Cas clinique : la vie d’une jeune femme, entre flatulences et brouillard mental

Dr Alexander Potashinsky, Dr John W Birk

Auteurs et déclarations

25 juillet 2022

Discussion

Cette patiente, aux antécédents médicaux de maladie thyroïdienne auto-immune, souffre de diarrhées chroniques et décrit une sensation de "brouillard mental ". Ces signes se sont amendés avec un régime sans gluten. Lorsqu'elle a réintroduit le gluten dans son alimentation, ses symptômes sont réapparus. Son bilan sanguin s’est révélé sans particularités avec un taux de TSH normal et une absence d'anémie. Les tests sérologiques diagnostiques de la maladie cœliaque étaient négatifs et la FOGD sans particularités macroscopique. Les biopsies n’ont révélé qu'un léger infiltrat lymphocytaire intraépithélial. Il s'agit donc d'une présentation clinique typique d’une hypersensibilité au gluten non cœliaque.

Le gluten est un terme générique pour désigner des protéines que l’on retrouve dans certaines céréales : seigle, avoine, blé, orge, épeautre. Les protéines du gluten qui provoquent la maladie cœliaque sont les gliadines du blé et de l’épeautre (céréale proche du blé), les sécalines du seigle, les hordéines de l’orge. Le gluten se forme au cours de la panification, lors du pétrissage. Il a pour propriété de donner du volume et de l’élasticité aux produits de boulangerie, leur procurant une texture moelleuse.

Au cours des 50 dernières années, du fait de l'industrialisation de l’agriculture et de l'utilisation du gluten comme additif alimentaire ou comme épaississant, la consommation de cette protéine a été multipliée par quatre [1]. Les céréales contenant du gluten constituent en effet l’un des fondements du régime alimentaire occidental [2]. Outre le gluten, le blé contient également de nombreuses autres protéines, telles que l'alpha-amylase pro-inflammatoire et les inhibiteurs de trypsine (ITA). C’est l’exposition de la muqueuse intestinale au gluten partiellement digéré et aux produits de la désamidation ou de l’hydrolyse enzymatique des gliadines ― qui modifient certaines de leurs propriétés physicochimiques (taille, charge, etc.) ― qui crée une réaction inflammatoire au sein de la muqueuse intestinale et qui est à l’origine des réactions locales villositaires de la maladie cœliaque et de l’hypersensibilité au gluten non cœliaque [1].

La maladie cœliaque est définie comme une entéropathie chronique associée à une atrophie villositaire, en lien avec une réponse auto-immunitaire muqueuse inappropriée à une séquence de certaines prolamines dont la gliadine (prolamine de blé), survenant chez des sujets génétiquement prédisposés.

D'abord appelée "maladie de Gee", elle a été décrite pour la première fois en 1887 par le médecin britannique Samuel Gee qui en faisait une affection infantile liée à l'alimentation. Le lien avec l'ingestion de blé a ensuite été établi par le médecin néerlandais William Dicke, qui a fait un lien entre la baisse d’incidence de cette maladie les pénuries de blé pendant la Seconde Guerre mondiale [3].

On connaît désormais deux facteurs associés à cette affection :

  • Une prédisposition génétique :

    • HLA DQ2 = 95 % cas, DQ8 = 5 % cas,

    • qui est fréquente (30 à 40 % de la population générale) ;

  • Un événement déclenchant ou favorisant le processus immunitaire de la maladie :

    • Infection intestinale virale,

    • Age d’introduction (< 3 mois, > 6 mois), quantité de gluten ingérée.

Aujourd'hui, l’incidence de la maladie cœliaque est un sujet de préoccupation mondiale et qui a bouleversé le marché agro-alimentaire des pays développés. Ainsi, en dépit d’une prévalence réduite (seulement 1 à 3 % de la population), le marché alimentaire a connu une explosion d'aliments sans gluten [4]. Le marché des aliments sans gluten est estimé à plus de 12 milliards de dollars et il croît de plus de 10 % par an.

C’est au cours de la dernière décennie, que le syndrome d’hypersensibilité au gluten non cœliaque (HSGNC) a été décrit et reconnu comme un état pathologique. La prévalence de l’hypersensibilité au gluten non cœliaque reste difficile à déterminer : certaines études faisant état d'une prévalence pouvant atteindre jusqu’à 13 % de la population [2].

Comment se manifeste l’HSGNC ?

Les patients souffrant d’HSGNC présentent des symptômes similaires à ceux souffrant de maladie cœliaque lorsqu’ils consomment du gluten. Cette affection est de nature non allergique et non auto-immune. Elle est qualifiée d’« induite » car les symptômes sont soulagés par un régime sans gluten et ils réapparaissent avec la réintroduction de cette protéine dans l'alimentation. Ces signes cliniques sont polymorphes : gastro-intestinaux et extra-digestifs [5].

