Paris, France – Le risque hémorragique d’un patient ayant un cancer est majoré par rapport à la population générale et la survenue d’une FA l’expose aux complications thrombotiques avec un risque hémorragique plus élevé. La spécificité du patient ayant ces deux affections concomitantes tient aussi au traitement anticancéreux, parfois pourvoyeur de FA et induisant des modifications enzymatiques.
Les traitements anti-arythmiques et anticoagulants – déterminés par des scores cliniques – doivent tenir compte de cette interférence pour la prescription et la posologie.
S’il n’existe pas d’études randomisées chez ces patients avec les anticoagulants oraux directs (AOD), les métanalyses signalent une efficacité/sécurité correcte : ils peuvent – voire doivent – être utilisés les patients cancéreux souffrant d’une FA.
La collaboration du cardiologue et de l’oncologue permettra dans la plupart des cas la poursuite du traitement anti-cancéreux. Le sujet a fait l’objet d’une présentation par 4 experts lors des Journées Européennes de la Société Française de Cardiologie (JESFC 2022) [1].
Peu de données de pharmacovigilance
Le DrCharles Dolladille (pharmacologue, Caen) rappelle que le cancer augmente la prévalence de la fibrillation auriculaire : 2% des patients lors du diagnostic de cancer ont une fibrillation atriale (FA) et au cours de l’évolution du cancer environ 25% des patients souffriront d’une FA. La survenue d’une FA dans les 30 jours qui suivent le diagnostic d’un cancer est associée à une surmortalité toute causes [2]. Les deux affections ont des traits communs : âge, facteur de risque, inflammation et médications anticancéreuses.
Le Dr Dolladille souligne que le rôle du traitement anticancer dans la survenue de la FA est difficile à objectiver. « Il n’y a pas de preuve à ce sujet car les essais randomisés concernant les traitements du cancer excluent les patients à risque cardiovasculaire et il n’y a pas lors du déroulement des études de signalement particulier concernant la survenue d’une FA ».
Une médication fait exception l’ibrutinib, un inhibiteur de la tyrosine kinase, pour lequel dès la phase de développement la survenue anormale de FA était évidente. Il faut donc s’en remettre à l’observation dans la vie réelle : les déclarations dans le cadre de la pharmacovigilance.
Hélas, celles-ci sont fragmentaires, incomplètes, non faites ou bien la FA est déclarée mais sans qu’une cause lui soit clairement rapportée : y a-t-il un facteur métabolique déclenchant ? Quelles étaient les associations médicamenteuses ? Quel type de cancer ? Dans quel contexte clinique est-elle survenue ? Quel devenir du trouble du rythme, ? Les données sont souvent difficilement exploitables.
L’analyse de J. Alexandre montre que la survenue de la FA est multifactorielle [3] : l’âge, les facteurs de risque vasculaires, l’insuffisance cardiaque, désordre hydro électrolytique, anémie…
Fréquemment associée au cancer, la survenue de la FA est multifactorielle
Les données de la pharmacovigilance indiquent néanmoins « qu’il y a un certain nombre de médicaments anticancers associés à la survenue d’une FA, 19 sont répertoriés dans ce registre français, où l’on remarque les nouveaux immunomodulateurs, l’hormonothérapie. Les mécanismes d’actions sont différents », rapporte le Dr Dolladille. L’incidence de la FA avec les médicaments anticancers est variable de 1 à 10% selon la médication mais il ajoute : « une FA est finalement une association entre des médicaments anticancéreux et le patient : son histoire clinique, le cancer, d’éventuels désordres biologiques, facteurs de risque ».
La cardio-oncologie pourrait d’ailleurs ouvrir la voie à des recherches physiopathologiques : la place de la voie de signalisation dans le déclenchement d’une FA.
C. Dolladille conclut en précisant que la FA est fréquemment associée au cancer, que sa survenue est multifactorielle, provoquée par certaines médications anticancéreuses. Elle est néanmoins bien tolérée et gérable la plupart du temps sans cesser le traitement.
Le rôle des registres dans l’association FA et cancer
La FA et les cancers ont de nombreux facteurs imbriqués, les registres devraient permettre d’y voir plus clair, commence le DrLaurent Fauchier (cardiologue, Tours). Dans un registre coréen avec un suivi à 8 ans, on a trouvé 63% des patients qui ont une FA et un cancer. Mais la survenue d’une FA dépend aussi du type de cancer et du terrain. « Il serait surprenant de constater une FA chez une jeune femme ayant un cancer du sein, ça l’est moins chez un patient âgé ayant un cancer du poumon… », affirme-t-il. Les auteurs coréens ont aussi constaté que les cancers hématologiques sont les plus fréquemment associés à la FA [4].
