Omerta sur les soldats russes dans les hôpitaux biélorusses

Ute Eppinger

Auteurs et déclarations

21 novembre 2022

 

Dans les premiers mois de la guerre, de nombreux soldats russes ont été accueillis à la demande de  Vladimir Poutine dans certains hôpitaux de Biélorussie et ont rempli les morgues du pays. En témoignent les récits de lanceurs d’alerte biélorusses, et notamment de médecins, qui ont fait sortir du pays des radiographies de ces combattants. Ces documents ont été dévoilés fin octobre dans un article de la chaine américaine CNN. Une situation dramatique qui a été cachée au peuple russe, comme le rapporte notre consœur de Medscape Germany.

Berlin, Allemagne – La guerre lancée par Poutine contre l'Ukraine fait énormément de victimes parmi ses propres soldats. Si, le 2 mars dernier, le ministère russe de la Défense parlait de 498 tués et de 1 600 blessés parmi ses troupes, les estimations des Etats-Unis et de l'OTAN étaient déjà bien plus élevées : entre 3 000 et 10 000. Environ 7 mois après le début de la guerre, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou évoquait près de 6 000 soldats russes tués. En août, le Pentagone a fait savoir que le chiffre réel était probablement bien plus élevé : jusqu'à 80 000 morts et blessés. Un chiffre porté à plus de 100 000 (non confirmé) mercredi 16 novembre par le chef d'état-major américain, le général Mark Milley.

Différentes sources confirment le nombre élevé de pertes

En Biélorussie, les médias, le réseau social Telegram, les blogueurs et les médecins ont eux aussi fait état de nombreux soldats russes blessés et morts. En mars dernier, la radio publique allemande Deutsche Welle (DW) rapportait que les blessés arrivaient en nombre à Masyr, une ville de 110 000 habitants dans le sud-est du pays, « souvent sans bras, sans jambes, sans oreilles, sans yeux. » Certains soldats auraient été pris en charge trop tardivement, souffrant déjà de gangrène.

« Si les soldats étaient transférés à temps, on pourrait encore sauver des membres », expliquait une source non identifiée à la DW. Selon cette source, certains blessés n'ont pas été nourris pendant cinq jours. Ils étaient désorientés, ils n'avaient aucune idée de l'endroit où ils se trouvaient et ils demandaient sans cesse d’appeler leurs parents. « Ce sont des patients nés en 2003, issus de régions pauvres de Russie. En fait, encore des enfants », expliquait-t-on à la DW.

Selon l'Odessa Journal, fin mars, des blogueurs biélorusses ont rapporté également que des soldats russes blessés étaient amenés plusieurs fois par jour à l'hôpital de Masyr. Les habitants de la ville se plaignaient du fait que l'accueil de l'hôpital ne fonctionnait plus correctement depuis le début de la guerre. Les patients disaient qu’à maintes reprises, les civils n’ont plus été admis et que, pendant plusieurs heures par jour, le service des admissions n'acceptait plus les ambulances amenant des patients locaux.

Selon une autre source de la DW, des interventions chirurgicales ont été réalisées "non stop" dans un hôpital de la région de Homel – jusqu'à 50 par nuit, en comptant les opérations chirurgicales plus classiques chez des civils.

« L'hôpital est rempli », expliquait la source, qui avait demandé que l'emplacement exact de l'hôpital ne soit pas divulgué.

Plusieurs personnes ont indiqué à la DW que des soldats morts étaient également transportés en Biélorussie. Cependant, personne n'a été en mesure de donner un chiffre précis. A la mi-mars, Radio Free Europe (RFE) rapportait que l’unique morgue de Masyr était bondée. « Le nombre de corps qui s'y trouvent est incroyable », expliquait un habitant à RFE.

Des radiographies copiées secrètement attestent de graves blessures

Fin octobre, le media américain CNN a publié tout un article sur ces blessés russes que Poutine a fait soigner en masse en Biélorussie « afin que l'on ne découvre pas, en Russie, le nombre réel de blessés accueillis ». Le reportage de CNN s’appuie notamment sur le témoignage d’Andrej – dont le nom a été modifié pour des raisons de sécurité –, un médecin biélorusse qui a pu se réfugier en Lituanie avec sa famille, qui s’est vu contraint dans les premiers mois de guerre de traiter des soldats russes blessés lors de l'attaque sur Kiev.

Un vendredi d’août, après avoir terminé son service à l'hôpital de Masyr en fin de soirée, la famille d’Andrej est partie en direction de la frontière lituanienne. Sa femme et ses deux enfants ont transité par le poste-frontière officiel, tandis que lui passait par la forêt. Une clé USB cachée dans un des jouets de sa fille contenait des preuves de ce qu'il avait vu : des dizaines de radiographies de soldats russes blessés.

