POINT DE VUE

« Les 460 maternités sont en tension, nous allons vivre des drames »

Christophe Gattuso

10 juin 2022

France — Très préoccupée par la pénurie chronique de maïeuticiennes, la présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes s’alarme dans une lettre ouverte des dangers que fait courir aux femmes et aux nouveau-nés la « situation catastrophique » des maternités. Dans un entretien à Medscape édition française, Isabelle Derrendinger invite les pouvoirs publics à enfin agir et à organiser en urgence des états généraux de la santé des femmes.

Medscape édition française : Depuis plusieurs années, l’Ordre des sages-femmes s’alarme de la dégradation de la démographie de la profession. « Les maternités ne veulent pas mourir », écrivez-vous dans une lettre ouverte . On en est là aujourd’hui ?

Isabelle Derrendinger : Oui, la situation est dramatique. Il ne faut plus dire que nous allons au-devant d’une catastrophe, nous sommes dans la catastrophe. Nous redoutons que des citoyennes et leurs enfants se retrouvent en grand danger. On entend beaucoup parler des 120 services d’urgence en tension. Les 460 maternités de France sont aussi en grande tension. La situation est catastrophique.

Il ne faut plus dire que nous allons au-devant d’une catastrophe, nous sommes dans la catastrophe.

La France compte près de 24 000 sages-femmes en exercice contre 29 000 il y a cinq ans ! Où sont-elles passées ? Comment en est-on arrivé à cette pénurie ?

Isabelle Derrendinger : Il y a une vision fantasmée que les sages-femmes quittent l’hôpital pour aller exercer en libéral. Un ministre de la Santé a dit que c’était pour s’enrichir. C’est insensé. Les sages-femmes en libéral ne s’enrichissent pas, elles font partie des professions en ville les moins bien valorisées financièrement. Où partent-elles ? Elles arrêtent d’exercer et changent complètement de métier. Pourquoi ? Nous sommes entrés dans un cercle vicieux, les conditions de travail se dégradent. Il y a donc moins de sages-femmes, elles quittent l’hôpital et toute l’activité se concentre sur celles qui restent. La situation devient de plus en plus difficile et il est urgent que les pouvoirs publics prennent conscience de ce qui se joue. Aujourd’hui, ils gardent étonnamment le silence. Nous allons malheureusement vivre des drames dans les semaines qui viennent.

Isabelle Derrendinger

Cette pénurie fait courir des risques aux femmes enceintes et aux nouveau-nés, écrivez-vous. Quels sont les critères de dégradation des indicateurs de périnatalité ?

Isabelle Derrendinger : Les enquêtes de périnatalité montrent que les indicateurs de santé maternelle se dégradent. La France peut rougir de ses motifs de mortalité maternelle [Une femme meurt tous les 4 jours en France d’une cause liée à la grossesse ou ses suites selon la dernière enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles de 2021, NDLR].

La première cause de mortalité maternelle est la maladie cardiovasculaire qu’aucune action préventive n’a permis d’éviter. La deuxième cause, et c’est une singularité française, est la mortalité par suicide dans le post-partum. Les femmes souffrent dans la période post-natale et ont un sentiment d’abandon. Cela peut générer des syndromes dépressifs qui conduisent certaines au suicide.

Une publication très récente montre que pour la première fois et de façon inédite, la mortalité néonatale et infantile augmente en France. Les motifs n’ont pas été clairement identifiés mais des chefs de service de périnatalité affirment que la cause pourrait être en lien avec la situation tendue des maternités. Enfin, la santé gynécologique se dégrade aussi en France. Une française sur six n’a pas accès à la contraception, soit car elle n’a pas de professionnel de santé pour l’accompagner, soit en raison du coût.

La situation devient de plus en plus difficile et il est urgent que les pouvoirs publics prennent conscience de ce qui se joue.

Dans de nombreux établissements, les sages-femmes se recentrent autour de la salle de naissance et par manque de temps ne peuvent plus remplir d’autres missions comme la préparation à l’accouchement ou l’aide à l’allaitement… N’assiste-t-on pas à un appauvrissement du métier et une perte de sens ?

Isabelle Derrendinger : Totalement. Il ne faut pas oublier que les sages-femmes exercent une profession médicale et nous voulons que nos compétences scientifiques et médicales soient reconnues. La sage-femme a aussi des compétences relationnelles qu’elle exerce dans toutes ces activités que l’on pourrait considérer, au regard de la situation, comme non-essentielles.

La préparation à la parentalité en est un très bon exemple. Si l’on se réfère aux recommandations de la HAS qui datent de 2005, toutes les femmes devraient avoir un entretien prénatal précoce pour identifier les risques médicaux et psychosociaux avant la naissance. Or, seulement 28% des Françaises en bénéficiaient en 2020.

Ces dernières années, les hôpitaux ont demandé aux sages-femmes de se recentrer sur l’activité en salle de naissance aux dépens des consultations, notamment obstétricales, de la préparation à la parentalité, et de toutes les activités considérées comme connexes à l’instar de la rééducation pelvi-périnéale. L’incontinence urinaire n’est-il pas un problème sociétal et de santé publique ?

