Pénurie de professionnels de santé : conséquences dramatiques dans toute l’Europe

Vincent Richeux

Auteurs et déclarations

6 janvier 2023

Europe — Manque d’attractivité des professions, vieillissement du personnel médical, formation insuffisante pour assurer la relève, faibles investissements… la pénurie de professionnels de santé, touche tous les pays d’Europe et a de multiples causes.

Medscape dresse dans cet article un bilan de la situation à partir des données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des parutions de ses éditions internationales en se focalisant sur cinq pays européens : le Royaume-Uni, l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Italie.

 

 

État d’urgence

Déserts médicaux, crise des hôpitaux encore accentuée ces dernières semaines par les épidémies hivernales… les conséquences préoccupantes de la pénurie des professionnels de santé sur les systèmes de santé, déjà mal en point après deux années de crise liées au Covid-19, doivent amener les pays à prendre des mesures d’urgence, estime l’OMS.

« Sans intervention immédiate, les pénuries de professionnels de santé dans la région européenne pourraient provoquer une catastrophe », alerte l’organisation internationale, après avoir publié un rapport présentant un état des lieux des ressources humaines disponibles en santé dans 53 États, dont ceux de l’Union européenne [1]. « Tous les pays de la région européenne sont confrontés à de graves défis liés aux professionnels de la santé et du soin. »

Témoignant déjà de cette situation dégradée, pendant les fêtes de nombreux services d’urgence n’ont pu accepter que les urgences vitales et ont dû travailler dans des conditions déplorables.

Aux urgences britanniques, une surmortalité de l'ordre de 300 à 500 personnes par semaine serait actuellement observée du fait de l'engorgement des services.

En France, le syndicat Samu Urgences de France (SUdF) a récemment lancé dans la continuité du « no bed challenge », et du « no med challenge » (services fermés ou lignes inaccessibles), le « no dead challenge », le recensement des morts inattendues. Il a ainsi estimé que 31 patients sont morts au mois de décembre en raison des attentes trop longues au service d’accueil des urgences ou en préhospitalier « faute de possibilité d'engagement Smur ».

 
Sans intervention immédiate, les pénuries de professionnels de la santé et du soin dans la région européenne pourraient provoquer une catastrophe. OMS
 

 

Quels effectifs ? De fortes disparités entre les pays 

Le rapport donne un aperçu intéressant des disparités existantes entre les pays, selon les professions de santé, en se focalisant sur les effectifs, mais aussi sur l’âge pour anticiper les départs en retraite et le nombre de professionnels formés par an pour assurer la relève.

Par exemple, concernant les effectifs de médecins, la moyenne est de 37 praticiens pour 10 000 habitants. La France se retrouve en dessous (environ 33 pour 10 000 habitants), entre la Roumanie et l’Estonie. Le Royaume-Uni est encore moins doté (30 pour 10 000). L’Italie est au-dessus (41), derrière l’Allemagne (45), l’Espagne (46) et le Portugal (53). La Grèce culmine avec plus de 60 médecins pour 10 000 habitants.

S’agissant des infirmier.es, la Grèce se trouve à l’inverse classée en avant-dernière position, avec moitié moins de densité que la moyenne européenne qui se situe à 80 infirmier.es pour 10 000 habitants. L’Espagne et l’Italie sont également en dessous de la moyenne avec 60 infirmier.es pour 10 000 habitants, tandis que la France se place cette fois au-dessus (environ 120), après l’Allemagne (140) ou la Suisse, qui approche les 180 infirmier.es pour 10 000 habitants.

De nombreux médecins proches de la retraite 

Dans son rapport, l’OMS précise que le vieillissement des professionnels de santé représente un enjeu majeur pour de nombreux pays qui vont devoir anticiper au plus vite le remplacement du personnel parti en retraite. En moyenne, dans les pays étudiés, on compte 30 % de médecins âgés de 55 ans et plus. Dans un tiers des pays, 40 % de médecins sont dans cette tranche d’âge.

Là encore les disparités sont importantes selon les pays. Si le Royaume-Uni présente une part assez faible de médecins de 55 ans et plus (environ 14 %), tout comme l’Irlande et la Finlande (22 %), l’Espagne est au-dessus de la moyenne (32 %), largement dépassée par la France et l’Allemagne, à eux deux proches des 45 %. L’Italie arrive en tête avec 55 % de médecins de 55 ans et plus, ce qui suscite beaucoup d’inquiétudes sur la capacité du pays à renouveler les effectifs dans les années à venir.

Pour la France, selon les dernières données de la Caisse autonome de retraite des médecins français (Carmf), la part de médecins de plus de 50 ans est désormais à 57 %, tandis que celle des plus de 65 ans est passée à 35 %, contre 9 % il y a 20 ans.

