France – Alors que l’Observatoire international des prisons a publié l’été dernier, à l’issu d’une enquête de plusieurs mois, un rapport sur l’état des lieux de l’accès aux soins spécialisés en prison [1], nous avons interrogé la Dr Béatrice Carton, 54 ans, présidente de l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (ARSEP) sur son expérience en maison d’arrêt. Forte de ses 21 années d’expérience en milieu pénitentiaire, cette généraliste de formation qui exerce comme médecin hospitalier détaché à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy et à la maison d’arrêt pour femmes de Versailles décrit les spécificités de la médecine pénitentiaire, l’accès aux soins par temps de Covid et les difficultés d’attractivité de l’exercice en prison. Malgré des conditions difficiles, elle revendique « un métier super » et explique pourquoi.

Dr Béatrice Carton
Medscape France : Comment en êtes-vous arrivée à travailler en prison ?
Dr Béatrice Carton : J’ai d’abord travaillé à l’hôpital dans un service de médecine en tant qu’assistante et j’ai fait quelques remplacements de médecine générale en ville. Comme beaucoup de mes collègues qui exercent en milieu pénitentiaire, je suis arrivée ici par hasard. En fait, nous sommes des médecins hospitaliers détachés en unité sanitaire en milieu pénitentiaire. Un poste s’est libéré. Je me suis dit que j’allais essayer pendant quelques années et cela fait 21 ans !
Quelle a été votre impression quand vous êtes entrée en prison la première fois ?
Dr Carton : Il faut se souvenir du premier jour où l’on rentre en prison, sinon on a du mal à comprendre ce que peuvent ressentir certains de nos patients. Quand on passe les portes d’une prison, on se retrouve dans un espace hors du temps, hors du monde. Il y a beaucoup de bruits différents de ceux de l’extérieur : des bruits de clés, de portes, des cris aussi. Les gens se parlent beaucoup à distance en criant. Au milieu de tout ça, le service médical est comme une bulle. Nous cherchons à ce que cet endroit soit perçu comme l’hôpital et non plus la prison.
Dans quels types de prisons intervenez-vous ?
Dr Béatrice Carton : Je travaille à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy et à la maison d’arrêt pour femmes de Versailles dans les Yvelines. Ces établissements accueillent de courtes peines, des personnes en détention provisoire et des détenus condamnés à une longue peine en attente d’une place en prison centrale. Le taux de surpopulation est très important. À Bois-d’Arcy, il y a 900 détenus pour 500 places. Le taux d’occupation est de 180 % en permanence. Ce n’est pas un phénomène isolé. La maison d’arrêt de Bordeaux est à 220 %, par exemple. Bien sûr, ces locaux trop petits et surpeuplés génèrent des troubles psychiatriques, de la vétusté, des troubles de l’hygiène…
Quand un détenu est incarcéré, quel est son parcours médical ?
Dr Carton : Une visite médicale est systématiquement proposée. Elle n’est pas obligatoire. Dans ce «parcours arrivant», la personne rencontre un infirmier, un médecin, un dentiste. L’objectif est de faire le point sur son état de santé, de mettre en place un suivi si nécessaire, de présenter le service et de l’orienter éventuellement vers des consultations spécialisées.
À la sortie de prison ou après un transfert, ce patient est-il perdu de vue ?
Dr Carton : Quand une personne est transférée d’un établissement à un autre, on transfère son dossier médical au médecin (pas à l’administration) pour qu’il y ait une continuité de soins. Si la personne sort de prison, nous essayons de lui remettre le maximum de documents pour qu’elle puisse continuer son suivi à l’extérieur. Le souci est qu’en maison d’arrêt, des détenus peuvent sortir du jour au lendemain sans que ce soit prévu. Ces «sorties sèches» représentent pour nous une véritable difficulté.
Quels sont les principaux problèmes de santé auxquels vous êtes confrontée ?
Dr Carton : Les pathologies psychiatriques sont sur-représentées. Il y a aussi des phénomènes d’anxiété et d’angoisse très importants. Du fait du biais de recrutement, nous avons affaire à des pathologies addictives. Mais, par définition, nous faisons avant tout de la médecine générale. Nos patients ont les mêmes pathologies que ceux que verrait un médecin généraliste installé en ville sur le même secteur.
Si un détenu a besoin d’une consultation spécialisée, comment cela se passe-t-il ?
