Modélisation pharmacocinétique et pharmacodynamique (PK/PD), intelligence artificielle, biosenseurs, biomarqueurs, T2M… : quelles nouveautés permettent(ront) d’améliorer la prise en charge des patients en sepsis ou en réanimation pour maladies infectieuses?
TRANSCRIPTION
Benjamin Davido – Bonjour à tous, bienvenue sur Medscape, je suis Benjamin Davido, médecin infectiologue à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches. J’ai le plaisir d’accueillir un collègue et ami, le Dr Karim Jaffal.
Karim Jaffal – Bonjour à vous tous, je travaille en maladies infectieuses à l’hôpital Raymond-Poincaré et j’ai la chance d’avoir une double formation à la fois en réanimation médicale et en maladies infectieuses.
Benjamin Davido – Nous revenons tous les deux du congrès d’infectiologie ECCMID 2023 qui s’est déroulé à Copenhague, et l’une des thématiques abordées a été celle des nouvelles technologies (dont l’intelligence artificielle) dans le sepsis ; c'est un sujet dont tu es familier en tant que réanimateur. Au vu de ces dernières données présentées au congrès, notamment sur l’administration des antibiotiques ― traitement qu’on a l’habitude de donner en infectiologie ― que peut-on attendre des technologies pour améliorer la prise en charge des patients ? A-t-on des données cliniques qui nous montrent que tel ou tel mode d’administration, tel ou tel suivi, peut permettre d’améliorer l’outcome des patients ?
Karim Jaffal – C’est un vaste débat et une question passionnante. D’abord, juste pour recontextualiser un peu les choses, il faut voir quel est l’intérêt de la modélisation pharmacocinétique et pharmacodynamique (PK/PD), encore plus chez les patients de réanimation.
Modélisation PK/PD chez les patients en réanimation
Karim Jaffal – L’idée est d’avoir une concentration en antibiotique au site infecté qui soit à peu près 4 à 8 fois au-dessus de la CMI, donc au-dessus de ce qu’on appelle une fenêtre de sélection des mutants résistants, et 100 % du temps au-dessus de cette CMI. Donc en atteignant ces cibles PK/PD, il y a un rationnel physiopathologique qui permettrait d’améliorer le pronostic des malades.
Ensuite, on peut parler d’outcomes (mortalité, amélioration clinique etc.). Malheureusement, quand on reprend les dernières données, et notamment les études randomisées contrôlées dont une qui a été publiée récemment en 2023 ― une méta-analyse[1] sur les dix dernières études randomisées contrôlées qui ont comparé 2 choses : des patients admis en réanimation pour lesquels on administrait un anti-infectieux – soit un antibiotique, soit un antifongique – uniquement en l’adaptant au DFG, en comparaison à d’autres patients à qui on administre les anti-infectieux avec, derrière, ce qu’on appelle du therapeutic drug monitoring, c’est-à-dire une mesure des concentrations plasmatiques en antibiotique, pour pouvoir adapter ensuite la dose administrée pour être dans ces cibles PK/PD, c’est-à-dire 4 à 6 fois la CMI (voir graphique ). Quand on n’a pas la CMI, on prend l’ECOFF (cut-off épidémiologique).
Benjamin Davido – A-t-on fait cela tous les jours ou bien en début et fin de traitement ?
Karim Jaffal – On fait cela tous les jours, ce sont des malades qui étaient randomisés 1 pour 1. Évidemment, ils ont des capacités de dosage des résiduels d’antibiotiques que tous les hôpitaux n’ont pas, et ils ont une rapidité d’adaptation des doses administrées que nous tous, nous n’avons pas.
Benjamin Davido – Oui – c’est bien de le préciser.
Karim Jaffal – Ce sont des critiques qu’on peut apporter.
Malheureusement, toutes les études publiées à ce jour n’ont pas montré d’intérêt chez les patients, notamment en termes de mortalité. Il y a, effectivement, un intérêt en termes de cible PK/PD atteinte, mais derrière, on n’arrive pas à montrer un impact sur la mortalité des patients. Cela peut s’expliquer par un grand nombre de raisons, principalement liées au fait que, comme on vient de l’évoquer, il faut du temps avant de récupérer ces résiduels. Donc, l’accessibilité et le rendu des résultats est long.
