
Pr Bernard Granger
France — Dans son dernier ouvrage, « Excel m'a tuer, l'hôpital fracassé», le Pr Bernard Granger, responsable de l’unité de psychiatrie de l’hôpital Cochin (APHP, Paris), décrit avec maints détails la façon dont la bureaucratie et la politique technocratique ont pris le pouvoir à l’hôpital public au dépens de la santé des patients (voir encadré). Faire un trou pour laisser passer un cordon informatique demande des semaines de négociation, commander un dictaphone exige que l'on s'adresse à une demi-douzaine de directeurs, les rapports comportent plusieurs centaines de pages, la seule langue pratiquée est la novlangue, et la gouvernance des nombres règne en maitre absolue. Bref, l'hôpital public est devenu un enfer kafkaïen pour les personnels de santé qui le fuient. Une réforme systémique parait indispensable. Entretien.
Medscape édition française : Dans votre livre, vous établissez un paradoxe : la loi HPST ne veut qu'un seul chef à l'hôpital mais personne ne prend vraiment ses responsabilités, il y a parfois des centaines de directeurs dans les établissements de santé, qui se renvoient la balle...
Bernard Granger : Il y a tellement d'interlocuteurs dont le rôle est difficile à cerner... Parfois on en a tellement assez de chercher quel responsable peut résoudre tel ou tel problème, que l'on écrit directement au chef d'établissement, qui règle le problème dans la journée ! Il règne à l'hôpital public une désorganisation au nom d'une meilleure organisation ! C'est un paradoxe parmi tant d'autres : plus on veut contrôler les dépenses et plus il y a de déficits, plus on veut organiser et plus c'est désorganisé. C'est d'ailleurs l'un des motifs de départ des personnels de santé à l'hôpital : l'excès de bureaucratie, de désorganisation, de dilution des responsabilités. Le plus dramatique dans cette affaire, c'est le temps que l'on perd au détriment du temps soignant avec ces tâches bureaucratiques : mises en place de nouveaux process, réunions multiples et sans fin... C'est effarant.
Les pouvoirs publics semblent prendre conscience de ce mal, et l'on commence à entendre des propositions comme l'embauche de personnels administratifs pour soulager les médecins hospitaliers de ces taches...
Bernard Granger : oui, en effet, il y a une prise de conscience. Dans les discours officiels on voit souvent apparaitre le terme de "simplification". Le directeur général actuel de l'APHP, dans ses premières déclarations, a beaucoup insisté sur ce point. Ensuite, il faut que ces discours se traduisent dans les faits. Car la bureaucratie est très douée pour s'auto-entretenir, et ne pas lâcher du lest lorsqu'on lui demande pourtant de le faire. Ainsi, les différentes procédures de simplification administrative mises en place par les différents présidents de la République n'ont pas eu d'impacts majeurs. On évoque parfois comme solution à cet excès bureaucratique, l'embauche d'assistants médicaux. C'est une piste intéressante, même s'il faut constater que ces dernières années, on a plutôt supprimé des postes de secrétaires médicales... Nous avons évoqué le sujet de l'embauche d'assistants médicaux avec le directeur général, Nicolas Revel, lorsque nous avons été reçus au titre de l'intersyndicat du corps médical de l’AP-HP. Il connait particulièrement bien le sujet, pour l'avoir conceptualisé au sein de la Caisse nationale d'assurance maladie. Il faudra voir si cela fonctionne. Autre piste : la délégation et le principe de subsidiarité. Il faut donner à l'échelon le plus bas possible le pouvoir de décider. Par peur des responsabilités, personne ne décide. Je reprends l'exemple du dictaphone que je cite dans mon livre. Il nous a fallu plusieurs semaines avant de l'avoir, alors que si le service disposait d'un budget pour les petites dépenses, cela aurait pu être fait en une journée. C'est un exemple mais il y en a bien d'autres, notamment en matière de gestion des ressources humaines.
Vous êtes soumis à une logique administrative à laquelle vous n'êtes pas censés participer es qualités de personnels de santé. Une logique administrative, qui n'a pour seul but que de justifier l'existence même de l'administration...
