Prévention primaire par statines : les nouvelles recos européennes sous les feux de la critique

Sue Hughes, Aude Lecrubier

Auteurs et déclarations

25 juillet 2022

Danemark — Les nouveaux seuils de risques utilisés pour prescrire les statines en prévention des maladies cardiovasculaires instaurés par l’ESC en 2021 réduisent considérablement l’accès à ces thérapies, critique une étude danoise publiée dans le JAMA Cardiology[1] .

Les auteurs de cette étude rapportent que les nouveaux seuils de risque choisis en 2021 dans les nouvelles recommandations de la Société européenne de Cardiologie (ESC) pour instaurer un traitement par statines réduisent considérablement l’éligibilité de ce traitement. Seulement 4 % des 40-69 ans en apparente bonne santé pourraient en bénéficier et moins d’un pour cent des femmes, selon les estimations portant sur une cohorte danoise, un pays européen jugé à faible-risque.

« Nous avons mis en place des directives afin d’essayer de prévenir les maladies cardiovasculaires mais le seuil de risque dans ces nouvelles mesures signifie que presque personne n’est éligible pour ce traitement dans pas mal de pays, ce qui entraînerait une prévention quasi nulle des futures maladies cardiovasculaire au sein de ces pays », rapporte le Dr Martin Bødtker Mortensen de l’Hôpital universitaire d’Aarhus (Danemark) à Medscape Cardiology. « Nous soutenons que les seuils de risque doivent être revus à la baisse pour que l’éligibilité dans les pays européens soit conforme aux seuils en vigueur au Royaume-Uni et aux États-Unis qui s’appuient sur des essais randomisés contrôlés », ajoute-t-il.

 
Le seuil de risque dans ces nouvelles mesures signifie que presque personne n’est éligible pour ce traitement dans pas mal de pays. Dr Martin Bødtker Mortensen
 

L’éditorial accompagnant cette étude qualifie ces résultats d’« alarmants » et, s’ils sont confirmés, indique que ces seuils devraient être révisés afin d’« éviter un retour en arrière dans l’utilisation des statines en prévention primaire. »

Consulté par Medscape édition française sur cette nouvelle analyse, le Pr François Schiele (chef du service de cardiologie au CHU de Besançon) se veut plus mesuré. « Je ne suis pas sûr que des recommandations plus agressives en termes de traitement soient suivies d’effet car le véritable problème est l’adhésion au traitement, même en prévention secondaire. Le constat que les recommandations européennes conduisent à être plus restrictifs en termes de prescriptions de statines en Europe qu’aux Etats-Unis et au Royaume-Uni est ancien. Mais dans les recommandations ESC 2021, une place importante est faite à la discussion avec le patient et à la prise en compte des modulateurs de risque (comme les maladies chroniques ou psychiatriques ou les calcifications coronaires) ce qui modifie considérablement la décision de prescription ».

Je ne suis pas sûr que des recommandations plus agressives en termes de traitement soient suivies d’effet car le véritable problème est l’adhésion au traitement, même en prévention secondaire  Pr François Schiele

 

Une cohorte danoise de près de 67 000 personnes

Pour l’étude, le Dr Mortensen et ses collègues ont entrepris de comparer les performances cliniques des nouvelles directives européennes en matière de prévention avec celles de l’American College of Cardiology (ACC), de l’American Heart Association (AHA), du National Institute for Health and Care Excellence (NICE — Royaume-Uni) et les directives européennes de 2019 dans une étude prospective européenne sur une cohorte de 66 909 personnes apparemment en bonne santé provenant de la Copenhagen General population Study (l’Institut des études de la population générale de Copenhague).

Au cours de ces 9 ans de suivi, une fourchette allant de 2 962 à 4 277 événements cardiovasculaires mortels et non mortels ont été observés, telle que définie dans les modèles des diverses directives européennes.

Les résultats ont démontré que bien que les nouvelles mesures européennes de 2021 aient introduit un nouveau modèle de risque actualisé et optimisé connu sous le nom de SCORE2, les nouvelles recommandations en fonction de l’âge ont considérablement réduit l’éligibilité à une recommandation de classe I des statines pour seulement 4 % des individus âgés entre 40 et 69 ans, et moins de 1 % chez les femmes dans cette cohorte.

Cela contraste fortement avec les directives européennes de 2019 ainsi qu’avec celles du NICE au Royaume Uni et de l’ACC et l’AHA aux États-Unis pour lesquelles de fortes recommandations de classe I ciblent respectivement 20 %, 26 % et 34 % des individus aussi bien les hommes que les femmes, rapportent les auteurs.

Le Dr Mortensen a expliqué à Medscape Cardiologie que le modèle SCORE initial utilisé dans les recommandations de l’ESC était problématique car il ne prédisait que les événements cardiovasculaires athérosclérotiques mortels sur 10 ans alors que les scores utilisés aux États-Unis et au Royaume-Uni ciblaient à la fois les événements cardiovasculaires mortels et non mortels.

« L’ESC a aujourd’hui mis à jour son modèle, ce dernier est bien meilleur dans la mesure où il prédit à la fois les événements cardiovasculaires mortels et non mortels et le risque prédit est corrélé avec le risque actuel. C’est donc un grand pas en avant. Cependant, les nouveaux seuils pour l’initiation des statines sont beaucoup trop élevés pour les pays européens à faible risque, car très peu de personnes pourront désormais en bénéficier », ajoute-t-il

«  Le problème est que si nous utilisons ces recommandations, la grande majorité des personnes qui développeront une maladie cardiovasculaire dans les dix ans à venir ne recevront pas de traitement par statines susceptible de réduire ce risque. Beaucoup d’individus présentant un risque élevé de maladies cardiovasculaires ne pourront pas bénéficier d’un traitement par statine car ces nouvelles directives ne les identifieront pas comme sujet à risque » a commenté le Dr Mortensen. « En revanche, si nous utilisons les recommandations britanniques ou américaines, un nombre beaucoup plus important de personnes dans ces pays européens à faible risque pourraient bénéficier d'une thérapie par statine et nous pourrions prévenir ainsi beaucoup plus d’événements CV que si nous utilisons les nouveaux seuils de l’ESC ».