Ensuite, il y a la question qui est liée au fait que le PK/PD n’explique pas tout dans la mortalité des malades. Il faut aussi atteindre la cible, il faut que l’antibiotique puisse pénétrer facilement, il y a la question de l’immunité du patient derrière, et tout un tas de raisons…
Benjamin Davido – Bien sûr, c’est le concept de hôte-microorganisme.
Karim Jaffal – Voilà, et toute la variabilité pharmacocinétique des patients qui sont hyperclairants rénaux, sous épuration extrarénale, sous ECMO, etc., qui explique pourquoi il faut une population cible assez spécifique et une adaptation très rapide du traitement antibiotique, de la dose de traitement antibiotique administrée, de son mode d’administration, pour réussir à démontrer un impact sur le pronostic des patients.
Benjamin Davido – Y-a-t’il d’autres pistes, d’autres technologies, d’autres nouveautés sur ce sujet infectieux? Que pourrait-on faire si on décide d’augmenter notre niveau d’exigence, à l’heure où on dit de plus en plus que l’intelligence artificielle va prendre de la place dans notre quotidien ?
Les biosenseurs : vers une médecine personnalisée en infectiologie
Karim Jaffal – Il y en a plusieurs. Les nouveautés technologiques, ce sont essentiellement des capteurs, des biosensors ― je vous renvoie à l’image ci-dessous avec à peu près sur le même rationnel que ce qui est utilisé par exemple en endocrinologie pour le monitorage des glycémies.

Figure 1 : Biosenseurs (image : Dr Jaffal, via Université de Sydney)

Figue 2 : Biosenseurs (image : Dr Jaffal)
Benjamin Davido – Oui, on se rappelle des capteurs qu’on peut avoir au bras et que, maintenant, les patients utilisent larga manu pour adapter leur traitement.
Karim Jaffal – C’est exactement la même chose. Donc il y a un grand nombre de capteurs qui sont en cours de développement avec des matrices très variées – cela peut être l’interstitiel, la salive, le plasma sang total… il y a différents types de technologies qui sont en cours de développement.
Toute la question est de savoir comment pourront-ils être assez fiables au niveau de ces concentrations par rapport au site infecté et est-ce que, réellement, on va pouvoir développer ce qu’on appelle des closed loop, des boucles fermées qui vont permettre, grâce à l’intelligence artificielle et des modèles pharmacocinétiques qui incluent un grand nombre de données – c’est-à-dire les choses simples comme le poids, la taille, la surface corporelle du malade, mais aussi le type d’anti-infectieux, la liaison aux protéines, le volume de distribution, la clairance rénale, etc., ― adapter la dose de traitement antibiotiques ou autres anti-infectieux, aux cibles que l’on souhaite en fonction du germe, de la pathologie et du site infecté.
Benjamin Davido – En effet, aujourd’hui le nouveau dogme est « one size does not fit all. » C’est-à-dire qu’on n’est plus sur une médecine globale, on arrive sur une médecine personnalisée.
Karim Jaffal – Exactement. L’idée est vraiment de personnaliser l’administration de l’anti-infectieux et d’arriver à cet objectif pour ensuite essayer de démontrer, dans une sous-population spécifique, s’il y a un intérêt à optimiser le mode d’administration des anti-infectieux…
Benjamin Davido – Peut-être que ce que nous disions en introduction sur les dosages d’antibiotiques et le PK/PD pourrait avoir un intérêt sur l’outcome, éventuellement dans une population particulière.
Karim Jaffal – Oui, complètement. Aujourd’hui, on a déjà… le PK/PD et je pense vraiment que c’est une question de temps avant qu’on puisse démontrer son intérêt. On l’utilise déjà pour démontrer des toxicités d’antibiotiques. On le fait de façon continue pour des antibiotiques comme les aminosides, la vancomycine, etc. Maintenant, l’idée est de vraiment passer à l’étape au-dessus pour démontrer son intérêt.
