France/ Ukraine – Selon les estimations de l'UNICEF, 4,3 millions d'enfants, soit plus de la moitié des enfants vivant en Ukraine, ont été déplacés depuis le 24 février : plus de 1,8 millions d'enfants ont traversé la frontière pour se réfugier dans les pays voisins et 2,5 millions d'enfants ont « voyagé » à l'intérieur du pays. Dans certaines régions du pays, les enfants vivent terrés dans des caves pour se protéger des bombes. Quels sont les impacts de la guerre sur les enfants ? Comment organiser une prise en charge ?
Des questions auxquelles a répondu la Pre Marie-Rose Moro, pédopsychiatre et directrice de la maison de Solenn (Paris). Pionnière de la psychiatrie transculturelle, elle est directrice scientifique de la revue L'Autre , qu'elle a fondée*.
Comment aider les enfants sous les bombes ?
Pre Marie-Rose Moro : La première chose est de les sécuriser. Il faut qu'ils puissent dormir, manger, être auprès d'une personne de confiance, même si ce n'est pas leur mère. Toutes les expériences dans lesquelles les enfants sont regroupés à part, loin de leurs proches, à la campagne par exemple, en imaginant les protéger sont, pour la plupart, une catastrophe car le stress est en fait augmenté.
Une fois les enfants sécurisés, il faut qu'ils puissent jouer, rêver ou encore dessiner. C'est très important pour que toute la pensée ne soit pas envahie par la guerre. Si tout le fonctionnement de l’enfant est envahi par la guerre, s'il n'y a plus de la place pour rien, c'est là qu'on risque les expressions d'angoisse aiguë et de confusion.
En tant qu'humanitaire, on ne soigne pas les enfants sous les bombes : pour mettre en place la thérapie, il faut que les enfants n'aient pas peur de mourir sur le champ. En revanche, on s'occupe d'eux et on aide les parents à s'occuper d'eux quand c'est nécessaire. Imaginez une maman très effrayée parce qu'elle a failli mourir ou parce qu'elle a perdu son mari à la guerre. Le plus utile est de l'aider, elle, afin qu'elle soit en mesure d'aider son enfant. Dès que les enfants sont dans des zones plus calmes, pas forcément à l'extérieur du pays d'ailleurs, il sera possible de débuter des soins. On évalue si éventuellement on est face à un stress aigu, à un post-trauma ou à une dépression. A ce moment-là, on va faire de la thérapie centrée sur la situation par tous les moyens (parole, dessin, psychodrame…). Ce que font les humanitaires quand ils arrivent sur un terrain de guerre, c'est d'organiser les choses. D'abord ils se renseignent sur qui sont les enfants particulièrement vulnérables – ceux qui ont déjà perdu leurs parents et ceux qui avaient déjà des pathologies antérieures. Pour tous les autres, il faut construire un dispositif pour les soigner une fois qu'ils seront en sécurité. On peut faire de la psychiatrie en situation humanitaire mais on le fait par gradation.
Quels sont les signes de trauma chez l'enfant ?
Pre Marie-Rose Moro : Les effets directs de la guerre chez les enfants se manifestent sur le plan psychologique par une grande frayeur et de l'angoisse de mort. Les enfants comprennent qu'ils vont mourir même s'ils ne savent pas ce qu’est la mort. Les traités de pédopsychiatrie indiquent classiquement que les enfants commencent à se représenter la mort entre six ans et huit ans, mais cela dépend du contexte. Quand un enfant vit sous les bombes, que sa grand-mère disparaît, il comprend bien plus tôt ce que c’est que la mort et il comprend que c’est définitif. En Syrie, à partir du moment où les enfants avaient le langage, vers trois ans, ils comprenaient très bien ce qu'étaient la mort et la guerre. Ces enfants vont avoir peur, ne vont plus pouvoir dormir, voire plus manger non plus. Quant à la pathologie de la frayeur et du stress aigu, elle peut se manifester par une grande anxiété. Par exemple, si une bombe est tombée un jour de pluie, l'enfant a peur dès qu'il pleut car la pluie réactive tous les symptômes de stress. Parfois le trauma est extrêmement violent quand les enfants voient vraiment la mort en face. Ils peuvent devenir comme fous, prendre des risques, entendre des bruits de guerre alors qu'il n'y en a pas, avoir des pseudo-hallucinations. Ils sont totalement sidérés. J'ai vu ce type de comportement de mise en danger chez des adolescents totalement confus sur des terrains de guerre.
Chez les tout-petits, le trauma peut se révéler dans le mouvement même du développement : les enfants disaient quelques mots, ils ne peuvent plus les dire ; ils s'endormaient, ils ne peuvent plus s'endormir ; ils étaient propres, ils régressent à un stade antérieur du développement.
