POINT DE VUE

Déclaration des cancers professionnels : le compte n'y est pas

Vincent Bargoin

Auteurs et déclarations

23 novembre 2022

COLLABORATION EDITORIALE

Medscape &

France — Vingt-cinq ans après l'interdiction de l'amiante, la sous-déclaration des cancers professionnels reste massive.

Pourtant, des solutions efficaces existent. Dernièrement, une équipe de l'Institut du Cancer Avignon-Provence (ICAP) rapportait dans le Bulletin du Cancer, journal de la Société Française du Cancer (SFC), son expérience d'une consultation dédiée à la reconnaissance des cancers du poumon dus à l'amiante.[1](Lire A Avignon, une consultation de reconnaissance des cancers professionnels change la donne)

Dans leur conclusion, les auteurs insistaient sur l'efficacité de ce dispositif, et l'utilité de la mise en place de consultations analogues dans d'autres centres.

Dr Benoît De Labrusse

Engagé dans la lutte pour la reconnaissance des cancers d’origine professionnelle depuis plus de 40 ans, le Dr Benoît de Labrusse, co-auteur de l'article, témoigne pour Medscape edition française de son expérience de terrain et des insuffisances flagrantes qu’il constate encore aujourd’hui.

D'où vient votre engagement en faveur de la reconnaissance des cancers professionnels ?

Dr Benoît de Labrusse : Ayant exercé la médecine du travail durant 40 ans, j'ai suivi les évolutions du dossier amiante sur le terrain.

Au milieu des années 80, je surveillais les salariés d'une entreprise fabricant des filtres à huile pour les moteurs, dans lesquels sont incorporés de l'amiante. Au passage, ces mêmes filtres étaient utilisés jusqu'en 1974 pour le filtrage du vin.

Dans l'entreprise, le salarié prenait à pleines mains les fibres d'amiante pour les mélanger à la cellulose. J'ai fait établir un constat, et effectuer des mesures dans l'atmosphère de l'atelier : les résultats étaient naturellement très supérieurs aux normes.

Dans cette entreprise, j'ai demandé des mesures de prévention, et un suivi des salariés a alors été mis en place, mais il s'agit là un cas exceptionnel.

En 1997, à la suite de l'interdiction de l'amiante, le Médecin inspecteur régional du travail nous a demandé de recenser les entreprises ayant utilisé de l'amiante dans la région PACA. Je me suis alors posé la question du devenir des salariés de ces entreprises.

Après une longue enquête, des dizaines de personnes ont été identifiées. Certaines étaient décédées d'un cancer du poumon qui a été déclaré en maladie professionnelle. Aux autres, a été délivrée une attestation d'exposition à l'amiante. En principe, la délivrance de cette attestation est obligatoire. En pratique, elle est exceptionnelle : les entreprises évitent toute reconnaissance de responsabilité, et les médecins du travail se réfugient derrière l'entreprise.

 
A l'ICAP, nous arrivons à près de 40% des cancers primitifs du poumon déclarables en maladie professionnelle.
 

Quelles sont aujourd'hui les taux de cancers dus à l'amiante et reconnus comme professionnels  ?

Dr Benoît de Labrusse : Environ la moitié des mésothéliomes en France ne sont pas déclarés et donc non reconnus comme maladie professionnelle.

Au delà du mésothéliome, le problème le plus important est le cancer du poumon. Selon les chiffres officiels, la fraction des cancers du poumon attribuable à l'amiante serait comprise entre 4,5 et 16%.

Mais à l'ICAP, nous arrivons à près de 40% des cancers primitifs du poumon déclarables en maladie professionnelle.

Ces cancers, le plus souvent, le médecin du travail n'en a pas connaissance, que ce soit parce que le salarié est retraité ou parce que l'affection n'est pas déclarée en maladie professionnelle.

Or, cette déclaration est rare. Pour la plupart des médecins aujourd'hui, cancer du poumon=tabac.

Nous rencontrons par ailleurs parfois des refus de déclaration de la part des patients eux-mêmes, qui, fumeurs ou anciens fumeurs, prennent la responsabilité sur eux.

Or, on sait que le tabac et l'amiante se potentialisent l'un l'autre. C'est pourquoi le tabagisme n'est pas un obstacle à la déclaration en cas d'exposition à l'amiante.

Cette situation n'est toutefois pas acquise, puisque dans certaines instances comme le Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT), les employeurs jouent sur « la part attribuable » au tabac pour limiter la prise en charge à 50%. 

 
On sait que le tabac et l'amiante se potentialisent l'un l'autre. C'est pourquoi le tabagisme n'est pas un obstacle à la déclaration en cas d'exposition à l'amiante.
 

Lors de la recherche d'une origine professionnelle, quelle est la plus grosse difficulté ?

