Barcelone, Espagne — Au cours de l’ESC 2022, la Société européenne de cardiologie (ESC) a présenté les premières recommandations en cardio-oncologie, élaborées en collaboration avec plusieurs sociétés savantes, dont la Société internationale de cardio-oncologie (ICOS)[1]. Très attendu, le document propose 272 nouvelles recommandations pour guider les cardiologues et les oncologues dans la prévention et la prise en charge des cardiotoxicités liées aux traitements anti-cancéreux.
Pour faciliter la prise en main, la société européenne a misé sur son application ESC Pocket Guidelines, qui s’avère indispensable pour le calcul du score de risque de toxicité cardiaque lors de l’évaluation initiale des patients.
Les recommandations ont été publiées simultanément dans l’European Heart Journal[2]. « Le document fournit des indications spécifiques sur la prise en charge avant, pendant et après l’administration de thérapies anti-cancéreuses pouvant potentiellement causer des problèmes au niveau cardiaque et vasculaire », a précisé le Dr Alexander Lyon (Royal Bompton Hospital, Londres, Royaume-Uni), co-coordinateur de ces recommandations.
« Pour les anthracyclines et les anti-HER2, ces recommandations viennent confirmer ce qui était déjà mis en place dans le suivi des patients. Concernant les thérapies ciblées plus récentes, comme les anti-angiogéniques et les immunothérapies, elles permettent d’uniformiser les pratiques, parfois très variables d’un centre à l’autre », a commenté auprès de Medscape édition française, la Dr Jennifer Cautela, cardiolo-oncologue (Centre méditerranéen de cardio-oncologie, Hopitaux universitaire de Marseille).
Avec la stratification du risque de cardiotoxicité désormais proposée par l’ESC avant d’initier un traitement anti-cancéreux, « le suivi des patients à bas risque est allégé dans la majorité des cas, tandis que la surveillance est à l’inverse renforcée chez les patients à haut et très haut risque », ajoute la spécialiste, qui précise que dans l’ensemble, « la place des biomarqueurs dans le suivi est valorisée ».
Consensus sur les définitions des complications cardiaques
Premier enseignement de ces recommandations: les experts apportent des définitions standardisées concernant les cardiotoxicités survenant sous anti-cancéreux.
La dysfonction cardiaque sous anti-cancéreux (CTRCD) est ainsi redéfinie. Chez les patients symptomatiques, l’évaluation du niveau de sévérité de la dysfonction du ventricule gauche n’implique plus la mesure de la fraction d’éjection ventriculaire gauche (FEVG), mais s’appuie uniquement sur la symptomatologie. « Ces définitions mettent davantage l’accent sur la clinique », souligne la Dr Cautela.
Chez ces patients, la dysfonction ventriculaire est ainsi jugée sévère en cas d’hospitalisation pour insuffisance cardiaque et devient très sévère lorsqu’elle s’accompagne d’un choc cardiogénique. Elle est modérée si un renforcement du traitement par diurétique ou de l’insuffisance cardiaque apparait nécessaire et minime lorsque les symptômes ne justifient pas de modification thérapeutique.
En revanche, chez les patients asymptomatiques, l’évaluation échographie garde toute sa place. Elle s’appuie sur la FEVG, mais aussi sur la mesure du strain systolique global longitudinal (GLS). Du côté des biomarqueurs, les peptides natriurétiques retrouvent leur utilité en complément de la troponine.
Cette définition propose trois nouvelles classes de sévérité de dysfonctionnement cardiaque chez ces patients asymptomatiques, à l’image des recommandations de l’insuffisance cardiaque :
Dysfonction cardiaque sévère: FEVG< 40%;
Dysfonction cardiaque modérée: FEVG entre 40 et 49% après une perte de 10 points au moins, FEVG entre 40 et 49% après une perte de moins de 10 points, mais une hausse des biomarqueurs ou une altération du GLS > 15% en valeur relative par rapport aux valeurs en pré-traitement;
Dysfonction cardiaque minime: FEVG> 50% et une hausse des biomarqueurs ou/et un altération du GLS > 15% (auparavant nommée dysfonction « infra-clinique).
Autre définition très attendue par les cardiologues, celle de la myocardite sous immunothérapie. Les recommandations reprennent le consensus de 2021 de l’ICOS, qui y associe un score avec un diagnostic reposant sur la hausse de la troponine associée à un critère majeur (atteinte typique à l’IRM cardiaque selon les critères de Lake Louise modifiés) ou deux critères mineurs (paramètres cliniques, arythmie ventriculaire, IRM douteuse, présence d’une autre complication immuno-médiée, en particulier la myosite et la myasthénie…).
« La définition rappelle qu’avant toute chose, il est nécessaire d’éliminer un syndrome coronarien aigüe (SCA), une myocardite virale et une embolie pulmonaire », précise la Dr Cautela.
