
Dr Thomas Orban
France – Qui sont les alcoolodépendants ? Comment prendre en charge le mésusage d’alcool ? Quels objectifs fixer ? Alors que la « Tournée minérale », l’équivalent du « Dry January » démarre chez nos voisins belges, nous avons interviewé le Dr Thomas Orban, médecin généraliste très investi dans l’accompagnement du mésusage de l’alcool depuis plus de 20 ans dans son pays, la Belgique, et par ailleurs, membre de la Société française d’alcoologie. Dans l’ouvrage « Alcool, ce qu’on ne vous a jamais dit » co-écrit avec le journaliste Vincent Liévin (voir encadré), il partage, avec beaucoup d’humanité et sans moralisme, l’expérience qu’il a acquise dans la prise en charge des patients confrontées à des problèmes d’alcool. Loin de toute stigmatisation, le Dr Orban invite à une prise en charge globale des patients, tenant compte de nombreux paramètres (sociaux notamment) basée sur l'écoute, afin de leur proposer une aide immédiate et structurée.
Medscape édition française : A quand remonte votre intérêt pour la prise en charge des patients présentant une addiction à l’alcool ?
Dr Thomas Orban : Je me suis intéressé très tôt à l’alcoologie dès la fin de mes études avant même d’être médecin généraliste. Par la suite, j’ai été conforté dans cet intérêt par le fait qu’en médecine générale, on voit des dizaines et des dizaines de pathologies causées ou influencées par la consommation d’alcool de nos patients. Très investi en médecine générale et en alcoologie, j’ai créé il y a 20 ans la cellule alcool au sein de la Société scientifique de Médecine Générale – un organisme de formation pour les médecins généralistes belges – et initié avec des collègues généralistes et universitaires le certificat interuniversitaire en alcoologie, le premier du genre en Belgique. Chaque année, le cabinet où je travaille, et qui comprend une consultation en alcoologie, accueille près de 300 nouveaux patients souffrant d’un mésusage d’alcool. Cela constitue une expérience clinique de terrain assez conséquente que j’ai eu envie de transmettre à un maximum des personnes. D’où l’association avec le journaliste scientifique Vincent Liévin pour écrire un livre qui s’adresse, non seulement aux patients alcoolo-dépendants, mais à toute la population, y compris l’ensemble des soignants (assistants sociaux, éducateurs, etc.) et non pas uniquement aux médecins.
Justement, ces personnes alcoolo-dépendantes qui viennent consulter chez vous, qui sont-elles ?
Dr Orban : Il y a de nombreux profils différents, certains sont plus alcoolo-dépendants que d’autres, mais globalement je pourrais les classer en 3 grandes familles. Premièrement, ceux qui sont référés par un médecin ou une autre profession (assistante sociale, avocat…) pour un problème précis de sur-consommation d’alcool. Deuxièmement, il y a ceux qui viennent par eux-mêmes. Cela fait longtemps que ces personnes sont en souffrance et elles ont trouvé les coordonnées du cabinet sur Internet. Contrairement à ce que l’on dit, toute personne alcoolo-dépendante comprend un jour ou l’autre qu’il y a un souci et cherche de l’aide, souvent discrètement, parfois sur les conseils d’un ami ou de la famille, mais, au final, la décision de consulter vient d’eux. La troisième catégorie de patients vient aussi d’elle-même. Elle ne se sent pas particulièrement alcoolo-dépendante, mais elle s’interroge sur sa consommation – qu’elle trouve trop régulière, trop importante, ponctuellement trop massive… – et souhaite avoir l’avis d’un médecin.
Si le médecin généraliste n’est pas un spécialiste en alcoologie, comment peut-il aider un patient qui vient consulter pour tout autre chose ?
Dr Orban : Pour le patient, aborder son alcoolo-dépendance est une démarche très difficile. Certains changements négatifs sur le plan physique et/ou psychologique, des anomalies biologiques, une inquiétude exprimée par l’entourage peuvent alerter. Il est donc important que le médecin généraliste puisse repérer le mésusage d’alcool. Certains outils comme des questionnaires peuvent l’aider à aborder plus avant la question de l’alcool. L’attitude du praticien devra alors s’adapter au type de mésusage : à risque ou nocif, ou avec une dépendance. Mais il est important de comprendre qu’il n’y a pas, d’un côté, les alcoolo-dépendants et, de l’autre, les usagers nocifs et à risque. Il existe très certainement un continuum entre la consommation excessive et l’alcoolo-dépendance.
Qu’il s’agisse d’un buveur à usage nocif ou d’un alcoolo-dépendant, que peut proposer le médecin généraliste ?
Dr Orban : Plusieurs démarches sont possibles, parmi lesquelles l’intervention brève – une intervention alcoologique de courte durée destinée aux patients repérés (buveurs excessifs). Certaines peuvent aller de quelques minutes à une demi-heure. Il peut s’agir de présenter le risque alcool, d’expliquer la notion du verre standard, de présenter l’intérêt de la réduction. Au quotidien, pour le médecin, quelques minutes suffisent pour provoquer chez les patients qui y sont prêts un changement dans leur consommation d’alcool. Il s’agit d’évaluer rapidement le type de consommation du sujet, de lui faire un feed-back neutre et bienveillant – sans jugement – tout en fournissant des éléments pertinents sur les effets aigus et chroniques de l’alcool. En médecine générale, la prise en charge sur la durée permet de revenir sur le sujet à l’occasion des consultations suivantes – parfois même 2 ans après.
Quelle est la place des pathologies psychiatriques dans les problèmes liés à l’alcool ?