Bernard Granger : Dès que je demande une aide en matière de ressources médicales, on me rétorque qu'il faut d'abord que j'en informe mon directeur médical de DMU (département médico-universitaire). C'est une perte d'autonomie pour des demandes réellement subalternes, d'autant que jamais un directeur de DMU ne m'a refusé une signature. Mais c'est une perte de temps que l’on pourrait éviter.
On a l'impression d'assister à une lutte de pouvoir entre l'administration et le pouvoir médical, et une victoire, peut-être momentanée, de la bureaucratie. Ainsi, l'embauche d'assistants médicaux ne va pas résoudre ce problème de la prégnance de l'administration sur toutes les activités hospitalières..
Bernard Granger : Il faut à la fois une réflexion globale, et une revue de détails, pour déterminer quelles sont les actions à mettre en place. Cela implique aussi une perte de pouvoir de certains, ce qui n'est pas chose aisée. C'est un toilettage du sol au plafond qui ne sera pas facile à effectuer, mais encore une fois, je le répète, le directeur général de l'APHP veut aller dans ce sens, donc c'est encourageant. Au sortir du premier confinement, un certain nombre de médecins dont j'étais ont signé une tribune dans Le Figaro dont l'un des leitmotivs était le suivant : ne reproduisons pas après la crise du Covid ce que nous avons connu antérieurement et luttons contre la bureaucratie. Ce texte avait suscité l'intérêt du président de la République avec qui certains signataires avaient échangé par visio-conférence. Le président nous avait donné raison mais pour le moment aucun acte fort n'a été posé pour aller dans ce sens. On revient plutôt à la situation antérieure au Covid. Ce qui décourage énormément de personnels de santé.
Vous dites aussi qu'il n'est point besoin de mettre une nouvelle rustine sur l'hôpital public, mais qu'il faut changer la roue. Quelle est cette réforme systémique que vous appelez de vos vœux ?
Bernard Granger : Il faut mettre en place plusieurs réformes. Dans le dernier chapitre de mon livre je parle de l'hôpital magnétique* et de ses différentes caractéristiques, notamment la confiance accordée aux gens de terrain. Il faut leur laisser de l'autonomie, mais aussi faire en sorte que dans les établissements, il y ait un nombre de personnels suffisants. Car le manque de personnels est aussi l'une des plaies de l'hôpital public, qui l'empêche de fonctionner normalement. Autre aspect : le travail d'équipe. Les décisions doivent être prises de façon plus collective. Il faut aussi que les équipes soient à taille humaine et que les personnels de santé n'aient plus l'impression d'être des pions, qu'il n'y ait plus de conflits entre ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils font réellement, car la pression comptable est telle que l’éthique soignante passe au second plan.
*Le concept, d’origine américaine, d’hôpital magnétique définit un établissement qui a « la capacité d’attirer et de retenir les personnels soignants » (McClure et al., 1983). Pour en savoir plus.
Le confinement fut paradoxal. C'était à la fois une période très dure pour les soignants mais en même temps merveilleuse, puisqu'ils ont repris le contrôle de leur métier. Pourquoi est-on revenu à la situation antérieure ?
Bernard Granger : Il est dans la nature de la bureaucratie de reprendre ses droits. Les administratifs ont senti planer la menace en se rendant compte que les personnels de santé se sont très bien débrouillés sans respecter les lourdes procédures bureaucratiques habituelles. Pendant l’épidémie, l'administration a exercé sa fonction support, qui est un rôle indispensable : ce n'est pas le directeur qui décidait quel service on allait transformer, quelles seraient les mesures d'hygiène, etc. L'hôpital s'est adapté de manière extrêmement rapide. Je pense que l'administration devrait retrouver sa fonction support et s’y cantonner.

Témoignage choc et cri d’alarme d’un psychiatre qui voit le système de santé s’effondrer et devenir déshumanisant, pour les patients comme pour les soignants.
Granger B. Excel m'a tuer, l'hôpital fracassé. 2022, Edition Odile Jacob, 120 p, 9,90 €
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Citer cet article: « Excel m’a tuer » ou l’enfer de la bureaucratie hospitalière, par le Pr B. Granger - Medscape - 9 août 2022.
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