Paris, France – Traitement de référence dans la prise en charge des troubles bipolaires, le lithium est un thymurégulateur dont l'efficacité sur la stabilisation de l'humeur n'est plus à démontrer. Il permet de diminuer significativement le risque suicidaire. Mais il existe des effets secondaires qui doivent être connus des psychiatres et des médecins généralistes car il existe des moyens sinon de les prévenir mais de les surveiller. C'est le cas des complications rénales liées à la néphrotoxicité du lithium, lequel peut être à l'origine d'un trouble de concentration des urines et une réduction du débit de filtration glomérulaire. La Dr Aude Servais (néphrologue, hôpital Necker-Enfants Malades, Paris) est revenue sur le sujet à l'occasion de la dernière édition du congrès de l'Encéphale .
Entretien.
Medscape édition française : Quelle est la proportion de patients sous lithium qui va développer une complication rénale ?
Dr Aude Servais : Le traitement aux sels de lithium peut être à l'origine de deux complications rénales indépendantes l'une de l'autre. Première complication survenant à court terme, le diabète insipide néphrogénique concerne environ la moitié des patients. Chez 20% d'entre eux, la polyurie entraîne une vraie gêne clinique. Dans ce cas, on peut proposer un médicament, l'amiloride, même si son efficacité, inconstante, dépend d'un patient à l'autre. En soi, on ne considère pas que le diabète insipide néphrogénique est une indication à suspendre le lithium.
De manière indépendante, une insuffisance rénale chronique (IRC) risque de se développer après dix à vingt ans de traitement avec un risque d’évolution vers l’insuffisance rénale terminale. D'après une méta-analyse récente, un quart des patients sous lithium développerait une IRC [1]. Parmi tous les patients avec un traitement au lithium, on ne sait pas très bien quelle proportion d'entre eux risque de nécessiter une dialyse ou une greffe rénale. Ce chiffre n'est cependant pas complètement négligeable.
Comment identifier les patients les plus à risque de développer une insuffisance rénale chronique ?
Dr Servais : Plusieurs facteurs de risque ont été mis en évidence. Le premier d'entre eux est la durée du traitement par lithium : plus la prise de lithium est prolongée, plus il y a de risque de développer une IRC. La dose, et donc le taux élevé de lithium sanguin, compte également. Les autres facteurs de risque sont l'hypertension, la consommation de tabac et le fait d’être de sexe féminin puisque les femmes semblent avoir plus de risque que les hommes. En outre, si le débit de filtration glomérulaire (DFG) est déjà un peu pathologique, c'est-à-dire abaissé, à l'initiation du traitement, il y a un risque accru de développer une IR sévère. Cela veut dire que si les reins sont déjà malades pour une autre raison, il y a plus de risque que cela ne se passe pas bien.
Quelles sont les précautions par rapport à la protection du rein à prendre avant la mise en œuvre et au cours du traitement au lithium ?
Dr Servais : Il est important de faire un bilan rénal quand on prend la décision de mettre en œuvre un traitement au lithium. En cas d'altération de la fonction rénale de base, il faut évaluer l'indication du traitement par rapport au risque rénal. Une fois le traitement débuté, il faut suivre le taux de créatinine à partir duquel on calcule le DFG. Les questions d'arrêt du lithium se posent quand la néphropathie semble encore réversible : le bénéfice rénal de l’arrêt du traitement n’est réel que si l’insuffisance rénale est modérée, c'est-à-dire quand le DFG est supérieur à 40mL/min. Quand le DFG est inférieur à 30mL/min, il est vraisemblable que la maladie rénale ne soit plus réversible. Ce n'est alors pas une indication d'arrêt de traitement dans la mesure où l'on risque de déstabiliser le patient sur le plan psychiatrique alors même qu'il y a très peu de bénéfice rénal. Au-dessus de 40mL/min de DFG, il existe probablement un vrai intérêt à arrêter le traitement si c'est raisonnable sur le plan psychiatrique. Entre 40 et 30 mL/min, on est dans une zone d'ombre où il doit y avoir discussion.
