Présentation
Une patiente de 72 ans a été admise pour la première fois dans notre établissement hospitalier de médecine interne et gériatrie, un vendredi après-midi. Ses antécédents étaient assez lourds : bipolarité de type II, anxiété, dépression, hypothyroïdie, hypertension, reflux gastro-oesophagien, colite collagénique…
À l’admission, elle présentait un tableau associant des myoclonies à une confusion et des hallucinations. L’interrogatoire n’était pas contributif. En revanche, son époux a déclaré que trois semaines auparavant, elle s’était plainte de vertiges généralisés, d’une baisse de concentration et un ralentissement idéo-moteur. Environ 7 jours plus tard, il a noté un début de tremblement, des épisodes de confusion et d’hallucination.
Hospitalisation initiale et bilans para-cliniques
La patiente avait été hospitalisée en service de neurologie pour instabilité à la marche pendant environ une semaine avant son admission dans notre établissement. Le tableau clinique s’est compliqué avec l’apparition de myoclonies, d’une majoration des épisodes délirants et d’une somnolence. Une imagerie cérébrale a été prescrite afin d’exclure une pathologie aiguë. L’EEG était en faveur d’une encéphalopathie modérée, sans pointes ni signes d’épilepsie. L’hypothèse initiale de maladie de Creutzfeldt-Jakob a donc été écartée.
Aucune anomalie du bilan thyroïdien n’a été notée. L’analyse du liquide céphalo-rachidien après ponction lombaire a montré une légère élévation de la protéinoréchie et la présence de dix éléments lymphocytaires. Les sérologies du virus de l'herpès simplex virus (HSV) et de Lyme étaient négatives. Les traitements sérotoninergiques (escitalopram, duloxétine et tramadol) ont été suspendus, mais son état ne s'est pas amélioré. La patiente a été transférée dans notre établissement pour des soins post-aigus avec un diagnostic d'encéphalopathie toxique.
Reprendre l’anamnèse et rechercher des indices
À l’arrivée en soins post-aigus, le mari de la patiente a été interrogé à nouveau. C’est ainsi que l’on a pu découvrir que la patiente avait subi une thyroïdectomie il y a quelques années et qu’il existait des antécédents familiaux de cancer du sein.
Le traitement n'avait pas été modifié depuis des années et il comprenait :
Amlodipine 10 mg une fois par jour
Un antiacide contenant du bismuth en sachets buvables 3 fois par jour [ndlt : ce médicament est interdit en France depuis 1974. Mais on trouve du bismuth dans certaines associations médicamenteuses destinées au traitement de l’infection à Helicobacter pylori (Pylera ®, p.ex.)]
Budesonide 2 bouffées par jour
ZymaD 2 gouttes le matin
Citrate de calcium 1000 mg deux fois par jour
Duloxetine 60 mg deux fois par jour
Escitalopram 20 mg une fois par jour
Esomeprazole 40 mg une fois par jour
Lamotrigine 25 mg le matin et 100 mg au coucher
Mésalazine 1 g 1 cp deux fois par jour
Métoprolol LP 50 mg une fois par jour
carbonate de magnésium 100 mg deux fois par jour
Quetiapine 50 à 100 mg au coucher
Simethicone un comprimé 3 à 4 fois par jour
Tramadol 50 mg toutes les 8 h
À l'examen physique, la patiente se présente comme une femme hyperactive au regard incisif chez qui on ne détecte aucun signe de mauvaise tolérance de son état. Elle présente une déviation conjuguée du regard, ses dents sont grisâtres, ses muqueuses humides, aucune déviation de la langue ― qu’elle garde en position protrusive ― et une nuque et cou souples sans sensibilité ni adénopathie. L’auscultation pulmonaire est claire alors que l'auscultation cardiaque révèle un souffle systolique doux particulièrement présent au bord gauche du sternum. L'abdomen est souple et les bruits intestinaux normaux. Elle présente une légère sensibilité le long du rebord costal droit. Ses selles sont noires au toucher rectal et le tonus de son sphincter est augmenté. Sa peau se caractérise par la présence de follicules pileux proéminents, mais ils ne sont associés à aucune éruption cutanée.
Sur le plan neurologique, elle présente des myoclonies associées à une hyperréflexie des membres supérieurs et inférieurs. Elle est désorientée dans le temps et l’espace et ne reconnaît pas les personnes qui se présentent à elle. Peu concentrée lors des échanges verbaux, elle semble ne comprendre qu’une partie des conversations et avoir du mal à concentrer son attention. Ses réponses aux questions sont monosyllabiques ou monoverbales. Le volume de sa voix est normal, elle parle sans dysarthrie. Ses mouvements oculaires ne présentent aucune particularité : ils sont conjugués et sans nystagmus. A l'examen moteur, la force et le volume musculaires sont conservés, mais les muscles sont plus toniques et plus rigides qu’attendu. Elle présente un tremblement d’intention et des réflexes hyperactifs dans l'ensemble de son corps. Le signe de Babinski est positif bilatéralement.
Le mari de la patiente se dit très inquiet : "Nous sommes mariés depuis près de 40 ans… je ne l'ai jamais vue agir de la sorte. S'il vous plaît, faites-moi retrouver celle que j’aime."