Les nouvelles technologies dans le sepsis
Benjamin Davido – Puisque nous parlons de réanimation, d’infectiologie et d’antibiotiques, nous parlons donc de malades en sepsis ou de patients septiques. Y-a-t’il des nouvelles technologies, des nouveautés côté laboratoire, qui pourraient nous aider à mieux reconnaître ces patients septiques ?
Karim Jaffal – C’est une question primordiale. Pour être synthétique, aujourd’hui il y a des définitions consensuelles qu’on trouve dans toutes les recommandations pour classer les patients et reconnaître un malade en choc septique. Le problème aujourd’hui est que ce sont des définitions qui sont essentiellement cliniques ou biologiques, aussi basées sur le lactate et l’administration ou pas de noradrénaline, d’amines. Tout cela ne fait pas intégrer un certain nombre de patients qui, déjà, ont des sepsis qui peuvent être d’origine extrêmement variée – pour certains c’est bactérien, d’autres c’est viral ou fongique, et d’autres sont des patients qui ont un tableau clinique qui ressemble à un choc septique, mais qui n’en est pas un. Donc toute la difficulté est, premièrement d’identifier ces patients qui sont réellement septiques, et deuxièmement ― le plus grand défi ― est la course contre le temps. On sait que plus l’administration de l’anti-infectieux, plus la prise en charge et l’administration de l’anti-infectieux seront moins rapides… et plus la mortalité grimpera de façon parallèle.
Benjamin Davido – C'est la fameuse « golden hour ».
Karim Jaffal – Donc il y a deux axes de recherche : le premier est de développer un certain nombre de critères, à la fois cliniques et biologiques, des nouveaux biomarqueurs qui permettraient, en plus de ce qu’on appelle la science des omiques, de pouvoir placer les patients en sous-catégories – quels sont ceux qui sont réellement septiques ? Quels sont ceux qui ont une réponse immunitaire exacerbée ? Quels sont ceux qui sont déjà à un stade qu’on appelle "immunodépression liée au sepsis" ― et pouvoir leur proposer premièrement une prise en charge plus rapide, et comme on le disait tout à l’heure, personnalisée, dans l’idée d’optimiser la prise en charge et surtout essayer de faire ressortir des thérapeutiques qui peuvent avoir un intérêt pour tel malade, mais pas pour un autre et qu’aujourd’hui on n’arrive pas à discriminer.
Il y a eu plein d’études ces dernières années, notamment dans le sepsis, qui sont complètement négatives et qui sont liées au fait qu’on n’arrive pas clairement à individualiser une sous-population de patients qui pourrait en bénéficier à tel instant – c’est dynamique dans l’histoire de l’évolution du malade.
Benjamin Davido – C’est l’exemple des corticoïdes dans le sepsis.
Karim Jaffal – Exactement. Typiquement, à quel moment on les introduit ? À quelle dose ? Pour quel type de patient ? C’est très compliqué d’individualiser le type de patient qui pourrait en bénéficier.
L’idée est de prendre les données cliniques, donc les données basiques (qu’on monitore en continu chez nos patients) et toutes les données biologiques (donc à la fois les bilans de biochimie et de microbiologie), associées à des nouvelles technologies qui permettent d’identifier le microorganisme et des gènes de résistance de façon plus précoce, qu’on va coupler à des nouveaux biomarqueurs – je ne rentrerai pas dans le détail, mais il y a des biomarqueurs de sepsis, notamment bactériens, qui sont en cours de développement – c’est ce qu’on appelle la science des omiques. C’est-à-dire qu’on va prendre les cellules d’un malade à un instant t, les cartographier, et ces cellules, en fonction de l’environnement, du traumatisme ou de l’agression physiopathologique ou ici septique…
Benjamin Davido – En relation hôte-microorganisme.
Karim Jaffal – … on va pouvoir avoir une signature différente qui permet d’orienter le patient vers une sous-classe de population.