En France, le Dr Fauchier et coll. ont montré que parmi les 13% des patients qui ont un cancer à l’entrée dans leur registre (données non publiées) : 10% auront une FA au cours de leur suivi (3,7% par an) avec une plus grande fréquence en cas de cancer métastatique. Les facteurs prédictifs de la survenue de FA sont ceux communs aux maladies cardiovasculaires et les cancers du sang et du poumon, « ce sont ces patients chez qui il faudra être plus attentif à la survenue d’une FA au cours de l’évolution », considère le cardiologue. L’aggravation de la néoplasie, l’âge et la survenue de la FA au cours de l’évolution du cancer ont également un rôle défavorable, précise-t-il encore.
Cancer, thrombose et hémorragie : les scores de risque
L’existence d’un cancer confère-t-il un risque emboligène plus important à la FA ? Non ! Il n’y a pas plus d’accidents emboliques cérébraux chez les patients ayant une FA et un cancer. Cependant, le risque de saignement est plus important en cas de cancer. Cette étude confirme qu’il n’y a aucun cancer qui soit associé à un sur-risque de thrombose cérébrale en analyse multivariée. Le cancer n’est pas un prédicteur d’accident vasculaire cérébral ischémique [5].
Faut-il utiliser les scores de risques. Oui ! « Dans l’étude Pastori D et al. [6], les courbes CHA²DS²VASc et HASBLED sont superposables que le patient ait un cancer ou non, ce qui est rassurant », analyse le Dr Fauchier, bien que ce ne soit pas exactement ce qui est rapporté dans une étude danoise, qui indique, elle, une différence selon le niveau du score. Il est confiant à ce sujet car s’agit de bons scores avec des bases scientifiques solides et d’utilisation très facile. Globalement, ce sont des outils intéressants.
Malgré cela, les patients ayant un cancer et une FA reçoivent moins de traitement anti-coagulant que les patients n’ayant pas de cancer : 37% contre 56% respectivement. Ces patients restent sous-traités… (Pastori et al. non publié).
L. Fauchier conclut : l’existence FA est plus importante dans certains types de cancers. La mortalité cardiovasculaire est plus importante en cas de FA. Le risque thrombotique n’est pas majoré mais le risque hémorragique l’est grandement. Ces données peuvent largement varier selon le type de cancer, son évolution et le traitement.
FA et cancer : contrôle de la cadence ou du rythme ?
Pour la DrMathilde Baudet (cardiologue, Paris) : « La FA est une véritable problématique pour les patients qui ont un cancer. Il n’y a pas de recommandation spécifique de l’ESC [7], ni de l’AHA [8] où ils sont qualifiés de patients à risque. Les deux défis à relever sont les mêmes que dans la population générale : la prévention d’un accident embolique et le contrôle des symptômes qui débouche sur le contrôle de la cadence en l’absence de symptôme ou le contrôle du rythme en cas de symptômes ».
La prise en charge est insuffisante : « ces patients atteints d’un cancer voient moins de cardiologues [9] que la population générale alors que la prise en charge est plus complexe (…). Leur traitement est différent, on privilégie le contrôle de la cadence et on recommande moins d’anti-arythmiques [5]», reprend la Dr Baudet.
L’association du cancer à une FA génère des spécificités : situations à risques (anémie, déshydratation, dysfonctions hépatique, rénale…), traitements anti-cancéreux pro arythmogènes, interactions médicamenteuses (par le biais des CYP, de la P-glycoprotéine…).
Ralentir la cadence ou le rythme
Si l’on décide de ralentir la cadence, on préfèrera, en première ligne, les bêtabloquants qui ont des interférences médicamenteuses rares contrairement aux inhibiteurs calciques non-dihydropyridine dont le métabolisme passe par le CYP 3A4 (augmentation des taux d’ibrutinib) [7,8]. La digoxine métabolisée par l’intermédiaire de la voie de la P-glycoprotéine n’est pas recommandée.
Si l’on fait le choix de la cardioversion par voie médicamenteuse, l’amiodarone utilise la voie du CYP 3A4 et la P-glycoprotéine, ce qui risque de générer des interactions médicamenteuses : donc prudence. La flécaïne est moins problématique, mais attention à l’insuffisance cardiaque et l’ischémie myocardique. Le sotalol alonge le QT comme certains anticancéreux.
« Nous n’avons pas de données concernant l’ablation de la FA chez les patients ayant un cancer actif mais sur les survivants. Les résultats chez eux sont rassurants, identiques aux patients n’ayant pas de cancer [10]», considère Mathilde Baudet.
Alors comment choisir ?
La cardiologue donne des indications pour le traitement des patients atteints d’un cancer qui développent une FA. « Si le patient est instable, préférez la cardioversion médicamenteuse ou électrique. S’il est stable, rechercher en premier lieu un facteur déclenchant traitable : anémie, déshydratation, fièvre… S’il n’y a pas de facteur traitable : bêtabloquant pour ralentir la cadence ».
