Arboviroses en France : état des lieux et évaluation des risques

Pr Christoph Rapp, Dr Benjamin Davido

Auteurs et déclarations

6 juin 2023

La progression du moustique tigre en Europe pose la question du risque épidémique de dengue. Le Dr Benjamin Davido interroge le Pr Christophe Rapp sur l’évolution de la situation, les messages clé pour les professionnels de santé, notamment en prévision les JO 2024.

TRANSCRIPTION

Benjamin Davido – Bonjour à tous, bienvenue sur Medscape, je suis Benjamin Davido, médecin infectiologue à Garches. J’ai le plaisir de recevoir le Pr Christophe Rapp, de l’hôpital américain, qui va nous parler des maladies vectorielles. Christophe, je vous laisse vous présenter et notamment vos compétences de médecin du voyage.

Christophe Rapp – Merci. Effectivement je suis un infectiologue tropicaliste, actuellement en exercice à l’hôpital américain de Paris, à Neuilly, et je suis le président actuel de la Société française de médecine des voyages.

La famille des arboviroses

Benjamin Davido – On a beaucoup parlé récemment des questions d’arboviroses et d’épidémie de dengue, notamment dans le sud, et on se questionne sur la menace épidémique. Pour les gens qui ne sont pas de la discipline, pouvez-vous rappeler ce qu’est cette famille qui représentent les différentes arboviroses et leur mode de transmission ?

Christophe Rapp – Les arboviroses sont des maladies virales qui sont transmises par des arthropodes hématophages et essentiellement des moustiques, des tiques et des phlébotomes. C’est un groupe de maladies assez hétérogène sur le plan viral, puisqu’il va impliquer des familles de virus différentes comme les flavivirus, les alphavirus ou les bunyaviridae.

C’est une famille qui va donner des maladies assez polymorphes sur le plan clinique, puisque le point commun, c’est la fièvre, mais il y a un tropisme de ces virus qui peut être des hémorragies, une symptomatologie articulaire ou neurologique. Donc c’est un cadre assez hétérogène. La plus connue d’entre elles est la fièvre jaune, contre laquelle on dispose d’un vaccin efficace. Il y a trois arboviroses qui sont d’actualité et qui sont fréquentes chez les voyageurs : le zika, le chikungunya et la dengue, dont on va parler aujourd’hui. Elles sont transmises par des vecteurs communs qui sont des moustiques de la famille des Aedes, essentiellement Aedes aegypti, et Aedes albopictus qui existe en Europe et résiste au climat tempéré, et qui notamment a été détecté en France en 2004, à Menton, puis est remonté sur Paris avec une diffusion exponentielle.

Progression du moustique tigre en Europe

Benjamin Davido – Aedes aegypti vient justement de l’Égypte, du Nil… et on voit que s’il arrive à Menton, c’est qu’il a fait un sacré trajet. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi on reparle de ces maladies en quelque sorte « oubliées » et la particularité de la dengue ? Qu’est-ce qui a changé ces 20 dernières années ?

Christophe Rapp – La dengue est considérée comme une maladie réémergente au sens géographique du terme, parce qu’elle s’étend sur les 5 continents et elle s’étend du fait de la diffusion du vecteur, notamment Aedes aegypti et albopictus, qui sont transportés par les grands paquebots du monde avec différents commerces qui vont diffuser largement, comme celui des pneus. Donc ils diffusent et peuvent ensuite s’installer sur différents territoires – comme la France – où, avec un climat tempéré, les vecteurs vont s’adapter au nouveau climat et vont circuler. En France, on n’a plus d’aegypti, on en a eu dans les années 30-40 en Camargue, mais maintenant on a de l’albopictus, de Menton jusqu’à la Camargue.

Benjamin Davido – Le fameux moustique tigre.

Christophe Rapp – C’est le fameux moustique tigre, puisqu’il a effectivement des rayures blanches et noires qui le caractérisent et qui permettent aux gens de l’identifier plus facilement.

La dengue est une maladie endémo-épidémique en Amérique latine et en Asie du Sud-est et peut donner des cas importés chez les voyageurs. C’est désormais la deuxième cause de fièvre au retour du voyage, derrière le paludisme.

La dengue est désormais la 2e cause de fièvre au retour de voyage, derrière le paludisme.

La menace actuelle qui implique l’Europe, c’est la possibilité d’importation de cas de dengue qui vont ensuite générer des cas et des clusters autochtones. En 2022 en France, à titre d’illustration, on a eu 65 cas répertoriés dans 9 épidémies (9 clusters) en PACA, en Corse et en Occitanie. Donc c’est la première année où on a recensé autant de cas depuis 2010, date du premier cas de dengue en France, à Nice, en 2010. On voit clairement que l’incidence augmente.