Dr Carton : Un ophtalmologiste est présent dans mon service tous les quinze jours. Pour toutes les autres spécialités, je suis obligée d’adresser la personne à l’extérieur, sur mon hôpital de rattachement, à Versailles.
L’Observatoire international des prisons signale, dans un rapport récent, qu’un détenu peut attendre plusieurs mois avant de voir un spécialiste. Est-ce le cas ?
Dr Carton : Les contraintes sont différentes en fonction des ressources en médecins spécialistes exerçant dans le secteur. Mais il est vrai qu’en prison, nous avons des difficultés spécifiques. Dès qu’il s’agit d’adresser un patient en consultation spécialisée, il faut qu’une équipe de surveillants pénitentiaires soit disponible pour l’emmener, rester avec lui le temps de la consultation à l’hôpital et le ramener. Tout cela se passe dans des conditions plus ou moins dignes pour la personne, selon son niveau de dangerosité et les surveillants qui l’accompagnent. Au minimum, on lui passe les menottes. Or, les détenus n’ont pas forcément envie – et on peut les comprendre – de se promener dans le hall d’un hôpital accompagnés de surveillants, avec des menottes voire des entraves aux pieds. Un certain nombre refusent et, donc, renoncent à leurs soins.
L’OIP signale des difficultés d’accès, notamment à la gynécologie et aux soins dentaires. Certaines spécialités médicales sont-elles particulièrement impactées ?
Dr Carton : On a surtout un problème d’attractivité des professions en milieu pénitentiaire. Il est déjà compliqué de recruter des médecins, des infirmières et des paramédicaux hospitaliers. Et en plus, on leur propose de venir travailler derrière des barreaux, au milieu de nulle part, souvent à des kilomètres de tout. Les nouveaux établissements sont très froids et pas très agréables et, les plus anciens, très vétustes. Ça ne donne pas envie ! Malgré tout, c’est un métier super. Soigner des gens qui étaient parfois très éloignés du soin à l’extérieur, c’est très intéressant. En tant que médecin, on dispose de plus de temps en consultation. Et on revoit les patients plus facilement…
Avez-vous de l’attachement, de l’empathie pour vos patients compte tenu de leur situation ?
Dr Carton : De l’empathie, oui mais pas pour tout le monde. C’est comme dans la vie de tous les jours. Personnellement, je ne cherche pas à connaître leur histoire judiciaire, sauf s’ils viennent me la raconter spontanément. Un médecin en ville ne sait pas tout de son patient, et ça ne l’empêche pas de le soigner. C’est pareil pour moi. Je ressens un certain attachement pour ces personnes qui sont dans l’isolement social, économique ou les deux à la fois. Elles trouvent dans nos services un peu de considération. Nous avons en retour un peu de reconnaissance.
La téléconsultation peut-elle améliorer l’accès aux soins en prison ?
Dr Carton : Elle se développe mais beaucoup plus lentement que ce que nous espérions. Ici, nous faisons de la télémédecine depuis 2014. Nous avons instauré de la téléexpertise en dermatologie et des téléconsultations en anesthésie. Mais nous avons beaucoup de mal à la développer davantage. Nous aurions voulu faire de la téléexpertise en cardiologie, mais avons du mal à trouver un cardiologue disponible. Autre problème : nos services ont été très mal informatisés et avec beaucoup de retard. Je reste donc très prudente sur la télémédecine. Elle améliore l’accès aux soins, mais elle ne résout pas tous les problèmes. Par ailleurs, il ne faudrait pas qu’elle se substitue aux médecins qui sont à l’intérieur de la prison. Les patients sont déjà très isolés. S’ils ne voient plus personne, ça va devenir l’enfer.
Comment avez-vous vécu le Covid ? Les détenus ont-ils accès aux masques et à la vaccination ?
