POINT DE VUE

Aspirine en prévention CV primaire : une « décision quasi philosophique » à prendre avec le patient

Frédéric Soumois

31 mai 2022

Philippe van de Borne

Belgique – L'aspirine en traitement préventif quotidien, cela peut être utile, mais pas pour tout le monde. Voici en substance le message délivré par la United States Preventive Services Task Force (USPSTF), un groupe de médecins américains spécialisés dans les questions de prévention. Ces dernières années, il est ainsi devenu de plus en plus fréquent pour les personnes âgées de plus de 60 ans de se voir prescrire une dose quotidienne d'acide acétylsalicylique, afin d'éviter la formation de caillots sanguins et ainsi de prévenir les risques d'attaques cardiaques ou d'accidents vasculaires cérébraux. Les membres de l'USPSTF distinguent nettement deux catégories de patients : ceux ayant déjà eu un antécédent d'accident cardio-vasculaire et ceux qui n'ont pas. Selon ces médecins, il est préférable pour les personnes appartenant à la deuxième catégorie de ne pas commencer à prendre de l'aspirine quotidiennement. MediQuality a interrogé Philippe van de Borne, professeur de cardiologie et directeur du département de Cardiologie de l'hôpital universitaire Erasme (ULB).

 Le risque d'hémorragie interne augmente avec l'âge

« Sur la base des données actuelles, notre groupe de travail recommande aux personnes de 60 ans et plus de ne pas commencer à prendre de l'aspirine pour prévenir une première crise cardiaque ou un premier accident vasculaire cérébral », expose le Dr Michael Barry, vice-président de l'USPSTF et professeur de médecine au Massachusetts General Hospital. « Étant donné que le risque d'hémorragie interne augmente avec l'âge, les inconvénients potentiels de l'aspirine annulent les avantages dans ce groupe d'âge. » Attention toutefois : cette recommandation ne doit pas déboucher sur une décision unilatérale du patient : « Toute personne qui prend déjà de l'aspirine et qui a des questions à ce sujet doit en parler à son médecin traitant », considère le Dr John Wong, professeur de médecine au Tufts Medical Center de Boston et membre de l'USPSTF. Le Dr Wong étend d'ailleurs cette dernière recommandation aux personnes âgées de 40 à 59 ans présentant des risques d'accidents cardio-vasculaires. Parmi les inconvénients de l'aspirine, une étude menée entre 2017 et 2019 a notamment mis en évidence un plus grand risque de développer un ulcère chez les personnes prenant de l'aspirine quotidiennement. 

« Il s'agit d'examiner attentivement la balance entre bénéfices et risques »

Pour Philippe van de Borne : « ces conclusions rejoignent ce qu'on dit en Europe sur le sujet, c'est-à-dire que pour accepter le risque que font courir les effets secondaires de l'aspirine, il faut qu'on soit certain d'un bénéfice suffisant. Il s'agit d'examiner attentivement la balance entre bénéfices et risques. Or, prendre de l'aspirine, même à petite dose (80mg), favorise les événements hémorragiques. Et quand le patient est plus âgé, il y a un risque d'hémorragie plus important qui doit être contrebalancé par un bénéfice thrombotique important. C'est d'ailleurs vrai pour tous les médicaments qui ont une action antithrombotique. Il y a deux côtés au sabre. D'un côté on prévient la thrombose, mais de l'autre on induit une hémorragie.  Donc il faut trouver le bon équilibre. Et celui-ci est trouvé à partir du moment où le risque de thrombose est important. Et c'est typiquement le cas des patients en prévention secondaire d'un événement cardiovasculaire athéro-thrombotique, donc après un infarctus, un accident vasculaire cérébral ou encore des pontages, qui sont des indications pour donner de l'aspirine parce que l'on sait bien qu'on va induire un petit risque d'hémorragie digestive et un très faible risque – mais quand même présent – d'hémorragie cérébrale. Pour que le patient ne pâtisse pas de ce risque d'hémorragie, il faut qu'il ait par ailleurs un énorme risque de thrombose. Ce qui fait qu'on va éviter beaucoup plus de thromboses qu'on ne va induire d'hémorragies ». 

« En synthèse, en prévention primaire, l'aspirine n'est pas conseillée », poursuit l’expert. « Une exception cependant : les patients qui ont un diabète. Le risque cardiovasculaire est véritablement augmenté. Mais le diabète de type 2 ne suffit pas seul pour entrer dans cette catégorie. Il faut combiner le diabète et un autre facteur de risque majeur (hypertension artérielle, hypercholestérolémie) pour bénéficier d'une thérapie par l'aspirine. Dans la pratique, on ne donne donc de l'aspirine qu'en prévention secondaire ». 

« L'aspirine est l'élément qui confère le risque hémorragique le plus important des antithrombotiques »

Le Pr van de Borne insiste : « Je vais vous donner un exemple parmi d'autres pour montrer que l'aspirine constitue un risque hémorragique non négligeable. Prenons un patient qui a bénéficié d'une dilatation coronaire avec pose d'un stent, et qui présente de surcroît une fibrillation auriculaire, on lui donne à la fois de l'aspirine, du clopidogrel, et un anti-coagulant direct. Ces trois produits constituent un cocktail antithrombotique et par définition, ils induisent tous un risque hémorragique. Et quand l'état du patient se stabilise, le médicament qu'on retire le premier, c’est l'aspirine, car c'est l'élément qui confère le risque hémorragique le plus important des trois ». 

« C'est un choix quasi philosophique qui doit être fait avec un patient actif et partenaire de son traitement » Pr Philippe van de Borne

 
C'est un choix quasi philosophique qui doit être fait avec un patient actif et partenaire de son traitement. Pr Philippe van de Borne
 

Pour le cardiologue : « on a aussi raison de dire que la distinction entre la prévention primaire et secondaire est artificielle. C'est certes plus simple pour le clinicien, mais si on parle du risque de thrombose et d'événement cardiovasculaire, il n'y a pas une frontière nette entre « je n'ai pas encore fait un événement » et « j'ai fait un événement précédemment ». Car quand on calcule le niveau de risque de personnes « qui ont l'air en bonne santé », on peut néanmoins détecter une série de facteurs de risque. Du coup, la distinction entre prévention primaire et secondaire devient un peu simpliste, même si elle est utile dans la vie de tous les jours. Mais il est possible, alors qu'on est en prévention primaire mais avec un risque de morbidité-mortalité cardiaque de 30%, que ces patients-là bénéficient de petites doses d'aspirine parce que, chez eux, le bénéfice serait plus grand que le risque d'hémorragie. Ce qu'on dit aussi de plus en plus, c'est que le patient doit être un partenaire actif et que ce type de décision doit être pris en connaissance de cause, c'est-à-dire celle de décider d'augmenter son risque hémorragique, mais en prévenant davantage d'événements thrombotiques. C'est un choix quasi philosophique qui doit être fait avec un patient actif et partenaire de son traitement ». 

 

L’article a été publié initialement sur Mediquality.

 

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