L’OMS considère qu’il y a 3 à 4 milliards de sujets exposés, une incidence multipliée par 30 depuis les 50 dernières années. C’est une maladie qui n’est pas très létale, il y a entre 50 000 et 100 000 décès par an, mais tous ces chiffres sont sous-estimés, puisque la surveillance épidémiologique et le fait que la dengue peut être asymptomatique rend les choses compliquées.

L'incidence de la dengue s'est multipliée par 30 depuis les 50 dernières années.

Les moyens de prévention

Benjamin Davido – C’est peut-être parce qu’on a d’abord un système de surveillance qui fonctionne mieux qu’avant, et qu’on a des moyens de lutte et de prévention. D’ailleurs, quels conseils peut-on donner à ceux qui nous écoutent ? Par exemple, j’ai le souvenir qu’on apprenait classiquement que le paludisme piquait à la tombée de la nuit et que la dengue, c’était plutôt dans la journée… Aujourd’hui, quels sont les conseils pour se protéger de façon universelle ?

Christophe Rapp – Le problème de l’Aedes, contrairement à l’Anopheles du paludisme, c’est qu’il pique effectivement toute la journée, dès l’aube et jusqu’au crépuscule. Donc, contrairement à l’Anopheles qui pique au début de la nuit, c’est un moustique contre lequel il est beaucoup plus difficile de se protéger. Les principes de lutte, sont la lutte anti-vectorielle individuelle et la lutte anti-vectorielle collective.

Sur le plan individuel, pour les voyageurs ou les sujets qui vivent dans des zones colonisées par l’Aedes, ce sont des principes très simples qui se confondent avec ceux du paludisme : le port de vêtements amples et couvrants, l’utilisation de répulsifs cutanés, des moustiquaires imprégnées aux fenêtres et aux rideaux, et notamment pour les enfants les moustiquaires de berceau. Je profite de l’occasion pour rappeler que, selon les recommandations internationales, depuis 1 an, il n’y a plus de recommandation d’imprégner les vêtements, donc on parle seulement de répulsifs sur les zones découvertes de la peau, on ne parle plus de "répulsif vêtement" ; cela existait jusqu’à récemment, ce sera retiré du marché parce que les études de pharmacovigilance montrent un bénéfice défavorable. C’est une nouveauté en médecine des voyages d’abandonner les répulsifs des vêtements. Par exemple, chez les militaires qui avaient des treillis imprégnés, leur tenue imprégnée va être retirée. C’est un point important dans la prévention. Ensuite, on va installer des moustiquaires de fenêtres et des insecticides domiciliaires avec des systèmes de diffusion d’insecticide locaux. Ce sont donc les grands principes de la prévention individuelle.

C’est une nouveauté en médecine des voyages d’abandonner les répulsifs des vêtements.

 

On y associe une prévention collective dans les zones où circule beaucoup la dengue, comme la Martinique ou la Guyane, où on va éliminer les gîtes larvaires. Les gîtes larvaires, c’est la moindre coupelle d’eau, un pneu rempli d’eau, des gouttières mal dégorgées – on va devoir éliminer toutes ces sources d’eau domestiques ou naturelles pour éliminer les gîtes larvaires.

Ensuite, on va faire une lutte qu’on appelle adulticide pour tuer les moustiques. C’est le rôle des collectivités locales, mais ces campagnes ont été beaucoup abandonnées ces dernières années, même dans les départements ultramarins, et on est en train de les remettre en place pour avoir une lutte sur les moustiques adultes.

Benjamin Davido – C’est ce qu’on a fait, par exemple, aux États-Unis, en Floride, avec des démoustications par avion, ce genre de choses...

Christophe Rapp – Oui. Il y a maintenant, en France, dans chaque région et pilotés par l’ARS, des comités avec des entomologues et des spécialistes de la démoustication. Cela existait dans les années 1900 en Camargue ou en Corse avec le paludisme. On a remis cela en place dans les départements ultramarins et on est en train de le réimplanter en France.

Il faut rappeler que la dengue est une maladie à déclaration obligatoire en France, comme le zika et le chikungunya. Les médecins doivent signaler les cas suspects de dengue, puisqu’il y aura autour de ces cas une enquête entomologique avec un travail collectif entre Santé publique France, le Centre national de référence (qui est à Marseille) et les agences régionales de santé. Ils vont faire une enquête entomologique et vont envoyer des démoustiqueurs dans le périmètre de 300-400 m du cas importé ou autochtone, puisque le vol du moustique est assez court – il est de l’ordre de 300-400 m. Donc on ne s’attend pas à des épidémies, on s’attend à des clusters extrêmement localisés. La France est bien armée dans son système de surveillance...