Par des symptômes gastro-intestinaux typiques :  douleurs abdominales postprandiales, ballonnements, diarrhée et/ou constipation. Les symptômes extra-intestinaux peuvent être variés allant de la neuropathie périphérique à l'eczéma, en passant par des arthralgies, des myalgies, de l’anxiété ou des céphalées. La question du « cerveau embrumé » est très souvent mise en avant : ralentissement de la pensée et problèmes de mémoire principalement. Ces caractéristiques extra-intestinales permettent un diagnostic différentiel avec le syndrome du côlon irritable qui se traduit principalement par des symptômes gastro-intestinaux.

Contrairement à la maladie cœliaque, certaines caractéristiques systémiques générale sont absentes : c’est le cas par exemple de l'anémie ferriprive, de la perte de poids et des éruptions type « dermatite herpétiforme ». Comme l’HSGNC ne provoque pas de malabsorption, aucune carence en nutriments (acide folique ou vitamines liposolubles par exemple) n'est constatée. Alors que dans la maladie cœliaque, les symptômes peuvent prendre des semaines à se manifester et à disparaître, les symptômes associés à l’HSGNC augmentent et diminuent généralement dans les heures ou les jours qui suivent l'exposition au gluten. Comme c’est le cas pour le patient de ce cas clinique, de nombreux patients remarquent souvent un lien entre la consommation d'aliments contenant du gluten et l’apparition de leurs symptômes [1,2,3].

La physiopathologie de l’HSGNC est encore incomplètement élucidée. Cette affection ne fait d’ailleurs pas encore partie du programme des ECNi…

Une protéine appelée "gliadine" représente le principal antigène présent dans le gluten. Lorsque la protéine est partiellement digérée, la gliadine se lie aux récepteurs de la paroi intestinale, ce qui entraîne une augmentation de la perméabilité intestinale. C’est cette particularité qui fait que le gluten est reconnu à tort comme un agent pathogène par le système immunitaire. Dans la maladie cœliaque, la réponse immunitaire adaptative entraîne la réticulation des molécules de gluten par la transglutaminase tissulaire. Celle-ci se lie ensuite à l'antigène leucocytaire humain (HLA) DQ2 ou DQ8 sur les cellules présentatrices d'antigènes. Cette liaison interagit avec les cellules T CD+ dans la lamina propria et active une cascade pro-inflammatoire, qui conduit à une réponse systémique au gluten et à l’apparition d’une diarrhée sécrétoire en lien avec une augmentation de la perméabilité intestinale [3,5].

Dans l’HSGNC ― contrairement à la maladie cœliaque ― il est probable que la réponse immunitaire innée joue un rôle plus important, avec par exemple une libération locale de cytokines induisant un recrutement de lymphocytes intra-épithéliaux [4]. La réaction s'exprime par une diminution de la perméabilité intestinale et une augmentation de l’effet barrière épithéliale, provoquant une diarrhée osmotique. Bien qu'un effet systémique soit observé, il est beaucoup moins robuste que la cascade du système immunitaire adaptatif.

L'allergie au blé

Outre la maladie cœliaque et l’HSGNC, l'allergie au blé représente une autre pathologie aiguë alimentaire. Il s'agit d'une véritable allergie caractérisée par une réponse médiée par les immunoglobulines E (IgE) qui activent les basophiles et les mastocytes. La cascade libère de l'histamine et provoque l'apparition rapide de symptômes :  bouffées vasomotrices, diarrhée et potentiellement anaphylaxie. Contrairement à la maladie cœliaque et à l’HSGNC, la survenue des symptômes est particulièrement rapide :  dans les minutes ou les heures qui suivent l'ingestion de l'aliment contenant du blé. Le dépistage de l'allergie au blé s'effectue par des tests cutanés ou par une provocation alimentaire. Les patients allergiques au blé doivent garder à porter de main des stylos préremplis d'épinéphrine (Anapen®) à utiliser en cas d'exposition accidentelle [2].

Les algorithmes de dépistage de la maladie cœliaque ont été bien définis. Le dosage des anticorps représente la première étape diagnostique (HAS, 2008) :

  • IgA sériques antitranglutaminases (TGA) en 1re intention. Ce test est très fiable (se = 85–98 %, spe = 94–98 %) et on y associe un dosage des IgA totales pour éliminer un déficit global (2 % cas) ;

  • IgG antitransglutaminases ou IgG anti-endomysium en cas de déficit en IgA.

Les nouvelles recommandations européennes (de l’ESPGHAN) permettent d’éviter dans certains cas la biopsie intestinale.