Dr Orban : Le dépistage des comorbidités psychiatriques est important en raison des liens forts entre troubles psychiatriques et troubles addictifs. Pour ma part, j’évalue entre 30 à 35% le nombre de patients vus en médecine générale dont les problèmes d’alcoolo-dépendance sont en lien avec une maladie psychiatrique. Il n’est d’ailleurs pas rare que j’envoie un patient chez un collègue psychiatre qui va diagnostiquer un trouble bipolaire ou un trouble de l’attention qui n’avait pas été repéré. C’est pourquoi un mésusage important d’alcool doit faire évoquer un trouble psychiatrique ou neuro-développemental comme le syndrome d’alcoolisation fœtal.
De quoi va dépendre la prise en charge du patient ?
Dr Orban : La première chose est de réaliser un bilan. D’abord savoir qui est ce patient devant moi, quelle est sa situation médicale, quel impact a eu l’alcool sur sa santé physique, mentale, sociale, mais aussi connaitre son comportement vis-à-vis de l’alcool. Une fois ce diagnostic fait, alors on peut mettre en place des stratégies qui comporteront éventuellement des médicaments. Mais, quoi qu’il en soit, la prise en charge est toujours multidisciplinaire, à savoir biopsychosociale.
Quid des médicaments actuellement disponibles ?
Dr Orban : Ils sont au nombre de 5, mais s’ils sont utiles et plus efficaces qu’un placebo, leur taille d’effet est faible à modérée. Il y a, d’une part, les médicaments du maintien de l’abstinence et ceux de la réduction de consommation. Dans la première catégorie, on trouve l’Antabuse (disulfirame), l’Aotal (acamprosate) et la Naltrexone (naltrexone). Pour ce qui est de la réduction de consommation, on trouve le Selincro (nalméfène). Et enfin, dans les deux catégories, mais en deuxième choix, le Lioresal (baclofène). C’est un médicament né en France (il n’a pas d’AMM en Belgique) mais qui peut être intéressant comme médicament du maintien de l’abstinence chez quelqu’un qui a déjà essayé d’autres médicaments – mais à bien connaitre.
Abstinence totale ou réduction des risques, que doit-on rechercher ?
Dr Orban : Une de mes premières questions quand un patient vient me voir est de lui demander, à l’issue du bilan, « si vous deviez décider de comment doit évoluer votre consommation, vous diriez quoi ? ». Les études ont montré, en effet, que si l’on accorde à l’idée du patient, on a beaucoup plus de chances de réussir l’objectif et que, quelle que soit l’idée initiale, les patients atteignent le même pourcentage de réussite. Cela dépend bien évidemment de l’état de santé du patient. En présence d’une cirrhose, il est clair que la réduction de sa consommation ne sera pas suffisante. D’autres certains vont aller vers l’abstinence, d’autres vers une consommation contrôlée et parfois « shifter » vers l’abstinence. D’autres encore vont vers une consommation qui n’est pas une consommation contrôlée mais constitue une réduction des risques, car c’est ce qui leur convient. Certains médecins généralistes peuvent avoir du mal avec ça, mais moi je considère que je suis là pour marcher à côté des patients, pour les conseiller, et non pour tenir des jugements paternalistes.
Parmi les outils pour aider les patients, vous dites prescrire des livres. Pourquoi ?
Dr Orban : J’aime bien la bibliothérapie, parce que c’est un effort à faire, de lire un livre, qui permet de mieux intégrer une certaine connaissance sur la maladie. Mais c’est aussi un plaisir. Celui que je « prescris » en premier est le livre de Philippe de Timary, L’alcoolisme est-il une fatalité ?, qui explique bien le problème de l’alcool. J’aime bien faire lire des livres aux gens pour qu’ils comprennent leur problématique de santé. Je fais lire aussi Chroniques d’une génération qui boit ou les confessions d’un binge drinker de Mathias Folley, L’alcoolisme au féminin de Laurent Karila, Sans alcool de Claire Touzard, ou encore l’incontournable et magnifiquement écrit Avec les Alcooliques anonymes de Joseph Kessel. Le livre, parfois, est une forme d’autorité. Plusieurs patients, par exemple, ont lu le livre de Philippe de Timary en une nuit. « Cela a été une révélation, pour moi, de comprendre que je fonctionnais comme cela. C’était moi qui parlais dans ce bouquin » disent-ils. Les livre, ça leur permet de dire : « On est tous différents, mais finalement, il y a des choses qui sont assez similaires chez beaucoup d’entre nous ».
D’autres outils pour aider les patients ?
Dr Orban : Au-delà des livres, je peux citer la méditation de pleine conscience parce qu’elle a montré scientifiquement une diminution du nombre de rechutes chez les patients en arrêt d’alcool, mais qu’elle a aussi prouvé son efficacité en cas de dépression récidivante. La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) est aussi extrêmement importante et intéressante, de même que l’art-thérapie ou encore l’exercice physique.

Dans " Alcool, ce qu'on ne vous a jamais dit ", le Dr Thomas Orban et Vincent Liévin proposent une vision neuve des problèmes d’alcool. Ils invitent chacun à une prise de conscience de sa propre consommation, détaillent les signes avant-coureurs de l’alcoolo-dépendance et exposent les risques qui y sont liés.
Alcool, ce qu’on ne vous a jamais dit. T. Orban, V Liévin, Ed Margada, 19,90 €
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Citer cet article: Alcoolo-dépendance : « Je suis là pour marcher à côté des patients, et non pour tenir des jugements paternalistes » - Medscape - 8 févr 2022.
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