Dr Benoît de Labrusse : Le principal obstacle est l'information, à la fois très fragmentaire, et difficilement accessible. Sauf initiative individuelle d'un médecin du travail, on ne trouve jamais de document signalant une exposition. Et dans les services de médecine du travail autonomes, il peut être très difficile d'accéder au dossier médical d'un salarié. Il m'a fallu parfois recourir au Médecin inspecteur du travail.

Parallèlement, pour reconstituer une carrière, avoir le détail des postes occupés par un salarié, les CHSCT et les syndicats, là où ils sont présents c'est à dire dans les grandes entreprises, peuvent fournir des informations.

Ce flou dans les pratiques s'inscrit dans des conditions réglementaires elles mêmes fluctuantes. Ainsi, jusqu'en 2012, la fiche individuelle d'exposition et la délivrance, le cas échéant, d'une attestation, étaient une obligation conjointe des entreprises et du Médecin du travail, même si elle n'était pas partout respectée.

Depuis 2012, cette obligation a été supprimée.

Aujourd'hui, il semble y avoir un frémissement des autorités sur cette question, puisque des décrets ont été publiés, chargeant le médecin du travail de la traçabilité de toute la carrière du salarié.

L'intention est louable mais les moyens de la faire aboutir sont insuffisants, et le seront de plus en plus.

Il y a cinq ans, environ 5000 médecins du travail exerçaient en France. Il sont aujourd'hui 4000, et dans le meilleur des cas, il en restera 2000 dans cinq ans.

Par ailleurs, la délégation de tâche à des infirmières n'est pas une solution puisque, outre la question de l'insuffisante formation, elles n'ont pas le statut permettant d'obtenir des documents de l'entreprise.

 
Sauf initiative individuelle d'un médecin du travail, on ne trouve jamais de document signalant une exposition.
 

Les médecins de ville peuvent-ils aider les médecins du travail ?

Dr Benoît de Labrusse : Les médecins de ville restent peu au fait du risque professionnel : il n'est qu'à voir les dossiers médicaux ; il est très rare qu'ils fassent mention de l'activité professionnelle. La question n'est donc simplement pas posée.

Les oncologues sont davantage sensibilisés, mais il sont déjà surchargés de travail. Les généralistes également. Or, les démarches administratives de déclaration sont lourdes.

Il faut d'ailleurs réfléchir à la complexité de ces démarches, demandées à des personnes âgées, diminuées par la maladie, le plus souvent des ouvriers au savoir-faire manuel. En pratique les deux-tiers d'entre elles ont beaucoup de difficultés faire les démarches administratives. 

Quelles sont vos propositions pour améliorer la reconnaissance des cancers professionnels ?

Dr Benoît de Labrusse : Aujourd'hui, au niveau national, il existe des consultations de pathologie professionnelle, animées par un médecin du travail praticien hospitalier, dans les villes universitaires.

Ce dispositif ne répond pas au besoin de fond, qui est de soulever l'hypothèse d'une origine professionnelle de manière systématique.

Ce questionnement, nous l'avons mis en place à l'ICAP depuis 2014, pour tous les cancers primitifs du poumon.

 
Il faut une consultation spécialisée.
 

Naturellement, il a fallu adapter la pratique. Ainsi, nous avons rapidement constaté que la question ne peut pas être posée par l'oncologue lors de la consultation d'annonce du diagnostic, déjà difficile.

Il faut une consultation spécialisée.

Nous avons également constaté que les généralistes, à qui nous adressions initialement les dossiers de demande de reconnaissance, n'ont pas le temps de les remplir, ni parfois les compétences administratives nécessaires.

A côté de la consultation spécialisée, nous nous sommes donc organisés pour rechercher dans toute la carrière professionnelle d'éventuelles expositions à des cancérogènes pulmonaires. Une assistante sociale guide par ailleurs les patients dans les procédures médico-administratives.

Enfin, il est important de travailler en réseau.

Grâce à un modeste financement de l'ARS-PACA, l'ICAP a mis en place sa consultation spécialisée en s'inspirant du centre Léon-Bérard, de Lyon, qui est un peu notre mentor.

Nous avons également des contacts avec les consultations spécialisées à Lille et à Dijon, avec lesquelles nous échangeons sur les cas cliniques.

Sachant la sous-déclaration de cancers professionnels, ce modèle mériterait d'être étendu à tout le territoire, et nous sommes d'ailleurs prêt à transmettre notre expérience aux centres intéressés.

 
Sachant la sous-déclaration de cancers professionnels, ce modèle mériterait d'être étendu à tout le territoire, et nous sommes d'ailleurs prêt à transmettre notre expérience aux centres intéressés.
 

 

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