Les sages-femmes perdent du sens à leur métier. Je refuse de dire que #jesuismaltraitante, comme a pu le faire Anna Roy (sage-femme parisienne) pour dénoncer les conditions de travail de la profession. Je ne suis pas maltraitante, c’est le système qui est maltraitant, ce sont les pouvoirs publics qui ont nié la santé des femmes pendant des décennies qui sont maltraitants.

A Nevers, la maternité a dû fermer ponctuellement il y a quelques semaines. Redoutez-vous une généralisation des difficultés de la sorte sur le territoire ?

Isabelle Derrendinger : Je ne redoute pas les difficultés, je les observe. Sur la page Facebook de l’ONSSF, syndicat représentatif de la profession de sages-femmes, une publication ouverte montre les maternités qui réduisent leur activité, la recentrent voire ferment temporairement ou définitivement. La semaine dernière, je recensais 90 maternités ayant fermé un jour, deux jours ou une semaine… Ce phénomène se généralise mais on n’en parle pas. Les politiques gardent le silence tout comme les ARS et les directions d’établissement.

Je ne suis pas maltraitante, c’est le système qui est maltraitant.

Le nombre de maternités s’est considérablement réduit ces dernières décennies. La France en comptait 481 en 2020 contre 814 en 2016 et même 1 747 en 1972. Parmi celles qui restent, combien sont selon vous en difficulté ?

Isabelle Derrendinger : Presque toutes les maternités sont concernées, les CHU sont concernés, et les équipes hospitalières tremblent de ne pas savoir ce qui peut se passer. Les seuls établissements qui gardent un peu la tête hors de l’eau sont ceux qui parviennent à avoir les effectifs suffisants pour respecter les décrets périnatalité de 1998 et peuvent organiser la planification des congés annuels.

Et puis il y a les maternités qui n’arrivent plus à pourvoir les effectifs en sages-femmes, en médecins gynécologues, pédiatres, anesthésistes mais aussi les équipes paramédicales (infirmières, puéricultrices, aides-soignantes, auxiliaires de puériculture). Tous les métiers sont touchés ! Il faut des mesures urgentes.

Ce ne sont pas les 5 nuitées d’hôtel remboursées, que les pouvoirs publics veulent mettre en place pour répondre à la problématique de l’éloignement des maternités, qui résoudront les choses. Tous les professionnels de la périnatalité se sont mis autour de la table en 2019 pour formuler des propositions de révision des décrets de périnatalité. Rien n’a bougé depuis.

Quelle première mesure faut-il selon vous mettre en place en urgence, selon vous ?

Isabelle Derrendinger : Il faut revoir l’organisation de la santé des femmes en France. On demande depuis des décennies à avoir des conditions de travail qui assurent leur sécurité physique et psychique. Nous en appelons à des Etats généraux de la santé des femmes qui rassembleraient la société civile, tous les professionnels concernés et les politiques. Il est urgent d’agir. Un travail de fond doit s’enclencher incluant la révision des décrets de périnatalité.

Comment redonner de l’attractivité à votre métier ? 

Isabelle Derrendinger : Pour résoudre la crise d’attractivité de notre profession, nous devons comme je l’ai dit assurer des conditions de travail décentes mais aussi reconnaître nos compétences médicales autrement que par une prime – sur laquelle je m’assois. Notre voix d’experte médicale de la santé des femmes doit être entendue dans les instances de l’hôpital. Au-delà des conditions de travail décentes et de la reconnaissance statutaire, il faut aussi une reconnaissance financière.

Il faut revoir l’organisation de la santé des femmes en France.

Quel doit être le salaire minimum d’une sage-femme ?

Isabelle Derrendinger : Je ne sais que répondre, l’Ordre n’a pas compétence à négocier les salaires. Mais à contrario, il est inadmissible qu’une jeune sage-femme diplômée après des études denses, avec une lourde responsabilité, démarre à 1700 euros par mois comme c’est le cas aujourd’hui. Proposer des CDD d’un mois pour des jeunes professionnelles ou décrocher un CDI après 10 ans de CDD comme j’ai pu l’observer, c’est indécent.

Vous réclamez l’organisation d’Etats généraux de la santé de la femme. Si les pouvoirs ne s’en saisissent pas, allez-vous les organiser ?

Isabelle Derrendinger : Nous n’avons pas encore eu de retour de la nouvelle Ministre de la Santé, Mme Bourguignon dont j’ai compris qu’elle était sensible au problème des urgences. Dans les urgences, il y a aussi la santé des femmes. Nous interpellons les candidats aux législatives car il est difficile de ne pas associer à cette initiative ceux qui font les lois. Nous avons reçu l’engagement de 30 parlementaires qui assurent, s’ils sont élus, d’agir pour améliorer la santé des femmes. Nous n’allons pas baisser les bras. Nous en appelons à la mobilisation citoyenne car c’est eux aussi qui décident les organisations politiques d’aujourd’hui et de demain.

Il est inadmissible qu’une jeune sage-femme diplômée après des études denses, avec une lourde responsabilité, démarre à 1700 euros par mois comme c’est le cas aujourd’hui.

 

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