Si le stress dure plus d'un mois, les symptômes peuvent se chroniciser avec la peur constante que la guerre recommence. Et au bout d'un certain temps, ce n'est plus seulement de la peur, on observe une perte de l'élan vital. Sur les terrains de guerre, on rencontre des enfants, des adolescents surtout, qui, résignés à mourir, ont complètement perdu l'envie de vivre.
Quel est l'impact de la guerre sur les enfants réfugiés ?
Pre Marie-Rose Moro : Ils ont sûrement vécu les mêmes choses que ceux qui sont sous les bombes, et quand ils quittent le pays, il y a de plus le fait d'avoir perdu des choses essentielles. Perdu sa langue, sa maison, son école, ses amis, parfois son père…. Les enfants réfugiés en général sont très courageux. Les enfants ukrainiens réfugiés que j'ai vus tout récemment, de passage à Paris avant de repartir, ne se plaignent pas beaucoup. J'ai trouvé qu'ils n'allaient pas si mal et qu'ils n'avaient pas trop de symptômes mais il faut encore attendre car ils n'étaient pas encore arrivés à destination. Tant qu'ils ne sont pas installés, ils ne se laissent pas aller. Ils mesurent aussi leur chance d'être partis d'Ukraine et d’avoir quitté la guerre avec leurs mères ou leurs grands-mères.
Comment vous occupez-vous des enfants réfugiés ?
Pre Marie-Rose Moro : Quand les enfants ont quitté la zone de guerre, on les soigne comme tous les autres enfants, mais en intégrant deux choses, leur langue et la spécificité du conflit. Concernant la prise en charge psychologique, n'importe quelle équipe peut s'occuper des enfants réfugiés à condition de le faire dans la langue maternelle. Il faut donc faire appel à des traducteurs ukrainiens et russe – pour ceux dont c’est la langue maternelle. Attention, l'emploi du russe peut se faire seulement dans ce cas et si l’enfant ne parle pas l’ukrainien, en accord avec leur parent car la langue russe est aussi la langue de l’agresseur et cela peut poser problème à la famille. Il faut savoir que les humanitaires ne parlent pas en général la langue des enfants des pays dans lesquels ils interviennent mais ils travaillent avec des traducteurs et cela fonctionne très bien.
Concernant la spécificité du conflit, en Ukraine, pour l'instant, il s'agit d'une guerre aiguë. En Syrie, des enfants ont vécu pendant dix ans dans des situations horribles et c’est encore le cas aujourd’hui des enfants de Daesh. Mais des enfants venant d'Ukraine, ce sont des enfants qui vivaient tout à fait normalement jusqu'au début de la guerre, laquelle leur est tombée soudainement dessus. C'est ainsi que je m'explique leur peu de symptômes. De plus, les conditions d'accueil sont bonnes : ils perçoivent la bienveillance des gens, ils vont, pour certains, aller vivre dans des familles françaises avec leurs frères-sœurs et mère. Ce sont des conditions optimales pour les enfants. Je regrette qu'on ne le fasse pas pour tous les réfugiés car cela fait partie du soin collectif. Quitter son pays n’entraine pas de symptômes psychiatriques mais cela provoque de la tristesse qui peut être en partie consolée par un accueil bienveillant. J'espère que cette expérience d'identification aux réfugiés ukraniens qui a conduit à tant de générosité pourra servir à d’autres. Les mineurs isolés dont nous nous occupons ne comprennent pas pourquoi, eux, ne sont pas considérés comme des gens qui ont tout perdu et qui veulent reconstruire ailleurs. De plus, eux, ils ont quitté leur pays sans leurs parents.
Que deviennent les enfants qui ont subi un traumatisme psychologique lié à la guerre ?
Pre Marie-Rose Moro : Je me suis beaucoup occupée d'enfants afghans qui ont grandi avec la guerre. Quand ils deviennent adultes, il n'y a pas de trajectoire type. Il y a de tout. Certains résistent, on ne sait pas comment : ils ont l'air indemne, ce qui laisse penser qu'ils ont réussi à avoir assez de sécurité pour ne pas se sentir menacé dans leur être ou peut-être qu'ils n'ont pas vécu d'événements qui les ont menacés directement. D'autres ne vont pas pouvoir développer l'ensemble de leur potentiel : ils vont devenir des adultes inhibés, anxieux, déprimés, inquiets. On voit aussi des adultes qui ont perdu ce qu'on appelle la théorie de la vie : ce sont des adultes tristes, en colère et très « insécure » qui ont perdu une confiance fondamentale dans la vie. Cela dit, les prises en charge précoces diminuent les effets de la guerre sur les enfants, et notamment les risques que les symptômes se chronicisent et deviennent un trait de personnalité.
