Lors du dernier congrès de médecine d’urgence de la SFMU (Urgences 2023), le Pr Saïd Laribi a rappelé les modalités de prise en charge des patients se présentant aux services d’urgences pour insuffisance cardiaque. L’occasion pour le Pr Dominique Savary de l’interroger plus précisément sur les points suivants :
Quels sont les différents profils cliniques des patients se présentant à l’urgence pour insuffisance cardiaque ?
Quels sont les signes de congestion à rechercher chez ces patients ?
Quels thérapeutiques utiliser en urgence ? Quelle est notamment la place des diurétiques, des dérivés nitrés, de la morphine ?
Quelles sont les modalités d’oxygénation ?
Faudrait-il créer une filière dédiée à l’insuffisance cardiaque ?
Quelles spécificités vont ressortir des prochaines recommandations chez le sujet âgé ?
TRANSCRIPTION
Dominique Savary – Bonjour, je suis Dominique Savary, je travaille au département de médecine d’urgence d’Angers et je vous retrouve à l’issue de ce congrès de médecine d’urgence qui s’est tenu à Paris, en compagnie du Pr Saïd Laribi, dont on connaît l’expertise sur l’insuffisance cardiaque.
Vous êtes intervenu au cours de ce congrès sur la place des thérapeutiques et si cela vous convient, on va reprendre la démarche des urgentistes et des réanimateurs sur la prise en charge de ces patients qui se présentent à l’urgence. Quels sont, grosso modo, les profils cliniques des patients qui arrivent pour insuffisance cardiaque ?
Le profil des patients insuffisants cardiaques
Saïd Laribi – Quand on regarde les cohortes internationales publiées depuis plusieurs années, on distingue globalement quatre situations cliniques :
l’insuffisance cardiaque aiguë décompensée, avec des patients qui ont une dysfonction cardiaque un peu ancienne, volontiers connue par nos amis cardiologues, qui représente à peu près 40 % à 50 % des patients qui arrivent et qui ont une décompensation cardiaque plutôt d’apparition progressive, avec des œdèmes et un peu de surcharge.
le deuxième scénario clinique, c’est l’OAP hypertensif typique, où, là, il n’y a pas spécialement de surcharge, mais plutôt une redistribution vasculaire. Ce sont des gens un peu âgés qui se présentent pour une dyspnée brutale apparue quelques heures auparavant. Cela représente également 40 % à 50 % des patients. Certains se présentent en OAP secondaire à un syndrome coronarien aigu où là, clairement, ce qu’il faut, c’est traiter le syndrome coronarien aigu, qui va lever l’OAP.
enfin, dans les cohortes internationales publiées dans l’étude DeFSSICA[1], que nous avions menée et dont l’auteur principal est le Pr Tahar Chouihed, de Nancy, le choc cardiogénique représente moins de 5 % des situations, et plutôt 3 % que 5 %.
Donc encore une fois, dans la grande majorité des cas, les patients ne sont pas en état de choc. Voilà les grands scénarios à avoir en tête : l’OAP hypertensif ou insuffisance cardiaque de novo, et les patients insuffisants cardiaques chroniques suivis au long cours qui décompensent.
Dominique Savary – D’accord. Et la nosologie, c’est bien un syndrome d’insuffisance cardiaque aiguë ?
Saïd Laribi – Exactement, oui.
Les signes de congestion à rechercher chez ces patients
Dominique Savary – Parmi les signes de congestion qu’on va chercher chez ces patients, quels sont les plus pertinents ? Est-ce l’examen clinique ? Les examens complémentaires ? Sur quoi doit-on s’appuyer ?