Secondairement, évaluer le traitement anticancéreux. Si le patient n’a pas de drogue pro-arythmique, on peut décider d’une cardioversion médicamenteuse ou électrique. S’il a une chimiothérapie arythmogène au long cours qu’on ne peut pas arrêter, choisir les bêtabloquants et éviter les antiarythmiques en raison des interférences fréquentes entre drogue antiarythmique et médicament anticancer. Chez les patients très âgés, à un stade avancé de leur cancer, on préfèrera les bêtabloquants.
Mathilde Baudet insiste : « il est indispensable que le patient soit suivi par un cardiologue qui s’assurera de la stabilité du patient, de la tolérance cardiaque des médications, de la gestion de l’anticoagulant. L’approche pragmatique consiste à chercher une cause déclenchante traitable [11]. Il faut préférer le contrôle de la cadence avec bêtabloquants surtout si la chimiothérapie doit être poursuivie ».
Il ne faut surtout pas risquer une interaction médicamenteuse avec les antiarythmiques. Une revue faite par le groupe de Cardio Oncologie française liste les complications cardiovasculaires des patients avec un cancer [11].
Cancer, FA et AOD, comment faire ?
Pour la Dr Corinne Frère (hématologue, Paris), « les patients avec cancer et FA partagent des mécanismes et des complications communes et notamment le fait d’être à haut risque d’hémorragies majeures ». Cette complication est bien décrite dans la maladie thrombo-embolique veineuse (MTEV).
« Mais contrairement à la MTEV, nous n’avons pas dans la FA d’étude spécifique randomisée concernant l’utilisation des AOD. Ce dont on dispose, ce sont des registres ou des analyses post hoc des grands essais pour la MTEV opposant AOD et AVK », indique-t-elle.
Il existe une réticence certaine de la part des médecins à prescrire une anticoagulation. Dans une étude rétrospective sur les pratiques médicales, on constate que 44% d’entre eux ne donnent pas d’anticoagulant alors qu’ils sont indiqués [12]. Les facteurs qui en limitent l’utilisation sont le risque hémorragique élevé, la thrombopénie et le type de cancer en premier lieu.
Incertitude des prescripteurs au sujet des anticoagulants
« Il existe une incertitude des praticiens concernant l’utilisation des scores de risques chez les patients ayant une FA au cours d’un cancer [13]. Parmi ceux qui prescrivent un anticoagulant, 62% donnent un anticoagulant oral direct (AOD) mais 20% préfèrent une héparine de bas poids moléculaire (…) au motif de la sécurité et d’une meilleure connaissance du produit », précise Corinne Frère.
Si les patients cancéreux ont un surrisque hémorragique comparés aux patients qui n’ont pas de cancer, il n’y a en revanche pas de différence entre les différents anticoagulants, AOD et les AVK, en termes d’efficacité et de sécurité dans les études en sous-groupes (ROCKET AF, ENGAGE AF, ARISTOTLE ).
Regroupant ces trois analyses avec une étude observationnelle, I. Cavallari et al. [14], et F. Liu et al. [15], en tenant compte du relatif petit nombre de patients et du caractère hétérogène de la population ayant un cancer, montrent qu’il n’y a pas de différence entre AOD et les AVK en termes d’efficacité, voire même un bénéfice des AOD par rapport au AVK en ce qui concerne le risque de saignements notamment intracrâniens et même digestifs [15].
Récemment les auteurs de l’analyse ARISTOPHANES se sont intéressés à ces différentes études[16]. En utilisant les scores de propension pour comparer chacun des AOD, ils ont confirmé l’efficacité/sécurité des AOD, apixaban et rivaroxaban, avec, pour ce dernier, un nombre moins important d’hémorragies intracrâniennes. Le dabigatran, trop peu représenté, n’a pas été analysé.
Données rassurantes concernant la sécurité des AOD
Bien que ces données concernant l’utilisation des AOD soient rassurantes, il est néanmoins important de considérer les interactions médicamenteuses et les spécificités des patients notamment en termes de plaquettes, de fonctions hépatique et rénale, comme l’indique un chapitre dans l’édition 2021 de l’European Heart Rhythm Association Practical Guide [17].
« Les anticancéreux sont de puissants inducteurs ou inhibiteurs enzymatiques des voies métaboliques des AOD. Heureusement, il n’y a pas énormément de rapports indiquant des hémorragies graves sous AOD, sauf pour l’ibrutinib qui a des effets antiplaquettaires. C’est, en quelque sorte, rassurant », a conclu la Dr Frère.
Les intervenants ont dit ne pas avoir de lien d’intérêt avec le sujet qu’ils ont traités. Modérateurs : Pr Joachim ALEXANDRE (Pharmacologie clinique, Caen) et Dr Arnaud BISSON (Cardiologue/Oncologue, Tours)
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Citer cet article: Cancer et FA : quelle prise en charge ? - Medscape - 25 janv 2022.
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