Allemagne – Des études récentes sur les hallucinogènes ont fait naître l'espoir d'une thérapie médicamenteuse efficace pour traiter la dépression chronique. Lors du congrès allemand de médecine psychosomatique et de psychothérapie, le Dr Torsten Passie, PhD, professeur de psychiatrie et de psychothérapie à la faculté de médecine de Hanovre, a fait une présentation sur l'état actuel de la recherche sur la psilocybine et la kétamine/esketamine.
Le Dr Passie, qui est également médecin-chef de l'unité spécialisée dans la toxicomanie et la prévention de la toxicomanie au Diakonisches Werk de Hanovre, étudie les substances hallucinogènes et leur application en psychothérapie depuis des décennies. Il fait le point sur les derniers essais cliniques.
Recherche de nouvelles thérapies
Dans la dépression, la morosité est bien plus qu’une question d'humeur du patient. Elle touche également le développement et l’usage des traitements de la dépression chronique. Dernièrement, une étude de cohorte américaine publiée dans la revue Plos One a conclu à l’absence d’efficacité des antidépresseurs sur la qualité de vie des patients à long terme par rapport au placebo. En outre, l'industrie pharmaceutique s'est retirée du développement des psycho-pharmaceutiques il y a plus de 10 ans. Enfin, le nombre de dépressions augmente, surtout chez les jeunes, et les délais d'attente pour les rendez-vous de psychothérapie sont longs.
Il n'est donc pas étonnant que certains accueillent favorablement de nouvelles approches médicamenteuses avec des hallucinogènes de type acide lysergique diéthylamide (LSD). A titre d’exemple, en 2016, une étude sur la psilocybine a été publiée dans la prestigieuse revue The Lancet Psychiatry , bien que l'étude n'ait pas été réalisée en aveugle et n'ait inclus que 24 patients !
Évoquer des émotions
Une série de substances peuvent être classées comme hallucinogènes, notamment la psilocybine, la mescaline, le LSD, la 3,4-méthylènedioxy-méthamphétamine (MDMA, également connue sous le nom d'ecstasy) et la kétamine.
La prise d'hallucinogènes peut provoquer les effets suivants :
Une libération de sérotonine et de dopamine ;
Une augmentation des niveaux d'activité dans le cerveau ;
Un changement dans le filtrage des stimuli ;
Une augmentation de la production de stimuli internes (expériences intérieures) ;
Un changement dans l'intégration sensorielle (par exemple, synesthésie).
En plus de tomber dans un état onirique, les patients peuvent obtenir une expansion ou un rétrécissement de la conscience s'ils se concentrent sur une expérience intérieure. La perception interne augmente. Les routines habituelles sont rompues. Les processus de pensée sont davantage basés sur l'image et sont plus associatifs que la normale.
Les patients sont donc plus à même d'établir des liens nouveaux et inhabituels entre différentes situations personnelles ou actuelles. Des idées auparavant inconscientes peuvent devenir conscientes. À des doses plus élevées, une perte d'ego peut se produire, ce qui peut être associé à un sentiment mystique de connexion.
Les hallucinogènes font principalement émerger des émotions et les renforcent. Ces effets peuvent être ressentis fortement comme des visions internes ou même avoir des manifestations physiques (par exemple, des pleurs ou des rires). En revanche, les antidépresseurs classiques agissent en supprimant les émotions (c'est-à-dire en les émoussant).
Ces différents mécanismes entraînent deux stratégies de gestion contrastées. Par exemple, les antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) amènent un patient à percevoir le harcèlement au travail comme moins grave et à ne rien faire pour changer la situation ; le patient reste passif.
En revanche, une expérience guidée par un thérapeute et activant les émotions sous hallucinogènes peut aider le patient à essayer plus activement de changer la situation stressante.
La kétamine occupe une place particulière parmi les hallucinogènes. Contrairement aux autres hallucinogènes, elle provoque un fort trouble de la conscience, une réduction de la perception sensorielle physique et une perturbation importante de la pensée et de la mémoire. Elle ne convient donc qu'à une intervention à court terme et n'est pas thérapeutiquement réalisable sur le long terme.
Les effets de la kétamine
La kétamine, mélange racémique des énantiomères S-cétamine et R-cétamine, était à l'origine utilisée uniquement comme analgésique et anesthésique. En raison de son effet antidépresseur rapide, elle est depuis également utilisée comme médicament d'urgence pour les dépressions graves, parfois en association avec des ISRS ou des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline.
Environ 50-60 % des patients répondent au traitement. Alors qu'avec les antidépresseurs classiques, le début de l'action nécessite 10 à 14 jours, la kétamine est efficace en quelques heures. Cependant, une rechute survient toujours, généralement très rapidement. Après 2 à 3 jours, l'effet est généralement à peu près celui d'un placebo. Un intervalle d'administration d'environ 2 jours est optimal. Cependant, une « résistance » à l'effet se développe souvent après un certain temps : l'effet antidépresseur du médicament diminue.