Saïd Laribi – Clairement, il faut s’appuyer un peu sur la clinique en recherchant, bien sûr, une dyspnée, une orthopnée ; il faut chercher des signes d’œdème périphérique ; de plus en plus de nos collègues urgentistes font de l’échographie clinique au lit du patient et donc, là, l’apport de l’échographie pulmonaire peut être intéressante en identifiant des lignes B à l’échographie. Ce sont des signes, mais la problématique de tous ces signes est qu’ils ont une sensibilité et une spécificité un peu faibles et donc c’est un ensemble de faisceaux d’arguments qui vont nous dire « il y a une congestion. » Et en effet, l’un des premiers éléments à essayer de faire devant un patient avec une insuffisance cardiaque, c’est d’identifier ces signes de congestion qui vont nous permettre de dire « il y a une vraie surcharge et donc il va falloir que j’aille appliquer un certain nombre de thérapeutiques pour lever cette congestion. »
Dominique Savary – Quelle est la place des biomarqueurs ? Dès lors qu’on a un doute ?
Saïd Laribi – Les biomarqueurs sont intéressants surtout sur l’aspect « valeur prédictive négative ». C’est-à-dire que je les dose quand j’ai vraiment une dyspnée ou j’ai un doute – « je pense qu’il y a peut-être une insuffisance cardiaque, mais je ne suis pas sûr ». [2] Quand on est certain du diagnostic d’insuffisance cardiaque aiguë, le biomarqueur ne va pas avoir d’apport diagnostique. Il est intéressant, derrière, pour les cardiologues, pour l’aspect pronostic, pour le suivi, parce qu’ils vont le redoser et voir son évolution avec le traitement et, notamment, avec l’amélioration de la congestion. Mais pour nous, urgentistes, on va le doser, mais ce n’est pas ce qui va faire le diagnostic. Le diagnostic va surtout être fait sur des patients qui viennent pour dyspnée, où on hésite entre une atteinte pulmonaire, cardiaque, etc. Chez un patient qui a un vrai tableau d’insuffisance cardiaque, il sera probablement positif, surtout que là on parle d’une population plutôt âgée.
J'avais publié une étude analysant la mortalité par insuffisance cardiaque, et notament l’âge de la mortalité par insuffisance cardiaque et on a, sur une vingtaine d’années, gagné trois ans.[3] C’est-à-dire que les patients, au bout de 20 ans, mouraient trois ans plus âgés, plutôt à 82 ans, alors qu’au début de la période d’étude ils décédaient à 79 ans d’insuffisance cardiaque aiguë. Donc là, on est en train de parler plutôt de patients âgés chez lesquels les peptides natriurétiques sont, de toute façon, positifs.
Dominique Savary – Est-ce qu’on peut dire qu’ils ont une valeur pronostique pour ces patients ?
Saïd Laribi – Les cardiologues l’utilisent beaucoup ; la valeur pronostique en tant que telle, de façon isolée, n’est pas démontrée de façon majeure. Encore une fois, l’intérêt est plutôt pour le suivi, pour les cardiologues, pour les malades hospitalisés, parce que cela va leur permettre de le redoser juste avant la sortie d’hospitalisation. Et si les peptides natriurétiques ne baissent pas franchement, cela va être un signe d’alerte pour eux pour dire « le malade a peut-être besoin d’une surveillance prolongée, ou alors je vais le revoir en consultation de façon rapprochée. »
Les thérapeutiques
Dominique Savary – Si on regarde maintenant les thérapeutiques à notre disposition, bien sûr on pense aux diurétiques. La place du Lasilix, est-ce en IV, en bolus, à faible ou haute dose ?
Saïd Laribi – C’est une très bonne question. On a la chance d’avoir l’étude DOSE AHF, publiée dans le New England Journal of Medicine, qui a répondu à cette question. [4] Elle a pris des patients consultant pour insuffisance cardiaque aiguë qui étaient traités par diurétiques au long cours depuis au moins un mois et qui avaient des peptides natriurétiques positifs et des signes de congestion. Les chercheurs ont randomisé en quatre groupes et ont comparé deux techniques de thérapeutique diurétique, c’est-à-dire, soit en bolus toutes les six heures, soit en intraveineux à la seringue électrique. Et ils ont comparé des petites doses, c’est-à-dire des doses équivalentes à la dose habituelle que recevait le patient à domicile, ou alors deux fois et demie la dose habituelle reçue par le patient.