La dengue est une maladie à déclaration obligatoire en France.

La vaccination contre la dengue

Benjamin Davido – Plutôt que de s’occuper des moustiques, la solution ne serait-elle pas de s’occuper des humains ? A-t-on un vaccin qu’on pourrait utiliser ?

Christophe Rapp – Il y a deux vaccins qui ont une AMM européenne pour la dengue, ce sont deux vaccins tétravalents puisqu’il y a quatre sérotypes de dengue sans protection croisée. Ils sont d’utilisation délicate parce que le fait de vacciner les sujets peut entraîner l’équivalent d’une primo-infection et que quand les gens vont faire une infection naturelle, derrière, il peut y avoir une forme plus grave, donc c’est difficile à manier. De fait, les indications sont très particulières et le premier vaccin est recommandé chez les enfants à partir de 9 ans jusqu’à 45 ans, chez des gens qui vivent en zone d’endémie et qui ont eu un antécédent de dengue – antécédent de dengue qui est difficile à confirmer, puisque les tests sont complexes.

Le deuxième vaccin, plus récent, a eu l’AMM en 2022, c’est à partir de l’âge de 4 ans, indépendamment d’une exposition antérieure à l’infection. Donc en France, les recommandations pour les voyageurs ont été produites en 2019 – il n’y a pas de recommandation, actuellement, d’utilisation des vaccins contre la dengue chez les voyageurs. Ceci va être rediscuté pour le nouveau vaccin qui est un peu plus simple d’accès. Donc il y a de belles recherches vaccinales…

Benjamin Davido – Ce sont de bonnes nouvelles.

Christophe Rapp – Ils sont utilisés dans certains pays endémiques, mais les conditions d’utilisation sont, pour l’instant, un peu complexes. L’efficacité est aux alentours de 70 % sur les formes symptomatiques, 80 % sur les formes graves. Ce sont des vaccins qui sont surtout utiles pour des pays d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est où les enfants payent un lourd tribut à la dengue, puisque c’est dans ces pays-là qu’il y a la dengue hémorragique ou la dengue avec choc qui, fort heureusement, est exceptionnelle chez les voyageurs.

Risque épidémique à court et long termes

Benjamin Davido – Si on devait résumer, quel est l’enjeu essentiel, le véritable risque ? Par exemple, à quoi peut-on s’attendre dans les mois ou les années à venir ? À quoi faut-il se préparer face à ces arboviroses ?

Christophe Rapp – Le point clé est de comprendre que ce risque vectoriel illustré aujourd’hui par la dengue est une menace réelle. C’est-à-dire la circulation des personnes, le réchauffement climatique, le fait que les vecteurs Aedes albopictus soient compétents et soient en train de diffuser ― 71 départements, 4500 communes touchées en France ― une fois que l’Aedes est là, il est très difficile de le refaire partir. Donc le risque réel existe. Il est pour l’instant modéré, mais par exemple, les Jeux Olympiques de 2024 à Paris, vont faire circuler plus de cinq millions de personnes de pays différents qui peuvent exposer à des clusters de dengue, puisqu’il y a forcément des sujets virémiques qui vont venir…

Benjamin Davido – Ils auront été contaminés chez eux, puis arriveront en France et pourront se faire repiquer par un moustique tigre qui se balade et créent des cas autochtones.

Christophe Rapp – Voilà. Donc le message clé est :

  • Pour les médecins de première ligne, pensez à la dengue pour une fièvre chez un voyageur dans les 15 jours du retour ;

  • pour tous les praticiens de France, pensez à la dengue devant une fièvre ou un exanthème fébrile inexpliqué dans une zone où circule l’Aedes – et l’Aedes a été retrouvé au bois de Vincennes ! On a eu, il n’y a pas longtemps, des cas de dengue à Neuilly, également. Le risque existe et la maladie est méconnue, donc les médecins doivent y penser ;

  • il faut également sensibiliser la population, les professionnels de santé et impliquer les collectivités dans la démoustication. À l’heure où on parle d’écologie, où on va faire du débroussaillage intermittent, où on va respecter certaines zones vertes pour avoir un poumon vert un peu plus grand, cela pose des questions entomologiques intéressantes sur le risque vectoriel.

Benjamin Davido – C’est très clair. Je me dis qu’en réalité, à l’image d’Ebola, où on a démontré ce lien du One Health entre les animaux et les humains, cela reste toujours d’actualité. On a tourné une page avec le COVID-19, une autre avec le monkey pox , mais en réalité les maladies réemergentes sont devant nous et nous avons encore plein de pain sur la planche pour les années qui viennent en tant qu’infectiologues.

Merci Pr Rapp, je vous dis à bientôt pour de nouveaux sujets d’actualité sur Medscape. Bonne journée.

 

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