Lille, France __ La lipidophobie est une réalité, et les enfants n’y coupent pas. Mais attention à l’adultomorphisme concernant la consommation de lipides chez les moins de 3 ans, a prévenu la pédiatre et nutritionniste Julie Lemale (hôpital Armand Trousseau, Paris) au congrès des Sociétés Françaises de Pédiatrie (SFP, 1-3 juin 2022, Lille)[1]. Car contrairement à l’adulte, le petit enfant est à risque de carence lipidique, aux graves conséquences sur sa santé.
Dès le plus jeune âge, les campagnes institutionnelles et médiatiques véhiculent des messages contre le « trop gras » et le « trop sucré ». Les lipides sont souvent évoqués en termes d’excès et beaucoup moins en termes de carence, à l’origine d’une lipidophobie ambiante (« Nous sommes ce que nous mangeons »).
Du fait de cette assimilation, certains parents vont limiter la consommation en matières grasses de leurs très jeunes enfants dans l’objectif de prévenir des pathologies ultérieures (obésité, maladies cardio-vasculaires, diabète, syndrome métabolique, cancers, etc.).
« C’est une erreur, prévient Julie Lemale, car chez le petit enfant, les risques de carence en lipides, à la fois quantitative et qualitative, sont plus importants que les risques liés à un excès. Cela les expose à un retard de croissance staturo-pondérale par déficit énergétique, à un risque métabolique potentiel, à une altération des fonctions neurocognitives et visuelles, et dans certains cas, à une mauvaise absorption des vitamines liposolubles (ADEK) ».
Lipides : 50 à 55 % des apports énergétiques chez les moins de 6 mois
Les recommandations françaises datent du début des années 2010 [3] : « avant l’âge de 6 mois, les proportions en lipides (en % des apports énergétiques totaux) sont considérables, souligne Julie Lemale, puisqu’ils représentent 50 à 55 %. Ensuite, la diminution est progressive entre 6 et 12 mois à 45-50 % des apports énergétiques totaux (AET), puis une stabilisation à 45-50 % des AET entre 1 et 3 ans. A partir de l’âge de 3 ans, la réduction des apports permet d’atteindre 35 à 40 % à l’âge adulte ».
Entre 0-6 mois, la référence pour fixer ces taux sont le lait maternel, dont la concentration est de 4g (3-5) /100 mL, soit un apport lipidique qui représente 53 % des AET. Les préparations infantiles (laits 1e âge) affichent des valeurs de 3,4g de lipides/100mL en moyenne soit 46 % (41-51 %) des AET (règlementation européenne 2016/1273 et 1284).
Il est cependant très compliqué d’atteindre ces apports recommandés en lipides. D’après les études, la consommation de lipides chez le nourrisson et le jeune enfant est d’ailleurs toujours inférieure aux recommandations. Dans l’étude Eden (1275 nourrissons âgés de 8 mois), moins de 5 % des enfants non allaités rapportaient une consommation en lipides supérieure à 40 % des AET [4]. Même constat dans l’enquête nutri-bébé2013, où 90 % des enfants de 1 à 3 ans avaient des apports en lipides inférieurs à ceux recommandé par l’EFSA [5].
A noter, les jus végétaux sont pauvres en lipides : le jus de riz contient 1g de lipides pour 100 mL, 2,1g pour le jus de soja, 2,6g pour le jus d’amande et 2,4g pour le jus de noisette contre 3,4 g/100mL en moyenne pour le lait 1er âge [6].

Attention au déficit de croissance staturo-pondérale
Le premier risque lié à un défaut d’apport quantitatif en lipides avant l’âge de 3 ans est le risque d’altération de la croissance staturo-pondérale par déficit énergétique. « Les études d’épidémiologie nutritionnelle suggèrent une croissance staturopondérale satisfaisante tant que la part des lipides est supérieure à 30 % des AET », indique Julie Lemale [7].
Par conséquent, les préconisations sont, entre 6 et 36 mois, de poursuivre l’allaitement maternel/laits infantiles puis de choisir un lait de croissance, en ajoutant systématiquement de la matière grasse dans tous les repas salés. L’ajout systématique de matière grasse vaut également pour les enfants de plus de 3 ans et les produits allégés en graisse sont bien entendu déconseillés.