L’étude ne retrouve pas de différence significative entre la seringue électrique versus les bolus et entre les hautes doses et les faibles doses. Donc la conclusion des auteurs est plutôt de dire « on fait le plus pratique », c’est-à-dire des bolus toutes les six heures parce que c’est plus simple que de surveiller une seringue électrique et on fait plutôt la dose minimale efficace, donc on va plutôt démarrer à des doses les plus faibles possible, c’est-à-dire la dose habituelle du patient qu’on va augmenter, qu’on va adapter à la diurèse du patient toutes les six heures pour atteindre la dose minimale efficace et une congestion maximale chez le patient.
Dominique Savary – Quelle est la place des dérivés nitrés ?
Saïd Laribi – Pour les dérivés nitrés chez les patients du fameux scénario d’OAP hypertensif sans insuffisance cardiaque chronique connue ― ces patients n’ont pas de problème de surcharge, pas de congestion ― là on va avoir une toute petite dose de diurétique. Chez eux, ce qui va les aider, ce sont les dérivés nitrés qui vont permettre de faire baisser la pression artérielle. On a des données de la littérature qui nous permettent de conseiller des dérivés nitrés, voire même en bolus – on peut faire 1 mg, 2 mg, 3 mg en IVD qu’on répète tous les trois à quatre minutes avec une évolution de la tension. Et chez ces patients-là, souvent, quand on baisse la pression artérielle systolique de 25 %-30 %, on a une amélioration clinique franche, donc il ne faut pas hésiter. La difficulté avec ces thérapeutiques, que ce soit diurétique ou nitré chez ces patients, c’est qu’autant cela améliore les signes cliniques du patient et l’état clinique du patient aux urgences – et c’est un peu notre objectif – pour l’instant on a encore du mal à démontrer leur impact sur le long terme. Le vrai impact sur le long terme va être plutôt les traitements chroniques prescrits secondairement par les collègues cardiologues.
Dominique Savary – Est-ce qu’il y a encore une place pour la morphine ou c’est terminé ?
Saïd Laribi – La morphine, c’est clairement terminé. Initialement, c’était utilisé à visée antalgique pour détendre un peu les patients, etc. Maintenant, il est démontré qu’il ne faut surtout pas utiliser de morphine chez les patients en insuffisance cardiaque aiguë – si on cherche un effet vasodilatateur, il y a les nitrés qui font très bien. Si le patient est très algique, on peut utiliser d’autres thérapeutiques. Donc la morphine n’a plus d’indication pour traiter l’insuffisance cardiaque aiguë.
Les modalités d’oxygénation
Dominique Savary – Au niveau des modalités d’oxygénation, voire de ventilation, est-ce qu’il y a une place, par exemple, pour l’oxygénothérapie haut débit et est-ce que vous avez un choix préférentiel pour la CPAP ou la ventilation à deux niveaux de pression ?
Saïd Laribi – L’oxygénothérapie a été aussi présentée au congrès de la SFMU. On essaie d’être vigilant, faire de l’hyperoxygénation, donc globalement chez des patients qui sont en insuffisance cardiaque aiguë mais qui ont une saturation à 98 %, il n’y en a pas besoin. Ils sont bien. Si, par contre, ils désaturent, ils sont en dessous de 95 % de saturation, on va volontiers mettre de l’oxygène.
Derrière, la modalité qui marche plutôt pas mal et qui est recommandée, ce sont les ventilations non invasives. Il n’y a pas de différence retrouvée dans la littérature entre les modalités CPAP et la modalité VS-AI-PEP, donc on peut utiliser celle qu’on veut. La CPAP est volontiers utilisée en préhospitalier, parce que… c’est plus pratique et même aux urgences, parce que, globalement, on prescrit un niveau de pression et les infirmières sont autonomes sur la mise en place de cette CPAP. On va très rarement jusqu’à l’intubation, parce que la VNI améliore grandement les patients et on a rarement besoin d’aller au-delà. Il n’y a, à ma connaissance, pas de données très puissantes sur l’oxygénothérapie à haut débit dans cette indication pour l’instant, donc j’aurais tendance à dire… si vous l’avez à disposition… mais personnellement je mettrais plutôt de la VNI.