Une application pour évaluer le risque de toxicité
Point fondamental de ces recommandations: la stratification du risque de toxicité cardiovasculaire - différent du risque cardio-vasculaire habituel - est à évaluer avant d’initier la thérapie anticancéreuse (Classe I). « L’objectif est d’affiner l’identification des patients à risque qui vont le plus bénéficier d’un suivi », a commenté la Dr Cautela, lors d’une session de la Société française de cardiologie (SFC) consacrée à ces recommandations [3].
Le score de risque de toxicité CV est à déterminer chez tous les patients en fonction de divers paramètres liés au patient (âge, antécédents cardiovasculaire…) et de la thérapie anticancéreuse envisagée. « Il s’agit de la pierre angulaire de ces recommandations. L’évaluation en baseline, le suivi et la suite de la prise en charge dépendent de cette évaluation initiale », a précisé la cardio-oncologue.
Pour faciliter la tâche, l’ESC a mis au point des calculateurs du score de risque en fonction des classes thérapeutiques envisagées, accessibles sur l’application ESC Pocket Guidelines. Si le patient est à bas risque, la thérapie anticancéreuse est à prescrire sans délai et sans avis spécialisé (Classe I). En cas de risque modéré, une évaluation initiale par un cardio-oncologue est à envisager (Classe IIb), tandis qu’il est recommandé chez les patients à haut ou très haut risque (Classe I).
« La balance bénéfice/risque du traitement anticancéreux est alors à discuter, mais encore une fois l’objectif n’est pas de le contre-indiquer, mais plutôt d’envisager des stratégies de cardioprotection et d’accompagner le patient dans son traitement anti-cancéreux. C’est l’essence même de la cardio-oncologie », souligne la Dr Cautela.
L’ECG reste l’examen à pratiquer d’emblée chez tous les patients avant d’initier un traitement anti-cancéreux (Classe I). Chez les patients à haut ou très haut risque, il est à compléter par une échographie cardiaque (Classe I) et par une mesure des biomarqueurs (troponine et peptides natriurétiques).
Du nouveau dans la prévention primaire
Un long chapitre est ensuite dédié au suivi et aux examens à réaliser pour les différentes classes d’anti-cancéreux. Nouveauté: les experts ont validé le principe d’une prévention primaire du risque de toxicité cardiovasculaire chez les patients à haut et très haut risque. Les bêta-bloquants et inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC)/antagonistes des récepteurs à l’angiotensine II (ARA-II) sont à envisager en traitement préventif cardioprotecteur (Classe IIa), tout comme les statines (Classe IIa).
Néanmoins, la publication récente de résultats non favorables à cette stratégie doit amener à nuancer cette recommandation, a précisé la Dr Cautela. Une étude randomisée a ainsi montré ce mois-ci que, comparativement à un placebo, le traitement par statine n’a pas d’impact significatif sur la FEVG chez les patients recevant une chimiothérapie par l’anthracycline doxorubicine [4].
Par ailleurs, l’essai randomisé Cardiac CARE trial, dont les résultats ont été présentés lors du congrès ESC 2022, révèle qu’un traitement combinant l’ARA-2 candersartan et le bêta-bloquant carvedilol après élévation de la troponine chez des patients considérés à haut risque pendant un traitement par anthracycline n’a pas fait mieux dans la diminution du risque cardiovasculaire qu’une prise en charge standard [5].
« Deux nouvelles études évaluant une stratégie de prévention primaire en cardio-oncologie sont attendues pour cette année. On devrait alors y voir plus clair », a précisé la cardiologue.
Un suivi adapté à chaque thérapie
Concernant le suivi, un arbre décisionnel a été établi pour chaque traitement envisagé et rendu accessible sur l’application. Les examens à réaliser (ECG, échocardiographie et biomarqueurs) sont indiqués en fonction de la durée du traitement anticancéreux, des cycles prévus et du score de risque de toxicité calculé initialement.
Dans le cas des anthracyclines, l’échographie cardiaque est recommandée en plus de l’ECG avant traitement, qu’importe le niveau de risque de cardiotoxicité (Classe I) et dans un délai de 12 mois en post-traitement (Classe I). « Dans la majorité des cas, les toxicités cardiaques surviennent dans la première année après le traitement par anthracyclines », précise la Dr Cautela.
Chez les patients à haut et très haut risque, l’échographie doit également être réalisée tous les deux cycles et dans les trois mois après traitement (Classe I).
« Cette réévaluation précoce doit permettre d’optimiser les chances d’inverser une toxicité débutante, étant donné que les patients qui présentent une cardiotoxicité sous anthracyclines, sont essentiellement répondeurs au traitement cardioprotecteur dans les six premiers mois », a précisé la cardiologue.
Chez ces patients, le dosage des biomarqueurs (troponine et peptides natriurétiques) est à renouveler après chaque cycle puis à trois mois et à un an en post-traitement (classe I) dans le même objectif.
Chez les patients à risque modéré sous anthracyclines, une échographie supplémentaire doit être envisagée après une dose cumulée de 250 mg/m2 ou plus de doxorubicine ou équivalent (Classe IIa) et est à considérer chez les patients à faible risque au-delà de ce seuil (Classe IIb). Les biomarqueurs doivent également être envisagés tous les deux cycles en cas de risque modéré (Classe IIa).
