
Dr Marilucy Lopez-Sublet
Paris, France — Si le bénéfice du traitement de l’hypertension artérielle (HTA) chez la femme enceinte est avéré, les recommandations internationales ne sont pas toujours en phase en ce qui concerne la prise en charge thérapeutique, en particulier dans le cas d’une HTA légère à modérée (< 160/110 mmHg). Pour y voir plus clair, nous avons interrogé la Dr Marilucy Lopez-Sublet (Hôpital Avicenne, AP-HP, Bobigny), secrétaire scientifique de la Société française d’hypertension artérielle (SFHTA), qui est intervenue sur ce sujet lors des Journées Européennes de la Société Française de Cardiologie (JESFC 2023).
Les troubles hypertensifs de la grossesse, dont l’hypertension gestationnelle et la pré-éclampsie, sont en progression en raison de la multiplication des facteurs de risque (âge avancé, obésité, diabète…). En France, elle touche 5 à 10% des grossesses. Selon la dernière enquête nationale de l’Inserm, les maladies cardiovasculaires, dont les AVC, sont désormais la première cause de mortalité maternelle, devant les hémorragies obstétricales, devenues plus rares. Parmi les décès maternels, 25% sont survenus chez des femmes obèses.
Une HTA pendant la grossesse se définit par une pression artérielle systolique (PAS) ≥ 140 mm Hg ou une pression artérielle diastolique (PAD) ≥ 90 mm Hg. Elle est légère à modérée pour une PAS entre 140 et 159 mm Hg ou une PAS entre 90 et 109 mm Hg. Elle est considérée comme sévère pour une PAS ≥ 160 ou une PAD ≥ 110 mm Hg.
Selon les définitions établies par le consensus d’experts de la SFHTA, l’hypertension d’abord chronique devient gestationnelle au-delà de 20 semaines d’aménorrhée (SA), en l’absence de protéinurie [2]. Une HTA associée à une protéinurie après 20 SA définit une pré-éclampsie. L’éclampsie, forme la plus grave de l’HTA de la grossesse, peut se manifester par une crise convulsive généralisée engageant le pronostic materno-foetal.
Un antécédent de trouble hypertension de la grossesse est désormais reconnu comme un facteur de risque cardiovasculaire spécifique majeur, justifiant un suivi à long terme. Longtemps restreinte à ce sujet, la littérature a pu confirmer le bénéfice d’un traitement antihypertenseur bien conduit chez la femme enceinte hypertendue, en abaissant les risques de complications graves (éclampsie, AVC, insuffisance cardiaque, dissection aortique…) et de naissances prématurées.
Face à une HTA sévère (PAS ≥ 160 ou PAD ≥ 110 mm Hg), la question ne se pose plus en termes de mise en route d’un traitement antihypertenseur. En revanche, pour une HTA légère à modérée, les objectifs à atteindre restent encore peu abordés dans les recommandations. Le récent essai CHAP , qui fait actuellement beaucoup parler de lui, pourrait toutefois changer la donne [3].
Publiés en 2022, les résultats montrent un taux de complications moindre avec une stratégie visant une PA < 140/90 mm Hg chez des femmes enceintes avec une HTA légère à modérée, comparativement à une stratégie consistant à réserver le traitement uniquement à une HTA sévère, et ce sans hausse du risque de faible poids à la naissance.
Dans cet essai, plus de 2 400 femmes enceintes avec une HTA légère à modérée (PA <160/100 mm Hg) ont été randomisées pour recevoir un traitement antihypertenseur au cours de la grossesse ou une prise en charge standard sans traitement, sauf en cas d’évolution vers une HTA sévère. L’incidence des complications néonatales graves était respectivement de 2% et 2,6%, tandis que celle des naissances prématurées était de 27,5% et 31,4%. L’incidence de pré-éclampsie était de 24,4%, contre 31,1% pour la prise en charge standard.
Pour la Dr Lopez-Sublet, cet essai montre qu’il est possible de traiter une femme enceinte ou avec un projet de grossesse à partir d’une PA de 140/110 mm Hg, mais d’autres études devront confirmer ces résultats et définir les objectifs tensionnels. Dans tous les cas, la prise en charge doit être adaptée au profil de la patiente, en tenant compte de ses facteurs de risque et en s’appuyant sur une concertation pluridisciplinaire.
Medscape édition française : Quelles mesures faut-il prendre lorsqu’une femme hypertendue a un projet de grossesse ?