Figure 3 : Biomarqueurs (image : Dr Jaffal)[2,3,4]
Je prends l’exemple de ce qu’on appelle la transcriptomique [2,3,4] : on va prendre les ARN messagers qui sont transcrits à un instant t chez tel patient qui se trouve dans tel état de choc septique, à telle dose d’amine, infecté avec telle bactérie, avec tel traitement, on va regarder quelle est sa réponse – il y a différents types de réponses qu’on peut regarder en fonction des ARN messagers qu’on étudie – et pouvoir mettre en évidence ce qu’on appelle une signature transcriptomique et voir, ensuite, si on arrive (parce que tout cela reste quand même un axe de recherche) à savaoir quelle est la sous-population de patients qui pourra bénéficier de tel ou tel traitement. Je te donne un exemple, un patient qui serait dans un état hyperinflammatoire, comme ce qu’on a appelé "l’orage cytokinique" dans le COVID : quels sont ces patients qui pourraient bénéficier d’un traitement immunomodulateur ? Donc après, est-ce que cela serait des corticoïdes ? Est-ce que cela serait un anti-interleukine ? Voilà, tout dépendra de la signature transcriptomique qu’on pourra mettre en évidence pour pouvoir, encore une fois, individualiser et personnaliser la prise en charge.
Identification bactérienne plus rapide
Benjamin Davido – Concernant l’aspect microbiologique, il y a eu des nouveautés comme quoi on allait avoir un rendu d’examen plus rapide. Est-ce que tu as quelque chose à nous dire là-dessus ?
Karim Jaffal – Oui. Il y a des techniques de biologie qui permettent d’avoir un rendu plus rapide de l’identification bactérienne, notamment ce qu’on appelle le T2M – une technologie qui couple la biologie moléculaire, la résonance magnétique (figure 4). On est toujours, malheureusement, imposé par le fait qu’il faut attendre qu’une hémoculture soit positive avant de pouvoir mettre en place ce test, donc on ne peut pas raccourcir encore plus cette durée, cette golden hour où on aimerait avoir un rendu plus rapide. Malheureusement, il faut prélever les hémocultures, en l’occurrence, dans l’exemple que je donne, attendre que l’hémoculture se positive…

Figue 4 : T2M (image : Dr Jaffal)[5,6]
Benjamin Davido – Il faut rajouter l’importance du volume des hémocultures aujourd’hui. C’est vraiment important de remplir les flacons si on veut donner la chance d’avoir un malade bactériémique.
Karim Jaffal – Et l’importance de prélever, encore une fois, les patients. Ensuite, ce type de technologie a montré, dans les études, une sensibilité et une spécificité plutôt intéressantes, au-dessus de 90 %. Il faut encore prendre les études et décortiquer les choses, et surtout une valeur prédictive négative intéressante. Toujours est-il que cela peut permettre en 3 à 5 h de rendre une identification bactérienne. Là aussi, il y a des « trous » évidemment. Cela ne peut pas rendre la totalité des microorganismes, il faut connaître quel est le spectre en fonction des systèmes que vous avez et mettre en évidence le germe de façon plus rapide pour adapter la prise en charge, pour mettre un antibiotique adapté de façon plus précoce. Le peu d’études qu’on a déjà montre un impact en termes de délai de rendu d’antibiothérapie adaptée, en termes de durée d’hospitalisation, et notamment en réanimation, donc il y a clairement un impact médico-économique. Pour l’instant, il n’y a pas d’impact sur la mortalité, mais c’est l’étape d’après.
Benjamin Davido – J’en conclue que nous avons encore du pain sur la planche et que le dogmatisme, en infectieux, est en train de changer. On en revient à notre bonne vieille golden hour et on a peut-être les nouveaux outils dans l’ère du post-COVID.
Merci beaucoup Dr Jaffal et à bientôt pour de nouvelles aventures. Très bonne journée à tous !
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Citer cet article: Urgences en infectiologie : l’aide des nouvelles technologies - Medscape - 27 juil 2023.
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