Créer une filière dédiée à l’insuffisance cardiaque ?
Dominique Savary – Faudrait-il organiser dans nos structures des filières de soins pour ces patients insuffisants cardiaques ? On sait que parfois c’est compliqué, on les met dans un peu tous les services – gériatrie, médecine polyvalente, cardiologie. Est-ce qu’il y a un bénéfice à créer une filière précise insuffisance cardiaque ?
Saïd Laribi – Il peut y avoir une filière réfléchie, mais avec plusieurs partenaires et au moins les cardiologues, les gériatres et les médecins urgentistes, c’est le minimum. Quand on regarde dans les cohortes, tous les patients évidemment ne vont pas en cardiologie. D’ailleurs, ils n’ont peut-être pas besoin d’un avis ou d’être hospitalisés en cardiologie. Òscar Miró, qui est un médecin urgentiste à Barcelone, a beaucoup travaillé sur des cohortes de patients – on a déjà de l’ordre de 20 % à 25 % des patients qui, après quelques heures aux urgences, voire 24 h en UHCD, peuvent repartir chez eux avec une adaptation d’un traitement et un suivi cardiologique en externe.[5]
Après, dans les hospitalisations, le scénario clinique que je décrivais avec des patients insuffisants cardiaques chroniques décompensés, ils sont volontiers pris en cardiologie, parce que ce sont les cardiologues qui les suivent en consultation et ils vont pouvoir adapter le traitement au long cours avant de les laisser repartir. Par contre, les patients très âgés avec des comorbidités ayant une insuffisance cardiaque aiguë, eux, bénéficieront, à mon sens, plus d’une expertise gériatrique. Cela n’empêche pas, éventuellement, que le gériatre puisse appeler le cardiologue pour avoir son avis sur un traitement spécifique cardiologique, mais ces patients-là, je pense, pourront plus bénéficier d’une prise en charge gériatrique.
Mais je te rejoins, je pense que c’est intéressant de réfléchir, dans nos établissements, à organiser la prise en charge de ces patients qui, de toute façon, ne pourront pas être pris en charge par une seule spécialité, c’est certain.
En attendant les nouvelles recommandations
Dominique Savary – Puisqu’on évoque les patients âgés, il va y avoir des recommandations formalisées d’experts pour cette cohorte de patients, dont tu vas faire partie. Est-ce que tu vois déjà des spécificités qui vont ressortir de ces recommandations ?
Saïd Laribi – Je n’ai pas toutes les recommandations en tête. Ce que je peux vous dire, c’est que ces recommandations ont été faites de façon très intelligente entre les sociétés françaises de médecine d’urgence, la société française de gériatrie et la société française de cardiologie, associant des experts des trois disciplines. On va globalement préciser sur ces patients âgés les différentes indications thérapeutiques, etc. Sur les diurétiques dont j’ai été chargé avec un collègue gériatre et un collègue cardiologue, le message est ce que ce que je disais précédemment : c’est plutôt la dose minimale efficace, on réévalue toutes les six heures, on augmente si besoin, à un moment donné, si le furosémide, qui est le traitement qu’on donne en première intention, ne suffit pas à lever la congestion, on se pose la question d’une association d’un deuxième diurétique type hydrochlorothiazide. Voilà les messages.
On précise un peu le rôle des biomarqueurs, de l’échographie clinique, etc., mais cela devrait être bientôt disponible pour les lecteurs de Medscape, prochainement.
Dominique Savary – Parfait. On va être très attentif à la sortie de ces recommandations qui vont nous intéresser (les précédentes datent de 2015[6]). Merci pour cette revue très claire et très objective de la prise en charge de l’insuffisance cardiaque.
Je vous remercie et je vous dis à bientôt sur Medscape France.
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Citer cet article: Insuffisance cardiaque aux urgences : les conseils du Pr Saïd Laribi sur la prise en charge - Medscape - 29 juin 2023.
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