En Espagne, le départ à la retraite des médecins, notamment dans certaines spécialités comme la médecine interne, et le manque de formation de nouveaux professionnels de santé préoccupe aussi fortement les soignants. Avec le vieillissement de la profession et les nombreux départs en retraite à prévoir, la situation pourrait bien s’aggraver si aucune mesure n’est prise pour enrayer le phénomène.

Les données de l’OMS sur la formation des professionnels de santé montrent que certains pays semblent moins anticiper la pénurie que d’autres. C’est le cas de la France. Avec 10 médecins formés chaque année pour 100 000 habitants, contre 15 pour 100 000 habitants en moyenne européenne, le pays se place en fin de classement, entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. L’Allemagne comme le Royaume-Uni sont également en dessous de la moyenne (respectivement 12 et 13), tout comme l’Espagne (14), tandis qu’au-dessus, on retrouve l’Italie (18), qui semble ainsi prendre les devants face au vieillissement de sa population de médecins, ainsi que l’Irlande (25).

Progression des déserts médicaux

Conséquence du manque de médecins : la formation de déserts médicaux.

En France, comme en Espagne et ailleurs en Europe, les pays sont confrontés à des disparités géographiques de plus en plus importantes dans l’accès aux soins, devenu difficile pour un nombre croissant de citoyens. « La plupart des pays ont des difficultés à faire disparaître les déserts médicaux », commente l’OMS dans son rapport.

 
La plupart des pays ont des difficultés à faire disparaître les déserts médicaux. OMS
 

En trois ans, les déserts médicaux ont progressé de 50 % en France, selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Sept généralistes sur dix estiment que l’offre de médecins dans leur zone d’exercice est insuffisante et trois sur dix déclarent rencontrer des obstacles pour adresser leurs patients à des spécialistes du fait des délais d’attente.

Conséquence de cette pénurie : six millions de personnes, dont 600 000 patients souffrant d’une pathologie chronique, sont actuellement sans médecin traitant, soit près d’un Français sur dix.

Dans certaines régions françaises, le délai d’attente pour un rendez-vous chez un cardiologue est de plus d’un an, tandis que la possibilité de faire une mammographie est devenue dans certains cas impossible, par manque de radiologue.

À noter que si l’Allemagne a aussi ses déserts médicaux, un dispositif de régulation des installations a été mis en place, le « Bedarfsplan », qui porte ses fruits. Sauf exception, les praticiens ne sont conventionnés auprès de la Sécurité sociale que dans les zones où le nombre de médecins par habitant est inférieur à un seul fixé par les autorités. Concrètement, l'installation n’est pas possible dans les zones où la densité médicale est supérieure de 10 % à la moyenne nationale.

Au Royaume-Uni, en Espagne, et en Italie où l’installation est aussi régulée par les autorités de santé, le problème des déserts médicaux est moins prégnant que dans l’hexagone.

Selon l’OMS, « les incitations financières ne sont pas suffisantes à elles seules » pour pousser les médecins à exercer dans des zones sous-dotées. Des efforts doivent notamment être menés pour renforcer l’accès à la formation continue et améliorer les conditions de travail, en les adaptant notamment aux contraintes familiales.

 
Les incitations financières ne sont pas suffisantes à elles seules. OMS
 

Services publics dans le rouge

Le secteur hospitalier souffre particulièrement du manque de personnel. Outre les départs à la retraite, depuis la crise Covid, en raison de conditions de travail dégradées, l’hémorragie des professionnels de santé du public s’est accélérée. Certains secteurs sont particulièrement sinistrés comme les Urgences, les maternités ou la psychiatrie. Et, de nombreuses interventions chirurgicales, dans tous les domaines, sont déprogrammées, repoussées, entraînant des pertes de chance pour les patients.

En Italie, « chaque jour, sept médecins quittent le service de santé national », a déclaré à Medscape Medical News le Dr Pierino di Silverio, secrétaire général nouvellement élu du principal syndicat des hospitaliers publics ANAAO-ASSOMED. En outre, selon des données préliminaires, au cours des cinq prochaines années, environ 40 000 médecins du public devraient prendre leur retraite ou démissionner. Un chiffre énorme, si l'on considère que, selon le dernier rapport du ministère de la Santé italien, le nombre total de médecins travaillant pour le service public était de 103 092 en 2019.

« Les conditions de travail se dégradent en raison d'une surcharge de travail et d'une organisation inadéquate, et le salaire est insuffisant, surtout si l'on considère les nombreuses obligations et incompatibilités imposées aux médecins travaillant dans les hôpitaux publics », précise le Dr Di Silverio.

 
Au cours des cinq prochaines années, environ 40 000 médecins du public devraient prendre leur retraite ou démissionner [en Italie]. Dr Pierino di Silverio
 

En Angleterre, l’an dernier 25 000 infirmier.es ou sages-femmes travaillant dans le public ont démissionné, tandis que 47 000 postes d’infirmier.es sont actuellement non pourvus, selon leur syndicat, le Royal College of Nursing (RCN), qui évoque « un personnel infirmier épuisé et sous-payé ». Preuve du manque d’attractivité de la profession : le nombre d’étudiants en soins infirmiers est en baisse, a alerté le syndicat.