La kétamine a également des effets secondaires désagréables, tels que la dépersonnalisation, la dissociation, les troubles de la pensée, le nystagmus et les effets psychotomimétiques. Des nausées et des vomissements peuvent également survenir. Il est intéressant de noter que ces derniers ne gênent pas beaucoup le patient, en raison des effets psychologiques du médicament, et qu'ils n'entraînent pas l'interruption du traitement, a déclaré M. Passie, qui a décrit ses expériences cliniques avec la kétamine.
Étant donné que la kétamine provoque une altération considérable de la conscience, des troubles sensoriels et d'importants problèmes de mémoire, elle ne convient pas à la psychothérapie assistée par les psychédéliques, contrairement au LSD ou à la psilocybine, a-t-il souligné.
Kétamine 2.0 ?
L'esketamine, l'énantiomère S pur de la kétamine, est commercialisée depuis 2019 sous la forme d'un spray nasal (Spravato®).
Spravato, en association avec un ISRS ou un IRSN, est indiqué chez les adultes présentant un trouble dépressif majeur résistant au traitement, qui n'ont pas répondu à au moins deux traitements différents avec des antidépresseurs dans l'épisode dépressif actuel, modéré à sévère.
Aussi, co-administré avec un traitement antidépresseur oral, le spray est indiqué chez les adultes présentant un épisode modéré à sévère de trouble dépressif majeur, en tant que traitement aigu de courte durée*, pour la réduction rapide des symptômes dépressifs qui, selon le jugement clinique, constituent une urgence psychiatrique.
*En France, Spravato® est approuvé depuis octobre 2020 ; mais son utilisation est réservée à certains services de psychiatrie spécialisés dans les troubles de l’humeur résistants.
Une méta-analyse de l'année dernière a conclu que la kétamine racémique originale est meilleure que la nouvelle esketamine pour réduire les symptômes de la dépression.
Dans sa propre étude exhaustive, le Dr Passie a conclu que les déficiences mentales qui surviennent pendant la thérapie ne diffèrent pas de manière significative entre les substances. Les patients ont même estimé que les effets secondaires de la thérapie à l'esketamine étaient beaucoup plus désagréables mentalement, a déclaré Passie. Il a conclu que l'énantiomère R pourrait avoir une sorte d'effet protecteur contre certains des effets psychopathologiques de l'énantiomère S (esketamine).
En outre, des études précliniques ont indiqué que les effets antidépresseurs de l'énantiomère R, qui n'est pas contenu dans l'esketamine, sont plus durables et plus forts.
Un autre problème est l'absorption, qui peut être irrégulière avec un spray nasal. Elle peut différer, par exemple, selon l'humidité ambiante ou si le patient a récemment eu un rhume. En outre, le spray est beaucoup plus cher que l'injection de kétamine, a déclaré le Dr Passie. Les patients doivent également utiliser le spray nasal sous la supervision d'un cabinet médical (comme pour la voie intraveineuse) et doivent y recevoir des soins de suivi. Il n'offre donc aucun avantage par rapport à l'injection de kétamine.
Selon l'Institut pour la qualité et l'efficacité des soins de santé, aucun avantage supplémentaire n'a été prouvé pour l'eskétamine par rapport aux thérapies standard chez les adultes ayant connu un épisode dépressif modéré à sévère lorsqu'elle est utilisée comme traitement à court terme pour la réduction rapide des symptômes dépressifs dans une urgence psychiatrique. L'Association médicale allemande a approuvé cette évaluation en octobre 2021.
Au Royaume-Uni, le médicament n'a jamais été approuvé, en raison de son coût trop élevé et de l'absence d'études le comparant à une psychothérapie.
La psilocybine en complément ?
Alors que la kétamine n'est adaptée qu'à une intervention aiguë, en raison de la courte durée de son effet, les effets de la psilocybine peuvent durer des semaines, voire des mois, après son administration, et cela a été constaté chez plus d'un patient. Ce qui a été vécu sous l'influence de la psilocybine peut également être traité ultérieurement et utilisé en psychothérapie.
L'effet aigu de la psilocybine commence après environ 40 minutes et dure de 4 à 6 heures. L'effet antidépresseur, s'il se produit, est d'apparition immédiate. Contrairement à la kétamine/esketamine, la psilocybine n'a pratiquement pas d'effets secondaires physiques.
Le mécanisme d'action neurologique a été étudié récemment à l'aide de techniques d'IRMf et de TEP. D'après ces études, la substance provoque une interconnexion plus forte des réseaux d'activité individuels dans le cerveau du patient, a déclaré le Dr Passie. Le thalamus, la station de filtrage des informations sensorielles, ainsi que les structures limbiques et paralimbiques, qui génèrent les émotions, et le cortex sont tous activés plus fortement.
Deux cadres thérapeutiques
La psilocybine, du moins dans le cadre des études, est utilisée dans deux contextes : la thérapie psycholytique et la thérapie psychédélique. Ces deux cadres ont vu le jour dans les années 1950 et étaient également utilisés avec le LSD comme substance active.
