Paris, France __ Dans un livre rédigé à 4 mains, la journaliste Anne Jouan et le Pr Christian Riché, qui fut l'une de ses principales sources, reviennent sur l'affaire Mediator, qu'ils ont grandement contribué à dévoiler. Au-delà des dysfonctionnements de la pharmacovigilance française, ils révèlent les conflits d'intérêts d’experts des autorités sanitaires appointés par les laboratoires pharmaceutiques et les menaces dont ils ont été l’objet. Edifiant.
En 2007, la pneumologue brestoise Irène Frachon constate des cas d'atteintes cardiaques chez des patients traités par le benfluorex (principe actif du Mediator), un médicament très largement utilisé en France comme coupe-faim.
Elle fut la première mais elle ne fut pas la seule à s’engager dans le combat pour la vérité. La journaliste Anne Jouan a très largement contribué à porter à la connaissance du plus grand nombre les effets nocifs du Mediator, dans les nombreux articles du Figaro dont celui du 13 octobre 2010, révélant le nombre potentiel de 500 à 1000 morts.
Retour aux sources
Ce sont ces années d’enquête que relate « La Santé en bande organisée »*, qui vient de paraître. Co-auteur de l’ouvrage, le Pr Christian Riché, alias "Monsieur Rungis", pharmacologue au CHU de Brest et membre de l'agence du médicament à plusieurs postes stratégiques, dévoile avoir transmis pendant 11 ans quantité de documents internes à Anne Jouan pour lui permettre de faire éclater l’affaire au grand jour.
Très bien informée, disposant des meilleures sources au sein des agences sanitaires, notamment de l'Afssaps, l'ancêtre de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), Anne Jouan revient sur les coulisses des révélations qui entraînèrent l'interdiction du Mediator, qui aurait selon les enquêtes provoqué la mort de 500 à plusieurs milliers de patients jusqu'à son retrait en 2009. Des faits pour lesquels le laboratoire Servier a été reconnu coupable et condamné en mars 2021 à une amende de 2,718 millions d’euros, pour « tromperie aggravée » ainsi que pour « homicides et blessures involontaires ».
Collusions
Comment le Mediator, interdit dès 2003 en Espagne et en 2004 en Italie, a-t-il pu rester commercialisé en France avec la bénédiction des autorités sanitaires jusqu'en 2009 ? Comment les multiples alertes __ certaines dès 1999 ! __ ont-elles pu être passées sous silence toutes ces années ?
Les auteurs apportent leur lot d'explications sur l'influence des laboratoires dans les agences sanitaires françaises (et en particulier Servier), la corruption d'experts juges et parties qui tentent par tous les moyens d'édulcorer les rapports pour prolonger la commercialisation des produits, la complicité parfois des politiques jusqu'aux incroyables pressions exercées sur les lanceurs d'alerte pour tenter de les faire taire. Et à cette improbable scène où les auditeurs de l'IGAS tentent d'imposer au Pr Riché de reconnaître sa responsabilité dans la non-interdiction du Mediator.
« Déterminer si un médicament était ou non susceptible d'être responsable d'effets secondaires pouvait durer des années, affirme le Pr Riché. Avec les industriels, il fallait trouver le plus de consensus possible ».
Le scientifique relate l’envers du monde de la pharmacovigilance censée protéger les patients en leur évitant de consommer des médicaments dangereux. Un univers consanguin où la notion de conflit d’intérêts demeure longtemps inconnue.
« Pourquoi vouloir s’offrir les bonnes grâces des experts ? Parce que dans le petit monde du médicament, leur rôle est considérable, inversement proportionnel à leur discrétion, leurs noms n’étant souvent pas connus du grand public. Quel est leur pouvoir ? Leur avis est crucial pour l’avenir d’une molécule et, éventuellement, la fortune de l’industriel l’ayant mise au point. Alors on les écoute, religieusement, et, comme on veut leur avis, on l’achète parfois ; et comme on a besoin de leurs conseils autorisés, on les paie, souvent. Pendant des années, il était parfaitement possible d’être expert de l’Agence du médicament (donc au service de l’État), membre de commissions très importantes, tout en se voyant rémunéré par l’industrie pharmaceutique. » (extrait de La santé en bande organisée).