Les désaffections touchent tous les secteurs du système de santé public (NHS). On compte plus de 132 000 postes vacants au total dans la santé en 2022, soit 25 % de plus par rapport à 2021. Du côté des médecins, ce sont 10 000 postent qui sont inoccupés, soit une hausse de 32 % en un an. Une situation qui ajoute une pression supplémentaire sur les personnels en activité, qui pourraient être tentés de quitter à leur tour le service public.

Le Commons Health and Social Care Committee, lié au parlement britannique, évoque « la plus grande crise de main-d’œuvre de l’histoire du NHS », une situation qui représente « un risque sérieux pour la sécurité du personnel et des patients ».

 
La plus grande crise de main-d’œuvre de l’histoire du NHS.
 

En France aussi, chez les soignants, les départs sont devenus nombreux et les recrutements plus rares, en particulier depuis le Covid-19.

En Allemagne, la gestion de l’épidémie de Covid-19 a également conduit à une hausse des démissions ou des arrêts de travail, ce qui fragilise le système de santé. L’an dernier, 35 000 postes de personnels soignants étaient vacants à travers le pays, soit une hausse de 40 % en une décennie, selon une étude réalisée pour le ministère de l’économie allemand. 

Selon une enquête menée auprès des hôpitaux allemands de plus de 50 lits, 90 % d’entre eux ont décrit une pénurie de personnel plus importante que d’habitude. Dans la moitié des établissements, les arrêts de travail ont augmenté de 5 à 20 % en 2022. Conséquence : le manque de personnel conduit à fermer certains services d’urgence.

En pédiatrie également, la situation est devenue très tendue en Allemagne, comme ailleurs, alors qu’une épidémie de bronchiolite touche fortement les services de soins intensifs, avec des capacités d’accueil insuffisantes faute de personnel pour faire face à l’afflux de jeunes patients.

Quand les professionnels de santé quittent leur pays

En Espagne, comme au Portugal, en Grèce, ou dans les pays d’Europe de l’Est, contrats précaires, baisse des revenus et manque de reconnaissance poussent de plus en plus d’infirmier.es et de médecins à quitter le pays pour exercer à l’étranger, essentiellement en Suisse, en Allemagne et en France, où ils trouvent des postes bien mieux rémunérés. Un phénomène qui semble s’accentuer. En 2021, 4 130 certificats d’aptitude – document obligatoire pour exercer hors d’Espagne – ont été délivrés.

Ceux qui restent et tentent de maintenir le service public à flot fustigent le manque de ressources économiques et humaines, qui contribue à une surcharge de travail devenue intenable. Là aussi, les consultations se multiplient pour les médecins, tandis que les patients voient les délais de prise en charge s’allonger. Par ailleurs, le manque de personnel infirmier concerne 95 % des établissements de santé espagnols.

Selon le secrétaire général de la Confederación Española de Organizaciones Empresariales (CEOE), la pénurie de professionnel « peut provoquer un effondrement du système national de santé et affecter gravement les soins aux patients ».

« La colonne vertébrale de notre système de santé est en train de disparaître », alerte un médecin généraliste espagnol dans un éditorial.

 
La colonne vertébrale de notre système de santé est en train de disparaître. Dr Ángel Benegas Orrego
 

Bombes à retardement

« Les pénuries de personnel, un recrutement et une fidélisation insuffisants, la migration des travailleurs qualifiés, des conditions de travail peu attrayantes et le manque d’accès à des possibilités de formation continue sont autant de fléaux qui frappent les systèmes de santé », estime le Dr Hans Henri Kluge, directeur de l’OMS Europe. 

Selon lui, toutes ces menaces sur les système de santé européens représentent « une bombe à retardement », qui pourrait  « entraîner de lourdes conséquences pour la santé, des temps d’attente importants avant les soins, beaucoup de décès évitables, voire un effondrement des systèmes de santé ».

 
Les pénuries de personnel, un recrutement et une fidélisation insuffisants, la migration des travailleurs qualifiés, des conditions de travail peu attrayantes et le manque d’accès à des possibilités de formation continue sont autant de fléaux qui frappent les systèmes de santé. Dr Hans Henri Kluge
 

 

Rédaction : Vincent Richeux (Medscape édition française). Ont contribué à cet article : Aude Lecrubier (Medscape édition française), Nathalie Barrès (Univadis France), Claudia Bravo (Medscape Espagne), Vanessa Sibbald (Medscape Royaume-Uni), Maria Baena (Univadis Espagne), Daniela Ovadia (Univadis Italie).

 

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