A la mi-février déjà, Andrej avait vu sa ville natale de Masyr se transformer en une vaste base militaire. Des chars roulaient dans les rues, les soldats russes faisaient le tour des magasins locaux et s'enivraient dans les bars du centre-ville. Andrej et sa famille ont rapidement soupçonné que la Russie se préparait à la guerre. Alors que les exercices militaires devaient se terminer le 20 février, l'administration de l'hôpital a prolongé jusqu'au 10 mars l'ordre de soigner gratuitement les soldats russes. « Ils ont dû penser que la guerre serait terminée entretemps », avance Andrej.

Le matin du 24 février, un fonctionnaire de l'hôpital aurait réuni tous les médecins de l’hôpital de Masyr et leur aurait ordonné de garder 250 lits libres pour les blessés russes, d'arrêter toutes les opérations prévues et, si possible, de renvoyer les patients biélorusses chez eux. « Ils nous ont ensuite avertis que nous ne devions pas divulguer d'informations sur les soldats russes. Nous avons dû signer un accord de confidentialité nous interdisant de partager des photos ou des documents. Ils nous ont dit que nous étions surveillés par le FSB (Service fédéral de sécurité russe) et qu'ils avaient des moyens de surveiller nos téléphones. »

 
Ils nous ont ensuite avertis que nous ne devions pas divulguer d'informations sur les soldats russes.
 

De gros efforts pour garder les informations sous silence

La BMSF (Fondation biélorusse de solidarité médicale) a aussi affirmé fin mars que les cliniques biélorusses étaient soumises à un contrôle strict. « Des collaborateurs des services secrets KGB ou FSB intervenaient directement dans les hôpitaux. Tous les bâtiments étaient surveillés. De nombreux médecins qui auraient pu révéler des informations ont été chassés des hôpitaux. Ils ont été remplacés par des médecins russes », a expliqué cette ONG. De nombreux médecins et employés des hôpitaux auraient eu peur et n’auraient parlé à personne. Selon la BMSF, il y a eu beaucoup de soldats morts, et les cliniques biélorusses ont été surpeuplées.

« Tous les blessés pour lesquels il n’était pas trop tard étaient désormais transportés par train vers la Russie », déclarait un porte-parole de la fondation.

Un médecin du principal hôpital de Masyr a déclaré à RFE que l'établissement était surveillé par la police et les services de sécurité, et que les médecins avaient été menacés de licenciement s'ils s'exprimaient sur la situation. Il a également indiqué que tous les médecins de l’hôpital avaient été chargés de soigner les blessés russes. « Il n'y a pas assez de chirurgiens. Les corps étaient transportés en ambulance et chargés sur des trains russes mais, après que quelqu'un a publié sur internet une vidéo montrant ces chargements, ces derniers ont commencé à se faire de nuit pour ne pas attirer l'attention. »

Aliaksandr Azarau, directeur de ByPol, une organisation fondée par d'anciens membres de la police et des services de sécurité biélorusses, a déclaré à CNN que les autorités de Masyr avaient fait de gros efforts pour garder sous silence le nombre de soldats russes blessés et la nature de leurs blessures. Azarau a expliqué que l'hôpital éatit surveillé 24 heures sur 24 et que le personnel avait été averti de sa responsabilité personnelle en cas de divulgation d'informations sur les militaires traités à l'hôpital.

Cela n’a pas empêché Andrej de copier secrètement les radiographies de dizaines de soldats traités à l'hôpital de Masyr. « Ce que j'ai copié, qui n’est qu’une partie des archives, aurait pu m'attirer des ennuis pour faits considérés comme relevant de l’espionnage », a-t-il déclaré. Les radiographies contiennent les noms et l'âge des soldats, dont beaucoup avaient entre 19 et 21 ans.

Andrej explique que c’est aux premières heures du 28 février qu’il a vu la plus grande vague de blessés débarquer à l'hôpital de Mazyr. Au total, plus de 100 soldats russes sont arrivés avec des blessures au visage, des plaies béantes et des fractures compliquées, dans tous les cas des lésions dues aux explosions et aux tirs, d’après son témoignage. Pourtant, le même jour, une chaîne de télévision publique locale rapportait que l'hôpital fonctionnait normalement. Pour Andrej, il s'agissait d'une tentative de dissiper les rumeurs selon lesquelles des soldats russes y seraient soignés.

Les cliniques et les morgues étaient pleines de soldats russes

En réalité, l'hôpital était rempli de soldats, d’après Andrej, dans des états pitoyables, certains ont dû être amputés. D’autres portaient les mêmes compresses depuis plusieurs jours pour tenter de limiter les pertes sanguines, et leurs corps étaient criblés de balles et d'éclats d'obus, d’après les clichés radiographiques. « Il y avait plus de blessés devant être opérés que de tables d'opération. Les Russes nous ont simplement laissé leurs soldats blessés et ne se sont pas occupés d'eux. »

 
Les Russes nous ont simplement laissé leurs soldats blessés et ne se sont pas occupés d'eux.
 

