Des « drôles d’oiseaux », des « originaux »… Il n’est pas rare de voir des biographes accoler de telles étiquettes à des artistes qui se sont fait remarquer par leur excentricité ou par des œuvres jugées choquantes. Et si la créativité suppose de pouvoir s’écarter des chemins battus, certains traits de caractère ou du comportement chez des artistes peuvent être identifiés comme des troubles de la personnalité et, parfois, des composantes du spectre de l’autisme.
Un mathématicien britannique a illustré ces aspects par deux personnalités qui pourraient difficilement sembler plus différentes au premier abord : le musicien hongrois Béla Bártok et l'icône américaine du Pop Art, Andy Warhol. « Le lien est clairement établi entre les troubles affectifs et l'imagination artistique ou scientifique, notamment mathématique », selon le Pr Ioan James, du département de mathématiques de l'université d'Oxford. [1] Son affirmation se base principalement sur le livre ‘Autism and creativity’ du psychiatre Michael Fitzgerald (Trinity College de Dublin), qui y développe la thèse selon laquelle l'anticonformisme s'épanouit souvent sur le terrain du syndrome d'Asperger. [2] Comme il est indispensable pour la créativité et l'originalité de sortir des voies toutes tracées, les artistes se font souvent remarquer par des habitudes déconcertantes, voire étranges. Inversement, lorsqu'on détecte un trouble du spectre de l’autisme chez des personnes surdouées, on attribue régulièrement à leurs œuvres un qualificatif comme « la belle altérité de l'esprit autiste. »
BÉLA B Á RTOK, au piano dès l’enfance
Né en 1881 et considéré comme l'un des plus grands représentants du modernisme, Béla Bártok aurait souffert d’un autisme léger, d’après différents spécialistes. Son père, directeur d'école, meurt alors qu’il n’a que sept ans. Sa mère, institutrice, commence à lui enseigner le piano. Les études de piano et de composition suivies à Budapest débouchent sur un poste de professeur à l'Académie de musique Franz Liszt de la capitale hongroise.
Bártok se marie en 1909 et a un premier fils, également appelé Béla. Il divorce en 1923, et un autre fils (Péter) nait de son second mariage. Par crainte du fascisme, la famille émigre en 1940 aux États-Unis. Bártok y est peu connu, et il peine à décrocher des commandes. Il meurt d’une leucémie en 1945, et son corps est transféré à Budapest en 1988, pour y être enterré au cours de funérailles nationales.
Un rythme musical abrupt, qui contraste avec une silhouette délicate

Portrait de Béla Bártok (source : © Janusz Pieńkowski | Dreamstime.com)
Quel genre d'homme était Béla Bártok ? Un témoin de l’époque a noté des contrastes « remarquables » tant sur le plan physique que mental : « Ses cheveux sont blancs, alors que son visage bronzé a l’apparence de la jeunesse. Sa musique au rythme abrupt donne à penser qu'il est de forte corpulence alors qu’il est mince, avec des mains et des pieds presque aussi délicats que ceux d'une femme. »
Et l’un de ses collègues de surenchérir, rapportant qu’il a « l'apparence d'un savant empreint de finesse, alors qu'il est pénétré d’une volonté fanatique et qu’il fait montre d’une rigueur inflexible. » Cette dureté est également ressentie par ses élèves pianistes, avec une inflexibilité qui les pousse parfois au désespoir.
Cette intransigeance explique également l’étendue immense de ses œuvres. Au-delà de sa qualité de compositeur, Bártok est considéré comme un pionnier de la musique ethnique : maîtrisant plusieurs langues, il collecte plus de 10 000 chants populaires au cours de ses voyages dans les Balkans et au Proche-Orient. En plus de son enseignement quotidien du piano, il se produira sur des scènes internationales jusqu’à la fin de sa vie.
Seule la musique le faisait sortir de sa réserve
« Dans la vie de tous les jours, il était la douceur même », témoigne un de ses contemporains. « Par contre, au piano, il ressemblait à une panthère par ses mouvements, ses étirements et ses brusques montées en puissance. C'était comme si toute la musique vivait en lui. Et dès qu'il s'arrêtait, c’était comme s’il disparaissait dans les profondeurs d'une caverne dont on ne pouvait l'extraire que par la force. »
Bártok était renfermé, maladroit et rarement disposé à parler ― encore moins à prononcer des formules de politesse ou à tenir des conversations anodines. Il était « presque douloureusement timide, et incorrigiblement nerveux », d’après certains témoignages. Sa façon de parler était décrite comme « extrêmement grise et monotone », avec un débit totalement uniforme.
Ses contemporains estimaient difficile de s'entendre avec lui, et ils étaient peu nombreux à se sentir vraiment à l'aise en sa présence. Les biographes écrivent que sa fragilité fonctionnait comme un masque qui visait à protéger son âme ultrasensible de l'agitation du monde.
L'autopromotion n'était pas sa tasse de thé
Bártok était persuadé d’avoir une mission artistique à remplir, mais il s’affichait avec modestie, bien incapable de mettre ses œuvres en valeur et, in fine, souffrant d'un manque de reconnaissance. D’après Ioan James, il s’isolait des personnes qui pouvaient l'aider, se retirant dans une forme d’exil intérieur contrarié.
« J'imagine que sa réserve a souvent fait souffrir ses proches », avançait son médecin de famille. Bártok aimait sa famille, mais il ne pouvait renoncer à se réfugier dans son art. Déchiré entre le sens du devoir envers ses proches et négligence, il était souvent tendu et insatisfait.
Ioan James en conclut que Bártok était totalement absorbé par son travail, au point d’en être obsédé lorsqu’il devait terminer une tâche commencée. Cette capacité de concentration a sans doute stimulé sa créativité, mais ses difficultés sociales ont nui à sa progression professionnelle.
ANDY WARHOL : l'abandon de l'art élitiste
L'auteur oppose le profil de Bártok au comportement excentrique d'Andy Warhol. Ils présentaient cependant quelques caractéristiques communes, comme un certain niveau d’inaccessibilité, la monotonie du langage, la capacité de travailler comme un enragé ou la passion de collectionner.