La thérapie psycholytique à la psilocybine consiste en de multiples administrations à faibles doses (par exemple, 10 à 18 mg), intégrées dans une thérapie plus longue, essentiellement psychodynamique, d'environ 50 à 100 heures (souvent en hospitalisation au début). Il en résulte ce qui est décrit comme une rencontre prolongée avec soi-même. L'accent est mis sur les expériences psychodynamiques, telles que les souvenirs et les conflits internes. En outre, les nouvelles expériences avec soi-même et la reconnaissance de soi sont importantes.
La thérapie psychédélique comporte généralement une ou deux séances avec une dose élevée (par exemple, 25 à 35 mg de psilocybine). La préparation et le suivi se limitent à quelques séances.
Ces méthodes font référence à la psychologie dite transpersonnelle, qui aborde les états de conscience extraordinaires dans la lignée des expériences religieuses. Elles conduisent souvent à une intense confrontation avec soi-même ainsi qu'à de nouvelles évaluations de soi et du monde. L'élément central de cette thérapie est l'expérience d'une perte mystique de l'ego et le sentiment concomitant d'être connecté, ce qui devrait aider à élargir sa perspective.
Euphorie et désillusion
Les premières études prometteuses menées sur quelques patients souffrant de dépression ont été suivies d'autres moins concluantes. Dans la première comparaison directe effectuée dans le cadre d'une étude méthodique en double aveugle, la psilocybine s'est révélée inférieure à l'escitalopram, un antidépresseur ISRS.
« Il y a une grande variation dans la réponse d'une personne à l'autre », a déclaré Passie. « Plus l'étude est méthodiquement contrôlée, plus les résultats sont mauvais », a-t-il suggéré.
« Comme la méthode est jusqu'à 50 fois plus chère en pratique, par rapport à un traitement par ISRS sur 6 à 12 semaines, il faut clairement se demander si elle a vraiment un grand avenir. »
Perspectives pour la psilocybine
Néanmoins, le Dr Passie voit toujours un potentiel dans la psilocybine. Il considère qu'une approche dans laquelle la thérapie à la psilocybine est plus fermement intégrée à la psychothérapie, avec entre quatre et dix séances de thérapie avant et après l'administration d'une dose thérapeutique plus faible de la substance, est plus prometteuse.
« Avec ce type de préparation et de suivi intensifs, ainsi qu'avec les séances répétées de psilocybine, le patient peut bénéficier de bien plus que ce qui est possible avec une ou deux séances à forte dose », a déclaré le Dr Passie, qui est également président de l'International Society for Substance-Assisted Psychotherapy. « Le 'travail en profondeur sur l'ego' constant requis pour des changements thérapeutiques drastiques peut être plus efficace et conduire à des améliorations permanentes. Je n'ai aucun doute à ce sujet ».
Selon le Dr Passie, la meilleure approche impliquerait un cadre hospitalier avec une plus longue période de suivi et des soins post-traitement cohérents, y compris une thérapie de groupe. L'avenir du traitement à la psilocybine dépendra de la durée du changement plutôt abrupt observé avec le traitement psychédélique à haute dose. La réponse à cette question sera décisive pour son utilisation clinique future.
Cependant, en raison des résultats plutôt négatifs de l'étude, les premiers investisseurs se sont retirés. Le Dr Passie est donc sceptique quant à la réalisation des études nécessaires et à la commercialisation de la psilocybine.
En Suisse, qui n'est pas soumise aux restrictions de l'UE, plus de 30 médecins ont été autorisés à utiliser la psilocybine, le LSD et la MDMA lors de séances de psychothérapie. Néanmoins, à certains égards, il s'agit d'un cas particulier qui ne peut pas être facilement transposé à d'autres pays, a déclaré le Dr Passie.
Une amélioration possible de la psilocybine ?
Divers dérivés chimiques de substances psychoactives ont fait l'objet de recherches, dont une variante de la psilocybine portant le nom de CYB003. Avec le CYB003, la durée de l'expérience psychédélique aiguë est réduite d'environ 6 heures (avec la psilocybine) à 1 heure. La concentration plasmatique de la substance est moins variable entre les différents patients. On suppose que ses effets seront également moins différents d'une personne à l'autre.
En juillet, des chercheurs ont commencé une étude sur l'utilisation du CYB003 dans le traitement de la dépression majeure. Dans cette étude randomisée, en double aveugle et contrôlée par placebo, menée auprès de 40 patients, plusieurs doses de la substance seront administrées.
Interrogé par l’édition allemande de Medscape, le Dr Passie s'est montré plutôt sceptique quant à cette étude. Il considère que les approches avec les dérivés de la psilocybine sont les conséquences d'une « atmosphère de ruée vers l'or » et s'attend à ce qu'il n'y ait pas de réel bénéfice supplémentaire, et surtout pas une réduction de la période d'action du produit.
L’article a été publié initialement sur Medscape.com sous l’intitulé Depression „ausgeknipst“: So funktioniert die Therapie mit Halluzinogenen – was (Es-)ketamin und Psilocybin können und was nicht. Traduit par Stéphanie Lavaud.
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Crédit image de Une : Dreamstime
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Citer cet article: Kétamine et la psilocybine : ce qui marche dans la dépression et ce qui ne marche pas - Medscape - 24 août 2022.
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