Risque d’altération du développement cérébral
Le second risque est celui d’altération du développement cérébral (le cortex cérébral est composé à 60 % de graisses). « Chez l’enfant, le risque de carence lipidique est très important surtout chez le jeune enfant et délétère sur le développement neurocognitif », assure la pédiatre.
Un troisième risque à ne pas négliger est un risque de déséquilibre alimentaire au profit des glucides : « le fait d’ingérer plus de glucides augmente la glycolyse et la formation de glycogène, explique le Dr Lemale, ainsi qu’une diminution de l’AMP cyclique et une réduction de l’oxydation des AG. Cela provoque une augmentation de la lipogenèse de novo, avec une synthèse accrue de l’acide palmitique et une augmentation des lipoprotéines de très basses densité (VLDL), délétères au niveau cardiovasculaire chez l’adulte si elles se trouvent en excès. Par conséquent, passé l’âge de 3 ans, le respect de l’équilibre lipides/glucides est essentiel, dans un rapport 35/50 % ».
Lipides ingérés : la qualité compte aussi
Sur le plan qualitatif, les AG importants sont ceux dits essentiels, dont l’acide linoléique (AL), qui joue un rôle dans les fonctions cognitives et les activités motrices. « Il a néanmoins été montré qu’un excès d’apport pourrait limiter le développement des fonctions motrices chez des enfants de 3 ans [8] et favoriserait un QI inférieur à l’âge de 5-6 ans [9] », relève la pédiatre. Par ailleurs, une carence avérée en un autre acide gras essentiel, l’acide alpha-linolénique (ALA) exposerait à un risque de troubles neurologiques du fait d’un rôle de cet AG dans les fonctions exécutives et du langage.
Finalement, les AGPI-lc sont les plus importants vis-à-vis du développement cérébral, avec une accumulation de DHA et surtout d’ARA au niveau cérébral lors du développement périnatal. Ils participent tous deux à la formation du cerveau et la myélinisation ainsi qu’à la production de neurotransmetteurs.
De plus, le DHA participe au développement du cortex préfrontal impliqué dans l’attention, l’inhibition et l’impulsivité. Les autres fonctions du DHA sont de s’incorporer aux membranes cellulaires, d’activer certaines voies de signalisation, en particulier au niveau de la rétine (bâtonnets), et celles impliquant les PPAR (récepteurs activés par les proliférateurs de peroxysomes) qui agissent sur l’inflammation, améliorant le profil métabolique (sensibilité à l’insuline et métabolisme lipidique) [10].
Le DHA active également des voies cellulaires liées aux protéines G (transfert d’informations à l’intérieur de la cellule/mécanisme transduction du signal). En résumé, le DHA est primordial pour le cortex préfrontal, la vision et la réaction inflammatoire, mais aussi le métabolisme.
En ce qui concerne l’ARA, celui-ci est impliqué au niveau de l’inflammation, et du muscle lisse (système de vasoconstriction/dilatation, agrégation plaquettaire, bronchodilatation, réponse immunitaire) [11].
AGE et AGLP-LC, quelles conséquences d’un faible apport ?
Une méta-analyse, très critiquée en raison du faible nombre de publications incluses, n’a observé aucun bénéfice à supplémenter en AGLP-lc dès la naissance sur la vision et la fonction neurocognitive à l’âge de 18 mois [12].
D’autres études ont montré exactement l’inverse, en particulier une étude publiée en 2010 qui a constaté une meilleure acuité visuelle à 12 mois sous supplémentation en DHA [13] et une seconde qui a, elle aussi, vérifié l’amélioration de l’acuité visuelle (mais sans intérêt si le rapport DHA/ARA >1)[14].
En ce qui concerne les fonctions cognitives, une étude a montré un meilleur développement mental grâce à une supplémentation en DHA et un meilleur développement du langage dès les premières semaines de vie [15]. A l’âge de 6 ans le bénéfice est maintenu sur les performances intellectuelles [16].
Que faire en pratique ?
Le lait maternel – la référence – contient des AGE et du DHA, en fonction de l’alimentation de la mère. C’est la raison pour laquelle la quantité de DHA du lait maternel est réduite chez les mères allaitantes végétariennes et végétaliennes [17].