Portrait d’Andy Warhol (source : © Marion Meyer | Dreamstime.com)
Warhol (1928-1987) connaît un énorme succès dès les années cinquante en tant que graphiste publicitaire à New York. Il devient ensuite le représentant le plus célèbre (et le plus controversé) du Pop Art grâce à ses peintures basées sur des images reproduites plusieurs fois, comme les annonces dans les journaux et les bandes dessinées. Les boîtes de soupe Campbell et le portrait de Marilyn Monroe en sont des exemples bien connus.
« Comme certaines personnes autistes, il possédait un talent exceptionnel. Il s’est impliqué dans une nouveauté qui attire généralement l'attention, même chez les personnes souffrant de troubles de la perception ― à savoir faire plusieurs versions de la même image à l’intérieur d’une grille », explique Ioan James. Un autre signe : Warhol ne parlait pas beaucoup et, quand cela arrivait, tout tournait autour de son travail ― l'incarnation du workaholic aux centres d’intérêt très étroits.
Un solitaire qui se sentait étranger partout
À l'école déjà, il évitait habilement tout contact et se comportait de manière irréfléchie, montrant peu d'empathie et d'estime pour autrui. Devenu un artiste accompli, il a conservé des éléments propres aux enfants de six ans, ce qui lui donnait un air fragile et sans défense. Warhol était la combinaison d’une personnalité immature et d’un génie artistique.
Il se décrivait comme un solitaire : « Je n'étais proche de personne, je me sentais exclu... Chaque chose simple que je réalise a l'air étrange. J'ai une démarche et un regard si étrange ... Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? »
Un jour, il se regarde dans le miroir et décrit de sa voix plate, avec son expression maniérée, ce qu'il voit : « Tout est là. Le regard froid. La grâce brisée. La matité ennuyée. La pâleur gâchée. Le chic d'un monstre. L'émerveillement en fait passif. Le glamour qui prend racine dans le désespoir. L'insouciance avec laquelle je m'admire. La différence perfectionnée. L'aura ombrageuse, voyeuriste, vaguement inquiétante... rien ne manque. Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, il suffit de regarder la surface de mes tableaux, de mes films et de ma personne, et me voilà. Il n'y a rien derrière. »
Warhol cultivait ses manies
Les stéréotypies et les routines sont typiques de l'autisme, comme l’écoute de disques jusqu’à l’obsession, l'accumulation de meubles et d'objets comme des boîtes de biscuits, ou encore faire le tour de ses collections matin et soir. Loin de dissimuler ses beaux objets, Warhol les entretient soigneusement et en exagère l’importance, amenant certains admirateurs à le copier.

Campbell's Soup Cans , 1962, par Andy Warhol (source : © Laurence Agron | Dreamstime.com)
Ioan James considère également le texte Underwear Power comme le signe d'une personnalité autistique. Warhol y explique qu’en faisant ses courses, il fait vérifier l'étiquette sur l'emballage pour s'assurer que rien n'a changé, pas même les instructions de lavage.
Comme il a peur de s'endormir, il décale ses activités vers les heures nocturnes. Il nourrit son narcissisme par sa publicité et par son obsession de contrôle sur ses semblables. « Il était voyeur à la fois dans le sens sexuel et dans le sens plus large de quelqu'un qui jouissait par procuration de l'expérience des autres, par exemple lorsqu'ils abusaient de drogues et d'alcool ou se comportaient comme des fous », explique un observateur.
L'autisme prédispose-t-il à l'art ?
Qu'est-ce qui pousse les personnes atteintes d’un trouble du spectre de l’autisme vers les activités artistiques ? Ioan James cite une hypothèse du psychiatre Fitzgerald, selon laquelle ils essaieraient ainsi de clarifier leur identité diffuse et leurs impressions confuses. Dans ce sens, l'activité artistique agirait comme une auto-thérapie, notamment contre la dépression dont les autistes sont souvent atteints. En outre, cette activité leur offre une possibilité de communiquer, car les modes habituels de communication leur sont difficilement accessibles. L’avantage procuré par leur personnalité immature est qu'ils ont conservé un regard d’enfant sur le monde, ce qui leur permet de surprendre le public par leur imagination et des idées aussi fraîches que nouvelles.
Cet article est une traduction/adaptation par le Dr Claude Leroy d’un article rédigé par la Dr Angela Speth et publié par univadis.de sous le titre Autismus - möglicherweise ein Wegbereiter zur Kunst von Béla Bártok und Andy Warhol
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(Source : Dreamstime)
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Citer cet article: Andy Warhol, Béla Bártok : les troubles du spectre de l'autisme prédisposent-ils à l'art ? - Medscape - 1er déc 2022.
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