Elles suggèrent le recours à un gastropédiatre en cas de positivité des TGA IgA. Si ceux-ci sont à plus de 10 fois la normale, il est recommandé de doser les IgA anti-endomysium et de déterminer le groupe HLA DQ. Devant un tableau clinique typique de maladie cœliaque (diarrhée, ballonnement abdominal, perte de poids avec début de signes de dénutrition), la concordance des 2 anticorps positifs avec un groupe HLA DQ2 ou DQ8 permet de poser le diagnostic et de débuter le traitement sans recours à une biopsie intestinale.

Dans tous les autres cas, la biopsie est nécessaire.
Ces biopsies révèlent une augmentation de la lymphocytose intraépithéliale, une infiltration lymphoplasmocytaire du chorion, et surtout une atrophie villositaire [6].

Dépistage de l’HSGNC

L’HSGNC est beaucoup plus difficile à diagnostiquer car aucun marqueur sérologique ou histologique n'a été validé à ce jour. Le diagnostic repose donc sur la présence de symptômes cliniques après avoir éliminé les autres diagnostics différentiels (la maladie cœliaque en particulier) et la résolution des symptômes lorsqu'un régime sans gluten/blé est strictement appliqué pendant au moins 3 semaines [3,7].

En 2015, un groupe d'experts s'est réuni à Salerne, en Italie, pour décrire une méthode standard de dépistage de l’HSGNC fondé sur une exclusion du gluten en double aveugle avec utilisation d’un placebo. Dans un premier temps, le patient consomme du gluten et tient un « journal de bord » de ses symptômes. Le patient est ensuite soumis à un régime sans gluten pendant 6 semaines toujours avec un « journal de bord ». Si l'amélioration des symptômes est inférieure à 30 %, alors l’HSGNC est exclue. Si une amélioration plus importante est constatée, le patient passe alors à la « phase 2 », où il reçoit soit un placebo, soit une gélule contenant du gluten. La dose de gluten est normalisée à 8 g, ce qui équivaut à environ deux morceaux de pain. Elle est administrée pendant une semaine, suivie d'une période d'élimination d'une semaine avec un régime sans gluten. La gélule placebo est ensuite administrée pendant une semaine supplémentaire. Les symptômes sont réévalués à chaque étape.

L'objectif est de déterminer si le gluten est associé à une modification d'au moins 30 % des symptômes [8]. Dans la pratique clinique ― où il peut être difficile de se procurer des gélules standardisées contenant du gluten ou du placebo ― on peut procéder de la sorte avec du pain contenant du gluten ou sans gluten.

À l'ère des « modes alimentaires » et de l'évitement inutile du gluten, les cliniciens doivent savoir reconnaitre l’HSGNC et le différentier du syndrome du côlon irritable en présence de symptômes extra-intestinaux. Ils doivent aussi y penser chez les patients qui présentent des caractéristiques de maladie cœliaque mais dont les tests sérologiques sont négatifs. Des recherches sont activement menées actuellement afin déterminer la pathophysiologie exacte de l’HSGNC et de définir des marqueurs sérologiques de la maladie qui faciliteraient le diagnostic. L’INSERM travaille sur ce sujet.

Outre un régime sans gluten, d'autres options thérapeutiques de l’HSGNC sont actuellement à l'étude. Elles comprennent l'utilisation de probiotiques pour atténuer les symptômes tout en maintenant un régime sans gluten et en réintroduisant le gluten dans un environnement contrôlé. L'enzyme Aspergillus niger prolyl endoprotéase (AN-PEP) semble permettre une amélioration significative la digestion du gluten dans l'estomac d'individus sains. Elle pourrait donc être considérée comme une autre option possible de traitement pour les patients souffrant l’HSGNC en dégradant le gluten avant qu'il n'interagisse avec l'intestin humain, ce qui permettrait aux patients de garder un régime sans restrictions et sans symptômes associés [5].

L'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) travaille aussi sur le lien entre les propriétés physicochimiques des protéines du blé et leur interaction avec les cellules immunes pour prédire ou comprendre la mise en place de la réaction allergique.

Suivi de la patiente

Dans ce cas clinique, la patiente avait déjà entamé de son propre chef un régime sans gluten. Après avoir éliminés d'autres causes habituelles de ce type de symptômes ― maladie thyroïdienne non contrôlée ou maladie cœliaque ― son médecin lui a proposé un test alimentaire diagnostique simplifié de l’HSGNC. On lui a demandé de consommer du pain contenant du gluten, ce qui a entraîné une rechute des symptômes, puis du pain sans gluten, ce qui a entraîné la résolution des symptômes. Compte tenu de ce haut degré de corrélation, elle a été diagnostiquée comme souffrant d’HSGNC. Son anxiété a diminué puisqu’un diagnostic a été posé. Un an après avoir débuté un régime sans gluten strict, elle n'a pratiquement plus de symptômes.

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