Aujourd'hui, comment se fait le dialogue entre le psychiatre et le néphrologue dont les objectifs ne sont pas tout à fait les mêmes ?
Dr Servais : Je dirais que le dialogue doit se faire entre le patient, le néphrologue et le psychiatre puisque le patient a son mot à dire sur le risque qu'il est prêt à prendre en termes de décompensation psychiatrique versus complications à long terme de développer une maladie rénale sévère. Je considère que la question se pose peu au début : le patient a une indication pour le traitement, il n'y a pas de maladie rénale. Bien sûr, la question du bénéfice et des risques se pose dès lors que le patient a déjà une maladie rénale ou que la fonction rénale se détériore. Doivent être pris en considération différents aspects. Il faut se demander si la maladie psychiatrique est très difficile à équilibrer et s'il existe des alternatives thérapeutiques à essayer, s'il n'y a pas déjà eu des échecs avec d'autres traitements... Bien sûr, les complications rénales sont une vraie préoccupation des patients dans la mesure où une évolution vers l'IR terminale et la dialyse est possible. Mais il faut garder en tête que seul un petit pourcentage de patients sera en effet concerné. La maladie psychiatrique est elle aussi inquiétante avec des conséquences qui peuvent être extrêmement sévères.
Pourquoi est-il si important de suivre les taux de créatinine et de lithium ?
Dr Servais : L'IRC est une maladie insidieuse avec très peu de symptômes cliniques si bien que seul le dosage biologique permet de la diagnostiquer avant un stade extrêmement évolué. Il faut faire un dosage de la créatinine et de la lithiémie tous les six mois. Il faut aussi choisir la dose minimale efficace et chez des patients bien équilibrés sous une forte dose, il ne faut pas hésiter à réfléchir à nouveau à la dose minimale nécessaire. Même si ces dosages devraient être faits avant reconduction d'une ordonnance de prescription, je crains que cela ne soit pas le cas – en particulier pour les patients qui vont extrêmement bien suivis par des médecins généralistes qui ne connaissent pas toujours la maladie. Les néphrologues voient tous des patients qui développent une IR sans s'en rendre compte après des années de traitement au lithium sans avoir été vraiment suivis.
Quels conseils donneriez-vous à vos confrères et consœurs psychiatres ?
Dr Servais : Je leur conseillerais de suivre les recommandations qui consistent à doser la lithiémie et la créatinine tous les six mois chez les patients traités par Téralithe®. L'autre contre-indication absolue est la prise d'anti-inflammatoires non stéroïdien concomitamment au traitement. Cela fait monter la lithiémie et augmente le risque d'IR. C'est un équilibre délicat car je suppose que le psychiatre veut initialement faire adhérer son patient au traitement et ne pas mettre trop en exergue les effets indésirables potentiels.
Comment peuvent-ils aborder le risque d'IRC avec les patients ?
Dr Servais : On peut dire que cet effet secondaire-là existe parmi les effets secondaires possibles, qu’il peut être repéré grâce au suivi biologique et qu'en cas de dépistage on peut être amené à prendre des décisions. Il faut rappeler que c'est du long terme : l'IR peut survenir à partir d'une dizaine d'années, mais souvent au bout de 20 ans à 30 ans de traitement. En outre, dans ce contexte-ci, à la différence d'autres maladies rénales, l'évolution vers l'IR terminale est très lente : la perte de DFG est d'environ 2mL/ min/ an. Il est vrai que dans certains cas, les patients risquent d'arriver un jour en IR terminale et à la dialyse. Il n’y a pas de complication particulière liée au trouble bipolaire vis-à-vis de la dialyse mis à part l’adhésion au traitement. En revanche, pour la greffe, il faut que le patient soit dans un état psychiatrique équilibré.
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Citer cet article: Lithium : le risque de complications rénales explicité par une néphrologue - Medscape - 27 févr 2023.
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