J'ai eu la nette impression d'avoir omis une information essentielle. J’ai ruminé cette situation tout le week-end. Je me sentais comme le Dr Watson dans une histoire de Sherlock Holmes. Avais-je négligé quelque chose d'évident ?
Compléter l’interrogatoire et se pencher sur les moindres détails
Le lundi, l’état clinique de la patiente était inchangé. J'ai demandé à son mari si son traitement avait été modifié récemment ou si elle avait pris des médicaments sans ordonnance. Il m'a répondu qu'elle avait essayé un traitement de phytothérapie contenant de l'actée à grappes noires (habituellement proposé pour lutter contre les troubles de la ménopause). J'ai de nouveau émis l’hypothèse d’un syndrome sérotoninergique pourtant tous les médicaments à activité sérotoninergique avaient été suspendus depuis plus d'une semaine et l’état de la patiente ne s'était pas amélioré.
J'ai donc approfondi la question, en demandant à son mari :
"À quand remonte la dernière fois où votre femme était comme d'habitude ?"
"Elle allait bien il y a 3 mois", a-t-il répondu.
"Et s'est-il passé quelque chose juste avant que son état se modifie ?"
"Rien du tout, docteur. Elle a présenté une poussée de colite qui s'est résolue juste avant qu'elle ne tombe malade."
Les pièces du puzzle se mettent soudainement en place
C'est là que j'ai compris. Les selles noires, les dents grisâtres et les follicules pileux en relief de la patiente étaient des indices d'une toxicité au bismuth. Son mari a confirmé qu'elle avait pris du subsalicylate de bismuth 45 ml trois fois par jour pour sa colite. Elle avait même augmenté les doses car les symptômes intestinaux s’étaient aggravés. Des échantillons d'urine et de sérum ont été envoyés au laboratoire, et les résultats ont confirmé mes soupçons. Les taux de bismuth dans son sérum (397 ng/ml) et son urine (293 ng/ml) étaient particulièrement élevés. Les taux sériques normaux de bismuth doivent en effet être inférieurs à 15 ng/mL ; le seuil de toxicité étant atteint lorsque les taux atteignent 50 ng/mL. Des symptômes légers ont été documentés chez des patients dont les taux sériques se situaient entre 30 ng/mL.
L’excès de bismuth entraîne des troubles par paliers
Le subsalicylate de bismuth aux Etats-Unis et le sous-citrate de bismuth potassique en France sont utilisés dans des préparations orales comme traitement de nombreux troubles gastro-intestinaux peu graves. La grande majorité du bismuth ingéré n'est pas absorbée par l'organisme et passe sans modification chimique dans les selles. Le petit pourcentage absorbé par le tractus gastro-intestinal est distribué dans tous les tissus de l'organisme ; des concentrations légèrement majorées peuvent être détectées dans le foie et les reins. Le bismuth absorbé n'est en effet pas métabolisé et il est éliminé par voie rénale ou hépatique.
Lorsque des quantités excessives de bismuth sont ingérées ou que des doses croissantes sont prescrites, il se produit une phase prodromique initiale qui se traduit par des altérations de l'humeur et du sommeil ― plus spécifiquement insomnie, léthargie, apathie, malaise, anxiété ou irritabilité. Cette phase peut durer des semaines voire des mois, car le taux de bismuth continue d'augmenter. À un moment précis, on assiste à une escalade rapide des symptômes allant même jusqu’à l’encéphalopathie. Les symptômes neurologiques peuvent s'aggraver de façon nette en l'espace de 24 à 48 heures : troubles de la stabilité, ataxie, confusion, troubles de la mémoire à court terme, dysarthrie, hallucinations, paresthésies, convulsions ou myoclonies. Parfois même, le patient présente une somnolence voire un coma. La toxicité peut être telle qu’il se produit une insuffisance hépatique et/ou rénale.
Ce cas est un exemple type de toxicité au bismuth.
La différence entre une maladie de Creutzfeldt-Jakob et la toxicité du bismuth entrainant un syndrome sérotoninergique peut être tenue. Il convient notamment de rechercher un noircissement de la langue, des lignes sombres ou bleuâtres sur les gencives, des dents grisâtres, des selles noires mais ne contenant pas de sang ; enfin, les orifices folliculaires peuvent être le siège de lésions noirâtres. Ces dernières peuvent être éliminées par lavage, mais elles réapparaissent dans un délai de 1 à 2 jours.
Après l'arrêt du subsalicylate de bismuth, la patiente s'est complètement rétablie et a pu regagner son domicile. Certains patients mettent jusqu'à 12 mois pour récupérer d’une intoxication au bismuth, d’autres gardent de légers problèmes résiduels de mémoire à court terme.
Après réflexion
Ce cas a démontré qu'une anamnèse détaillée et un examen physique approfondi peuvent fournir des indices diagnostiques subtils qui sont parfois cachés à la vue de tous.
[ndlt. En France, environ 1% de patients présentaient un taux excessif de bismuth dans le sang lors du traitement de l'infection par Helicobacter pylori avec Pylera ® (tétracycline + métronidazole + sous-citrate de bismuth potassique, Allergan) dans une étude post-autorisation de mise sur le marché présentée lors des Journées francophones d'hépato-gastroentérologie et d'oncologie digestive (JFHOD) en 2017. ]
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Citer cet article: Cas clinique : un syndrome sérotoninergique ? Pas si vite Sherlock… - Medscape - 28 mars 2022.
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