Dr Carton : Ils ont eu accès aux masques, avec retard. La vaccination s’est mise en place, mais nous sommes dans un univers où la rumeur fonctionne beaucoup, où de nombreuses «fake news» circulent. Nous avons essayé de nous adapter. La situation était très anxiogène dehors ; à l’intérieur, c’était encore plus marqué avec, en plus, l’arrêt des parloirs et des contacts avec les familles. Nous avons tout géré à moyens constants. Organiser la vaccination pour 900 personnes (même si une centaine seulement sont venues), sans moyens supplémentaires et faire du dépistage dans les mêmes conditions, n’a pas été simple. Honnêtement, nous n’avons pas rigolé tous les jours. Au cours de la première et de la deuxième vague, nous n’avons pas eu de grandes épidémies de Covid en détention. En revanche, nous avons eu beaucoup de personnes malades sur les dernières vagues, quand les mesures sanitaires se sont allégées. À ce moment-là, nous avons vu entrer beaucoup de virus, avec de nombreux cas à l’automne 2021 et au début 2022. Mais nous n’avons pas eu de cas très graves. Quand vous avez, en deux semaines de temps, 95 malades à prendre en charge, ce n’est pas facile. Il faut s’adapter en permanence, c’est un autre attrait du métier.
Comment avez-vous réussi à isoler ces malades ?
Dr Carton : Nous avons travaillé main dans la main avec la direction de l’établissement. Nous avons réservé – en quelque sorte «banalisé» – des secteurs de la prison, dans lesquels se sont déplacées les infirmières pour prendre en charge les patients et les voir une à deux fois par jour.
Constatez-vous des difficultés d’accès au traitement de l’hépatite C en prison ?
Dr Carton : Au début, nous avons eu des difficultés pour prendre en charge l’hépatite C, compte tenu du prix des traitements. Mais ce n’est plus le cas. Les pouvoirs publics ont pris la mesure du problème. Aujourd’hui, un médecin généraliste peut prescrire les traitements de l’hépatite C et les médicaments sont remboursés. La situation s’est donc améliorée, même si elle n’est pas encore parfaite. Nous récupérons les traitements au mois et nous les donnons au patient à la journée, voire à la semaine. Quand sa sortie est prévue, nous lui remettons son traitement et l’ordonnance s’il en a besoin. La difficulté se pose quand la personne sort alors que ce n’était pas anticipé. Là encore, c’est le royaume de l’adaptation et de la bidouille. Dans ces conditions, nous avons tendance à traiter les gens dont nous savons qu’ils vont rester deux ou trois mois dans notre établissement.
Il y a une vingtaine d’années, le Dr Véronique Vasseur a publié un livre-choc sur la santé en prison**. Est-ce qu’il y a eu des améliorations depuis ?
Dr Carton : À l’époque où elle exerçait en prison, les soins étaient dispensés par des médecins qui dépendaient de l’administration pénitentiaire. Depuis, les soins en prison sont passés sous la tutelle du ministère de la Santé. Bien que nous soyons dans les locaux de la prison, la justice n’est pas notre tutelle, ce qui nous laisse plus d’autonomie. Sur ces points, la situation s’est grandement améliorée. En revanche, nous sommes depuis quelques années dans une phase de régression : nous avons moins de moyens et l’esprit tout-sécuritaire nous gêne dans notre pratique. Disons que le ministère de la Santé se fait entendre moins fort que le ministère de la Justice. Depuis quelques années, nous subissons des pressions pour que nous examinions les détenus en présence de surveillants, alors que nous sommes au sein de la prison et que nos unités sont organisées pour que, justement, le secret médical soit respecté. Nous arrivons à refuser la présence de surveillants, mais c’est une bataille permanente qui devient lassante.
En tant que présidente de l’Association des professionnels de santé exerçant en prison, quelles sont vos revendications actuelles ?
Dr Carton : Avec l’APSEP, nous aimerions faire connaître nos pratiques, essayer d’améliorer l’attractivité de notre métier et obtenir suffisamment de moyens. Nous sommes tous persuadés, mes collègues et moi, que si nous arrivons à réaliser correctement notre mission de soins, nous pourrions aussi effectuer notre autre mission de promotion et d’éducation à la santé. Elle n’est pas mesurable ou rentable tout de suite, mais elle est importante pour la sortie de prison. Un exemple : en détention nous avons 70 % de fumeurs. À l’extérieur, c’est 30 %. La prise en charge du tabac est donc un élément majeur. Autre exemple : nos patients diabétiques sont tous extrêmement mal équilibrés. Certains plafonnent à 12 % d’hémoglobine glyquée. Il faut que nous ayons les moyens de travailler sur l’éducation à la santé, malheureusement nous ne sommes pas assez nombreux.
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Citer cet article: « Il y a un problème d’attractivité, mais travailler en prison, c’est super » - Medscape - 7 nov 2022.
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