Concernant les anti-HER2, les recommandations confirment l’examen par échographie à réaliser tous les trois mois pour tous les patients, au moins pendant la première année de traitement (Classe I). Le dosage des biomarqueurs doit être envisagé également tous les trois mois chez les patients à haut et très haut risque (Classe IIa) et est à considérer chez les patients à bas risque ou risque modéré.
Immunothérapie: la troponine à doser après chaque cycle
Dans le cas des anti-angiogéniques, chez les patients à bas risque l’évaluation se limite à un ECG et éventuellement une échographie avant le traitement (respectivement classe I et IIa), alors qu’il était habituel de réaliser au moins une échographie tous les trois mois. « Les recommandations indiquent qu’il est tout à fait possible de ne pas revoir ses patients sous anti-angiogéniques lorsqu’ils sont à bas risque, hors toxicité avérée. C’est un deuxième point phare de ces recommandation qui va permettre d’alléger nos consultations », souligne la cardiologue.
Chez les patients à risque modéré, l’échographie et le dosage des peptides natriurétiques est à considérer tous les quatre mois (Classe IIb) pendant la première année, tandis que ces examens doivent être envisagés tous les trois mois la première année, puis tous les 4 à 12 mois en cas de risque élevé ou très élevé (Classe IIa).
Selon la Dr Cautela, « il faudra rester très vigilant sur le suivi basé sur le dosage des peptides natriurétiques » chez ces patients sous anti-angiogéniques. « Connaissant la variabilité de ces biomarqueurs, une élévation ne doit pas conduire à un arrêt de traitement, mais plutôt induire un suivi plus rapproché des patients ».
S’agissant de l’immunothérapie, « les recommandations entérinent ce qui était mis en pratique à partir de la littérature scientifique ». L’ECG et les biomarqueurs sont les examens à effectuer avant traitement pour tous les patients (Classe I) afin d’obtenir des valeurs de références.
L’échographie cardiaque est à considérer chez tous les patients (classe IIb), mais elle reste recommandée uniquement chez les patients à haut risque (classe I), « même si cet examen apparait comme un moyen de dépistage imparfait en raison d’une FEVG souvent préservée lors d’une myocardite immuno-médiée ».
L’ECG et le dosage de la troponine sont ensuite à effectuer avant chacun des quatre premiers cycles (Classe IIa), qu’importe le niveau de risque, « surtout pendant les 90 premiers jours lorsque le risque de myocardite est élevé ». Si les résultats sont normaux, les examens peuvent être espacés tous les trois cycles. En cas de hausse de la troponine, le diagnostic s’appuie sur l’IRM cardiaque en priorité et l’immunothérapie doit être suspendue tant que le diagnostic n’est pas formel.
« Pendant ces quatre premiers cycles, une troponine normale et un ECG inchangé avant réinjection doivent être le feu vert à la prescription de l’oncologue », résume la Dr Cautela.
Enfin, les recommandations se montrent très exhaustives en présentant les arbres décisionnels plus spécifiques, notamment dans le suivi des patients sous inhibiteurs de RAF/MEK, inhibiteurs du protéasome, hormonothérapie (cancers de la prostate et du sein), radiothérapie, etc.
Un chapitre consacré au suivi après cancer
En ce qui concerne la prise en charge des cardiotoxicités, le document précisent également la démarche à suivre en fonction des traitements anti-cancéreux. Par exemple, en cas de dysfonction ventriculaire sous anthracycline, le traitement doit être interrompu, sauf chez les patients présentant une toxicité asymptomatique minime. Un traitement cardioprotecteur (IEC/ARA2 et/ou bétabloquants) doit alors être proposé (Classe IIa).
Par ailleurs, les recommandations confirment que chez les patients asymptomatiques avec une dysfonction ventriculaire sous anti-HER2 associée à une FEVG> 40%, la poursuite du traitement doit être envisagé, à condition de renforcer la surveillance cardio-vasculaire (Classe IIa).
Sous immunothérapie, en cas de myocardite réfractaire (élévation persistante de la troponine et/ou dégradation clinique) au traitement par corticoïdes (methylprednisolone 500 à 1000 mg/ jour en intraveineuse pendant trois jours minimum), le renforcement de l’immunosuppression est à envisager (Classe IIa). Néanmoins, en l’absence d’un niveau de preuve suffisant, la littérature ne propose pas d’autre molécule.
Enfin, les recommandations apportent des précisions sur le suivi à long terme des survivants du cancer, notamment dans le cas particulier des femmes enceintes. « Là encore, chez les patients à bas risque la surveillance est atténuée après un cancer, tandis qu’elle est renforcée chez les patients à haut risque », précise la Dr Cautela.
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Citer cet article: Publication des premières recommandations européennes en cardio-oncologie - Medscape - 8 sept 2022.
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