Pour finir, sur les enfants qui vivent en France. Considérez-vous que les médecins généralistes et les pédiatres doivent aborder la question de la guerre en Ukraine avec leurs jeunes patients ?
Pre Marie-Rose Moro : Pas forcément, non. En revanche, je pense que les parents et les enseignants doivent l'aborder. Même si la guerre ne se déroule pas dans notre pays, elle est très concrète et tient véritablement beaucoup de la place dans la tête des parents et de la société. Il faut que les enfants puissent poser leurs questions et parler de la guerre et des peurs qu'ils en ont à des adultes dans lesquels ils ont confiance. A mon sens, ce n'est pas nécessaire que ce soit à des médecins généralistes et à des pédiatres, sauf si l'enfant devient trop préoccupé bien sûr. Face à un enfant qui présente des troubles de l'endormissement, des troubles anxieux, des maux de ventre à répétition ou encore des difficultés à sortir de chez lui ou à se séparer de ses parents s'il est petit, le médecin pourra y penser dans sa recherche étiologique. Il faudrait penser à demander à l'enfant si quelque chose l'inquiète. En cas de réponse négative, le médecin peut suggérer que « les adultes sont très préoccupés par la guerre, et…peut-être que toi aussi ? ». Selon moi, le médecin qui s'occupe de l'enfant peut en effet engager une conversation à hauteur d'enfant ou d'adolescent sur la guerre en Ukraine mais dans le cadre d'une recherche étiologique face à des symptômes anxieux ou dépressifs non expliqués par ailleurs.
De quand datent les premiers travaux sur l'impact de la guerre sur les enfants ?
Pre Marie-Rose Moro : On tarde toujours à reconnaître les traumas chez les enfants. Si on sait ce qu'il en est des adultes depuis la Première Guerre Mondiale, les premiers travaux sur les enfants ont été faits à l'occasion de la Deuxième Guerre Mondiale. Auparavant, on pensait que les enfants ne souffraient pas beaucoup de la guerre car ils ne connaissaient pas la mort. C'étaient des idées très fausses qui ont pu être déconstruites grâce à deux grands pionniers.
La première pionnière est Anna Freud (1895-1982), la fille de Sigmund Freud, exilée à Londres à partir de 1938, et qui a travaillé avec les enfants des pouponnières visées par les bombes de l'armée allemande. Elle est la première à avoir décrit les effets de la guerre sur les enfants. Elle a fait la description des effets directs [décrits plus loin dans l'entretien] mais aussi des effets indirects de la guerre liés au fait que leurs parents ne sont plus disponibles pour s'occuper d'eux, ce qui augmente encore l'impact de la guerre. Les enfants sont donc des doubles victimes, directes et indirectes, sans compter qu'ils peuvent aussi être des cibles car en les touchant on atteint leurs parents et la société. On sait que des pouponnières ont été visées pendant la Deuxième Guerre Mondiale, que dans de nombreux conflits les écoles ou les maternités peuvent aussi être visées. Malheureusement, ceux qui font la guerre savent bien que tuer les enfants émeut beaucoup. Quand vous voulez faire du mal et marquer les esprits, vous tuez les enfants. Dans la guerre, il y a aussi évidemment les questions de rupture de lien et de deuil quand les enfants perdent leurs parents ou ceux qui s'occupent d'eux.
Le deuxième personnage qui a beaucoup travaillé sur les enfants et la guerre, c'est Donald Winnicott (1896-1971), pédiatre et psychiatre d'enfants anglais. Son intuition était qu'il fallait, d'une part, faire prendre conscience aux adultes que les enfants étaient très touchés par la guerre et, d'autre part, leur expliquer comment minimiser les effets de la guerre sur les enfants. Aussi pendant plusieurs années, il enregistre des émissions radio diffusées par la BBC pour que les auditeurs comprennent ce qui peut faire du mal aux enfants et comment les apaiser. Sa grande idée, c'était la psychothérapie profane, c'est-à-dire la possibilité pour tout le monde de donner des soins aux enfants. De toutes les façons, sous les bombes, on ne commence pas de psychothérapie : il faut d'abord essayer de sécuriser les enfants ; le soin, on le fait après. Vous voyez que la pédopsychiatrie a beaucoup à voir avec les enfants et la guerre.
* En 2020, un dossier détaillé sur les enfants et la guerre a été publié dans la revue L’Autre.
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Citer cet article: Ukraine : comment aider les enfants exposés aux traumatismes de la guerre ? - Medscape - 11 avr 2022.
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