Beaucoup de blessés avaient combattu dans différentes zones en dehors de Kiev – à Hostomel, à Boucha et Borodianka, ainsi qu’à Tchernobyl où leurs troupes avaient été exposées à la radioactivité. Andrej affirme avoir soigné des parachutistes et des membres des forces spéciales russes qui avaient été blessés dans l'attaque de l'aérodrome d'Hostomel, lorsque leur hélicoptère avait été pris pour cible.

« Il s’agissait de tueurs professionnels. Mais, nous devions les soigner, c'était notre travail. Je me suis senti dégoûté par toute cette histoire. Mais en tant que médecin, je n'ai pas le droit d'être dégoûté », rapportait-t-il. Le major-général russe Sergueï Nyrkov, qui avait été gravement blessé à l'abdomen à Tchernobyl, a également été soigné à Masyr, selon sa radiographie qu'Andrej a fait sortir clandestinement. Ce médecin a ajouté cependant que la plupart des blessés étaient des jeunes soldats inexpérimentés et des conscrits originaires de régions reculées de Russie.

Lors de la réunion du Conseil de sécurité qui s’est tenue le 1er mars, le président biélorusse Alexandre Loukachenko a reconnu que des soldats russes étaient pris en charge dans ses hôpitaux. « Nous les soignons et continuerons à les soigner à Homel, Masyr et, je pense, dans quelques autres chefs-lieux de district, lorsqu'ils seront transportés chez nous. » Dans le même temps, il a rejeté comme étant des fake news les informations selon lesquelles la Russie aurait subi et subissait encore de grandes pertes.

 
Il s’agissait de tueurs professionnels. Mais, nous devions les soigner, c'était notre travail. Andrej
 

Andrej et d'autres médecins ont confirmé que, début mars, 40 à 50 blessés russes étaient transportés chaque jour à l'hôpital de Masyr, et qu’ils y entraient et sortaient "comme à la chaîne". En mars également, Anna Krasulina, la porte-parole de la dirigeante de l'opposition biélorusse en exil Sviatlana Tsikhanouskaya, affirmait à la chaîne de télévision ukrainienne Rada que les morgues de Masyr étaient submergées par les corps de soldats russes.

Mikalai, un médecin de la région de Homel qui a quitté sa région natale et dont le nom a également été changé pour des raisons de sécurité, a déclaré à CNN qu'il n'était pas surprenant que les autorités biélorusses et russes aient fait de gros efforts pour occulter la réalité dans les hôpitaux. « Un grand nombre de jeunes soldats blessés, cela fait tache, et ne correspond pas à l'idée de cette grande invasion russe. » Les autorités veulent donner l'impression que la situation est sous contrôle et que les rapports évoquant un grand nombre de victimes sont des faux. « Mais c'est la terrible vérité... Ils ont juste essayé de la dissimuler. »

Des rapports sur les pertes russes malgré la répression

Ces derniers mois, plusieurs personnes ont été arrêtées pour avoir filmé des véhicules militaires russes, d’après Viasna, une organisation biélorusse de défense des Droits de l'Homme dont le fondateur emprisonné a récemment reçu le prix Nobel de la paix. Pourtant, malgré l'environnement répressif, des indications sur les pertes dans les troupes de Moscou ont fait leur apparition dans les médias sociaux et les rapports locaux.

Fin février, le projet biélorusse Hajun, un groupe d'activistes, a commencé à diffuser sur Telegram des images de véhicules sanitaires russes transportant des combattants venant de la ligne de front et traversant la frontière. Le groupe, qui s’est appuyé sur un réseau de sources locales fiables, a posté des images de bus verts "PAZ" de l'ère soviétique, marqués de croix rouges et d'un "V" blanc – un symbole supposé représenter "Vostok" ou l'Est – ainsi que des ambulances blindées dans la région de Homel.

« Nous pouvons confirmer que [...] les Russes ont utilisé les infrastructures biélorusses, y compris les bâtiments médicaux et les hôpitaux de campagne. Ils ont également utilisé des morgues ... et des gares ou des bases aériennes pour transporter des morts ou des blessés, nous en avons des photos », a déclaré à CNN Anton Motolko, un blogueur biélorusse qui a fui Minsk en 2020 et qui a fondé le projet biélorusse Hajun.

Motolko a indiqué que, d’après ses sources, les morgues de la région étaient bondées et qu'un flux constant de soldats blessés arrivait à l'hôpital de la ville de Masyr, où le docteur Andrej avait travaillé. La porte-parole Krasulina a également précisé début mars à la télévision ukrainienne que l'opposition en Biélorussie ne se tairait pas : « Nous devons informer aussi bien les Tchétchènes que les Russes que les morgues du sud de la Biélorussie sont remplies de corps de leurs soldats. Il est important qu'ils le sachent. Nous ne laisserons pas la propagande russe le cacher. »

 

Cet article a été publié initialement sur Medscape.com sous le titre Viele russische Soldaten des Ukrainekrieges in belarussischen Krankenhäusern – davon berichten Ärzte als Whistleblower . Traduction du Dr Claude Leroy.

 

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