Le Dr Mortensen a expliqué que le problème était dû au fait qu’il existe en Europe une classification du risque cardiovasculaire en quatre niveaux de risque selon les pays mais que les pays européens utilisent tous les mêmes seuils de risque pour le traitement par statines.

« En général, les pays d’Europe de l’Est présentent un risque plus élevé que les pays d’Europe de l’Ouest, de sorte que ces recommandations peuvent être utilisées dans le premier cas alors qu’en Europe de l’Ouest, où le modèle SCORE à faible risque est appliqué, le traitement par statine ne pourra être octroyé qu’à un très petit nombre d’individu », a-t-il déclaré.

Bien que le Dr Mortensen ne soit pas opposé à l’idée d’avoir des niveaux de SCORE différents selon les zones qui présentent différents risques, il estime que cela doit s’accompagner par la mise en place de plusieurs seuils de risque en distinguant ces zones.

À la question de savoir s’il existe un argument selon lequel la plupart des personnes vivant dans des pays à faible risque n’ont peut-être pas besoin de prendre un traitement par statines, le Dr Mortensen a répondu que « l’une des raisons pour laquelle le risque est faible dans bon nombre de ces pays européens est la forte utilisation de médicaments préventifs. Donc, si un seuil trop élevé est utilisé, la plupart des gens ne prendront plus de statine et le risque cardiovasculaire dans ces pays augmentera à nouveau. »

Les auteurs de l’éditorial de cette étude, Ann Marie Navar de l’École médicale du Sud-Ouest de l’université du Texas (Dallas), Gregg C. Fonarow de l’Université de Californie (Los Angeles) et Michael J. Pencina du Centre médical de l’université de Duke (Durham — Caroline du Nord), sont en accord avec les propos du Dr Mortensen.

Ils soulignent que, d’après les recommandations actuelles, une femme de 55 ans, fumeuse ayant une pression artérielle à 130mm/Hg et un cholestérol non-HDL de 4 µl/L, a un risque d’événement cardiovasculaire sur 10 ans plus élevé si elle vit en Roumanie (18 %) plutôt qu’au Danemark (5 %).

« Bien qu’il puisse y avoir des différences régionales en fonction des facteurs de risque environnementaux, le lieu de résidence ne devrait pas à lui seul multiplier par quatre le risque cardiovasculaire prédit pour un individu », écrivent-ils.

Mais, selon le Pr Schiele, « les recommandations de prévention se basent sur les études observationnelles récentes SCORE2 qui, effectivement,  montrent qu’une roumaine est plus à risque qu’une femme espagnole. Si on veut critiquer ce point, il faut revenir sur les données utilisées pour SCORE2, cela n’a rien à voir avec les recommandations ».

Les éditorialistes développent également l’argument du Dr Mortensen selon lequel les nouvelles recommandations créent un système qui finit par être victime de son propre succès.

« Au fur et à mesure que les pays réussissent à mettre en place un traitement par statines pour réduire les maladies cardiovasculaires, les taux chutent et de moins en moins de personnes sont éligibles pour le traitement qui a contribué à la baisse de ces maladies », notent-ils.

Les éditorialistes demandent que l’analyse soit reproduite au sein d’autres pays à faible risque et étendue à des régions à plus haut risque, en mettant l’accent sur le surtraitement potentiel des hommes et des adultes plus âgés.

« S’ils sont confirmés, les présents résultats devraient inciter l’ESC à revoir ou à renforcer ses recommandations actuelles afin d’éviter un retour en arrière dans l’utilisation des statines en prévention primaire », concluent-ils.

 
S’ils sont confirmés, les présents résultats devraient inciter l’ESC à revoir ou à renforcer ses recommandations actuelles afin d’éviter un retour en arrière dans l’utilisation des statines en prévention primaire.
 

Pour sa part, si le Pr Schiele conçoit « qu’il y a des critiques recevables sur ces nouvelles recommandations, en particulier leur complexité » (Lire la totalité de l'entretien avec le Pr Schiele), il reste réservé sur les conclusions du papier.

« Que les autres pays traitent avec des seuils plus bas dans certaines catégories, pourquoi pas, mais je ne suis pas persuadé que pour autant les malades prendront durablement leur traitement. Les Anglais et les Américains ont les mêmes problématiques d’observance et ce problème ne se règle pas par des recommandations qui incitent plus à la prescription. Proposer une statine en prévention primaire à une jeune femme de 45 ans parce qu’on estime que son risque cardiovasculaire est élevé demande beaucoup d’explications, ce qui est une des nouveautés importantes des recommandations de l’ESC 2021 », commente le cardiologue.

Medscape News a demandé à la Société européenne de Cardiologie si elle souhaitait répondre à ces conclusions, mais aucun commentaire n’a été fait à ce jour.

 

Larticle a été publié initialement sur Medscape.com sous lintitulé  New European Guidelines ‘DrasticallyReduce Statin Eligibility. Traduit et adapté par Mona El-Guechati.

Suivez Medscape en français sur Twitter.

Suivez theheart.org | Medscape Cardiologie sur Twitter.

Inscrivez-vous aux newsletters de Medscape : sélectionnez vos choix

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....