Dr Lopez -Sublet : Tout d’abord, une femme avec un désir de grossesse étant par définition jeune, il faut évaluer le risque cardiovasculaire (obésité, diabète, âge…) et éliminer une HTA secondaire. Cela peut être lié à l’existence d’une apnée du sommeil, d’un trouble thyroïdien, mais aussi à des causes plus rares, comme une sténose des artères rénales ou encore un phéochromocytome [une tumeur se développant au niveau des glandes surrénales pouvant être à l’origine d’une HTA par surproduction de catécholamines, ndlr].
Dans tous les cas, la prise en charge initiale devra également s’intéresser au niveau tensionnel par mesure ambulatoire de la pression artérielle (MAPA). Les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) et les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II (ARA II) restent déconseillés pendant toute la grossesse, en raison du risque de toxicité pour le fœtus. Les bêta-bloquants et certains inhibiteurs calciques sont à privilégier car mieux tolérés et sans effet tératogène. Chez les femmes déjà traitées, le relais vers ces traitements doit se faire sans attendre.
En ce qui concerne les règles hygiéno-diététiques, elles ont leur importance et doivent toujours être associées à la prise en charge. Mais, il ne semble pas raisonnable de s’appuyer sur ces règles au détriment d’un traitement antihypertenseur quand il est nécessaire et indiqué.
L’administration d’un traitement pendant la grossesse peut effectivement susciter des réticences. Sur quels arguments vous vous appuyez pour convaincre ?
Dr Lopez -Sublet : Il y a des réticences à la prise d’un traitement autant chez les femmes qui découvrent une hypertension pendant la grossesse que chez celles qui sont déjà traitées. L’hypertension artérielle étant une maladie silencieuse, elles ignorent les risques de complications materno-foetales associés et craignent davantage les répercussions des médicaments sur le développement du bébé. Le traitement est souvent négligé, d’autant plus dans une population jeune, par définition éloignée des maladies chroniques.
Il est difficile de convaincre du bénéfice des antihypertenseurs pendant la grossesse. Personnellement, je préfère passer des messages positifs. Il est contre-productif de vouloir inciter par la peur, en faisant par exemple référence au risque d’infarctus, d’AVC, de perte du bébé si l’HTA n’est pas traitée. J’insiste sur le fait que le traitement va permettre d’avoir un enfant en bonne santé, de mener une grossesse dans de bonnes conditions… Et surtout, je renforce l’accompagnement de ces femmes pendant cette période qui peut être difficile ou mal vécue.
Comment adapter le traitement ? Sur quelles valeurs cibles tensionnelles faut-il s’appuyer ?
Dr Lopez -Sublet : Cette adaptation du traitement à la grossesse est complexe, notamment parce que les bêta-bloquants ne font pas partie des algorithmes décisionnels pour traiter une HTA hors grossesse. Les prescripteurs doivent se référer aux recommandations pour ajuster les dosages selon le niveau tensionnel de base et le profil des patientes.
Les recommandations de la SFHTA de 2015 restent d’actualité en France [2]. Néanmoins depuis 2018, un nombre croissant d’autres sociétés savantes internationales ont publié leurs recommandations. Au niveau européen, le « position paper » concernant la prise en charge en peripartum des troubles hypertensifs de la grossesse fait référence [3]. Les recommandations de 2021 de l’ISSH (International Society for the Study of Hypertension) s’avèrent aussi très utiles avec un algorithme permettant d’adapter les posologies [4].
La grossesse est une période à risque pour une femme hypertendue. La prise en charge d’une HTA avant et pendant la grossesse implique une concertation pluridisciplinaire, entre le médecin généraliste, le gynécologue, le néphrologue ou encore le cardiologue pour décider du traitement à appliquer. Entre une HTA légère et une HTA sévère, la gestion et les objectifs cibles ne sont pas du tout les mêmes.
Justement, dans le cas d’une HTA légère à modérée, le choix d’initier un traitement a longtemps été débattu. Le tout récent essai CHAP semble changer la donne.
Dr Lopez -Sublet : Pour toute HTA sévère, le traitement doit être systématique. Il n’y a pas de discussion sur ce point. En revanche, les recommandations sont effectivement moins consensuelles en ce qui concerne l’HTA légère à modérée. Les recommandations européennes de 2018 préconisent de traiter à partir d’une PA ≥ 150/95 mm Hg, contre une PA ≥ 140/90 mm Hg dans les recommandations américaines.
