les centres d’addictologie reçoivent des financements de l’ordre de 40 000 euros par an pour pouvoir prescrire ces traitements, mais ce n’est pas suffisant. Dans notre centre, on ne peut traiter que cinq à dix patients maximum avec la solution à libération prolongée, alors que 50 à 100 de nos patients pourraient en bénéficier. Ces traitements favorisent clairement la réinsertion et l’arrêt des drogues, mais les financeurs ne suivent pas. Pour le moment, la DGOS (Direction générale de l’offre de soins) est peu réactive sur le sujet.

Dans notre centre, on ne peut traiter que cinq à dix patients maximum avec la solution à libération prolongée, alors que 50 à 100 de nos patients pourraient en bénéficier.

Si ces traitements de substitution deviennent plus accessibles, la piste du vaccin a-t-elle encore un intérêt ?

Pr Rolland : Avec ces nouveaux traitements à libération prolongée, il y a un vrai enthousiasme de la part des patients qui les ont expérimentés, ce qui n’était pas forcément le cas pour d’autres approches parfois présentées au départ comme révolutionnaires. Chaque option peut avoir sa place. C’est le cas du vaccin. Il nous faut des garanties de sécurité et d’efficacité, mais il faut aussi que cette approche soit bien accueillie par les usagers, qu’elle réponde à une attente. A voir ce que vont donner les études sur le vaccin en termes d’acceptabilité de la part du patient. Il s’agit là d’un facteur tout aussi important que son efficacité.

Chaque option peut avoir sa place. C’est le cas du vaccin.

 

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