Quant aux laits infantiles, fabriqués à partir d’huiles végétales, ils affichent des valeurs en AGPI-lc comprises entre 26-38g/l de graisses végétales (les teneurs en AGS en sont pas encadrées par la règlementation donc pas d’apport minimal). Certains industriels incorporent des lipides laitiers (cholestérol, lipides complexes, AGS) afin d’obtenir un profil plus proche du lait maternel. Les apports obligatoires recommandés sont de 500-1200 mg/100kcal en acide linoléique, de 50-100 mg/100kcal en acide alpha-linolénique et de 20-50 mg/100kcal en DHA. Bien que recommandé au niveau français et européen, l’ajout d’ARA et d’EPA est optionnel.
Après la diversification, les nutritionnistes recommandent l’utilisation d’huiles riches en ALA (huile de noix, de colza et de soja). Après l’âge d’un an, dans l’optique d’assurer les apports satisfaisants en DHA, il est conseillé de consommer 1 à 2 portions de poisson par semaine. « La consommation des AGE et des AGPI-lc dans les pays industrialisés est très faible, indique le Dr Lemale. Si la consommation d’acide linoléique est globalement suffisante, celles des AGPI n-3 est inférieure aux apports conseillés, principalement du fait d’une faible consommation de poisson, avec des conséquences potentielles sur l’attention et les performances scolaires ».
Rappels sur les lipides alimentaires
Les lipides alimentaires sont constitués à 95-98 % de triglycérides. Les triglycérides sont composés d’une molécule de glycérol estérifié par trois acides gras (AG). Ces AG peuvent être saturés ou insaturés (mono ou polyinsaturés en fonction du nombre de doubles liaisons) grâce à des désaturases et des élongases. On parle d’AGPI à longue chaîne s’il y a plus de 18 carbones dans la chaîne carbonée.
Outre les triglycérides, 2 à 3 % des lipides alimentaires sont des phospholipides (AG + glycérol + groupement phosphate) ; le reste étant constitué de cholestérol, lequel est très faiblement apporté par l’alimentation car essentiellement synthétisé par le foie (en quantité non négligeable dans le lait maternel).Les lipides jouent un rôle énergétique, mais aussi dans la structure des membranes cellulaires et dans le système nerveux central pour les phospholipides. Ce sont les précurseurs des acides biliaires, des hormones surrénaliennes et de la vitamine D pour le cholestérol.
Tous les lipides peuvent être synthétisés par l’homme sauf les acides gras dits essentiels (AGE) que sont l’acide linoléique (AL, 18:2n-6), un oméga 6, et l’acide alpha-linolénique (ALA, 18:3n-3) un oméga 3. Ils doivent par conséquent être fournis par l’alimentation.
Des acides gras polyinsaturés à longue chaîne (AGPI-lc) sont synthétisés à partir des voies oméga 3 et 6 : l’acide docosahexaénoïque ou DHA (22 :6n-3) à partir de l’acide eicosapentaénoïque ou EPA (20 :5n-3) provenant lui-même du précurseur acide alpha-linolénique. Le précurseur de l’acide arachidonique ou ARA (20 : 4n-6) est l’ALA. Or, les enzymes élongases et désaturases vont intervenir au niveau des deux voies, oméga 3 et 6, où elles entrent en compétition.
Certains variants génétiques induisent une production moindre de DHA.
Une grande partie de l’ALA sera dégradée en corps cétoniques et en acétyl-coenzyme A (acétyl-CoA), pour favoriser la synthèse du cholestérol et de certains acides gras saturés.
Le DHA n’est pas considéré comme un AG essentiel, néanmoins, chez l’enfant, on parle d’AG « conditionnellement indispensable » du fait d’une synthèse insuffisante chez l’enfant. Des apports en DHA vont donc être nécessaires chez l’enfant.
Les AG essentiels et les AGPI-lc participent au développement des structures cérébrales et neurosensorielles, du système immunitaire et à la réaction inflammatoire [2].
Le Dr Julie Lemale déclare des liens d’intérêt indirects avec Nestlé, Danone, Biocodex, Biostime et Menarini.
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Crédit image de Une : Dreamstime
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Citer cet article: Régime sans graisse chez l’enfant : attention danger ! - Medscape - 29 juin 2022.
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