L’étude CHAP a montré qu’une stratégie visant une PA < 140/90 mm Hg chez des femmes enceintes avec une HTA légère à modérée réduit l’incidence des événements indésirables pendant la grossesse, en comparaison avec une mise sous traitement uniquement lorsque l’HTA devient sévère. Traiter une patiente avec une HTA légère ou modérée apparait possible, mais il faudra bien d'autres études pour confirmer ce que les auteurs de CHAP ont démontré en ce qui concerne les seuils tensionnels et les bénéfices sur le risque materno-foetal. Pouvoir déterminer les bornes hautes et basses de pression artérielle à respecter pendant la grossesse chez une patiente hypertendue est un sujet important et vaste qui mérite une attention particulière.
Cette prise en charge de l’HTA implique un suivi régulier pendant la grossesse. Quelle surveillance mettre en place ?
Dr Lopez -Sublet : Les recommandations françaises de 2015 sont très claires et assez pionnières d’ailleurs à ce sujet : l’automesure et la mesure en ambulatoire de la pression artérielle sur 24 heures (MAPA) sont indispensables pour confirmer une HTA chez la femme enceinte et nécessaires au suivi. La mesure hors cabinet permet notamment d’éviter l’effet blouse blanche [qui désigne une pression artérielle apparaissant plus élevée lorsqu’elle est mesurée par un médecin ou un membre du personnel paramédical], fréquent chez les femmes enceintes. Cependant, les tensiomètres ne sont pas remboursés en France.
Alors que le développement de la télésurveillance grâce aux appareils connectés apportent des changements majeurs dans d’autres domaines, comme la diabétologie ou l’insuffisance cardiaque, on ne peut que regretter le manque d’investissement dans la surveillance de la pression artérielle.
Pour ma part, je préconise très souvent la réalisation de la MAPA au moins une fois chez la femme enceinte pour confirmer le diagnostic. L’automesure reste sans doute le moyen le plus adapté pour un suivi mensuel ou plus rapproché s’il le faut.
Qu’en est-il des biomarqueurs ? Est-ce qu’ils peuvent contribuer à faire évoluer cette surveillance et la prévention des complications ?
Dr Lopez -Sublet: Depuis bientôt 20 ans, l’implication des facteurs solubles associés à l’angiogenèse ont permis de comprendre la physiopathologie de la pré-éclampsie et ont également démontré leur potentielle utilité comme biomarqueurs dans les troubles hypertensifs de la grossesse.
Dans la perspective d’identifier les femmes qui vont développer une pré-éclampsie, le dosage des facteurs angiogéniques, en particulier le ratio sflt1/PIGF (soluble Fms-like tyrosine kinase 1/ Placental Growth Factor) est disponible au cours des deuxième et troisième de la grossesse. Ce test en cours d’évaluation et ne font pas encore l’objet de recommandations dans la prise en charge de ces patientes en routine.
Après l’accouchement, comment doit évoluer la prise en charge ? Dans quel délai faut-il à nouveau adapter le traitement ?
Dr Lopez -Sublet: Globalement, les chiffres tensionnels ont tendance à diminuer après l’accouchement, mais la surveillance tensionnelle doit se poursuivre. Par rapport à la grossesse, l’arsenal thérapeutique s’élargit un peu plus, tout en restant limité pendant la période de l’allaitement.
Les recommandations de la SFHTA et de façon plus large les autres recommandations donnent accès à des listes d’antihypertenseurs pouvant être prescrits lors de l’allaitement. Il faut notamment rester prudent avec les bloqueurs du système rénine angiotensine qui restent inadaptés pendant l’allaitement si l’enfant est prématuré en raison du risque d’atteintes rénales [les antihypertenseurs diffusent dans le lait, ndr].
L’accompagnement et les échanges avec ces femmes, qui étaient ou qui deviennent hypertendues, doivent être rapprochés afin d’éviter l’inobservance ou encore le nomadisme. En effet, on sait qu’une fois la grossesse passée, beaucoup sont perdues de vue. Il est donc impératif de pouvoir garder le lien avec la patiente. Toute la communauté médicale et le médecin généraliste en particulier ont leur rôle à jouer pour rechercher les antécédents de troubles hypertensifs de la grossesse et s’assurer que la prise en charge est adaptée en conséquence.
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Crédit de Une : Dreamstime
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Citer cet article: HTA pendant la grossesse : « Il est difficile de convaincre du bénéfice des antihypertenseurs » - Medscape - 27 févr 2023.
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