Difficile aujourd’hui de croire que, jusqu’au début des années 2000, les candidats à la commission de mise sur le marché du médicament devaient fournir des lettres de recommandation des laboratoires pharmaceutiques !
Ou que des experts de la commission d’autorisation de mise sur le marché aient été dans le même temps consultant pour l’industrie.
Les choses n’ont véritablement commencé à changer qu’après le scandale Mediator avec la création du Sunshine Act à la française, qui exige que tout fabricant de médicaments, de dispositifs ou de matériels médicaux, déclare tout paiement ou avantage consenti à un médecin ou à un centre hospitalier universitaire d’un montant supérieur à 10 euros.
« Rien n’a bougé »
Dans cet ouvrage, Anne Jouan, aujourd'hui journaliste indépendante, revient sur les tentatives d'intimidation exercées par Servier mais aussi par l’agence du médicament auprès de la direction de son ex-journal. Elle décrit le soutien du grand chef Étienne Mougeotte et les bras de fer jusqu'au sein de la rédaction du Figaro pour imposer la place qu'elle mérite à ses articles.
Certains, qui relevaient la connivence de Jacques Servier avec d’anciens ministres de la Santé (Bernard Kouchner, Philippe Douste-Blazy, Jacques Barrot) n’ont pourtant jamais pu paraître dans le Figaro… mais ces infos ont trouvé refuge dans le Canard Enchaîné.
L’affaire Mediator a-t-elle permis de révolutionner le système de pharmacovigilance français et sa gouvernance ? Les auteurs ne le pensent pas.
« Depuis le scandale, ils ont changé la moquette de l’Agence et son nom, mais à part ça, rien n’a véritablement bougé », écrivent-ils, reprenant la remarque d’un salarié de l’ANSM. Selon Anne Jouan et Christian Riché, l’agence du médicament a perdu en compétence en embauchant de plus en plus souvent des jeunes débutants, non formés et non encadrés. L’agence a perdu en capacité à « protéger la santé publique en France », comme l’atteste son inertie à intervenir pour inspecter les travaux de l’IHU de Marseille, dirigé alors par le Pr Didier Raoult, sur l’hydroxychloroquine contre le Covid-19.
Des menaces
Tout comme la Dr Irène Frachon avant lui, dans ce nouveau livre, le Pr Christian Riché affirme avoir été victime de menaces. Menaces de la part du Pr Jean-Roger Claude, membre de la commission d'autorisation de mise sur le marché avant l'été 2010 : « Un individu est derrière moi et m'alpague avec des mots agressifs. Il me reproche d'avoir aidé Irène Frachon, en conséquence, me dit-il, ma carrière va être stoppée net. Ensuite, il parle de ma famille, de ma femme, de mes enfants : "On sait où ta fille va à l'école", dit-il. Et il ajoute avec un débit de mitraillette : "Tu t'es sali les mains avec cette fille [Irène Frachon], tu vas le payer personnellement et professionnellement".» Des propos que l'intéressé aurait contestés devant les policiers.

*La Santé en bande organisée, éd. Robert Laffont, 310 pages, 20,50 euros.
Suivez Medscape en français sur Twitter.
Suivez theheart.org | Medscape Cardiologie sur Twitter.
Inscrivez-vous aux newsletters de Medscape : sélectionnez vos choix
Crédit de Une et image texte : Christophe Gattuso
Actualités Medscape © 2022 WebMD, LLC
Citer cet article: Quand des experts du médicament touchent des cachets : un livre choc sur les coulisses de l’affaire Mediator - Medscape - 26 sept 2022.
Commenter