
Agnès Hartemann
Paris, France – Devant la colère grandissante des médecins des hôpitaux parisiens, l’Elysée va recevoir ce lundi 20 décembre une délégation représentant les 2 000 médecins de l’AP-HP signataires d’une récente tribune dans Le Monde . Ayant partagé cette initiative, engagée depuis deux ans dans le Collectif Inter-hôpitaux, le Pr Agnès Hartemann, chef de service de diabétologie de La Pitié-Salpétrière, analyse les raisons de la crise de l’hôpital public et invite les autorités à agir vite afin d’endiguer la fuite des soignants.
En une semaine, 2 000 médecins de l'AP-HP ont signé une tribune pour s’alarmer de la déliquescence de l'hôpital public. Pourquoi vous adressez-vous à Emmanuel Macron ? Avez-vous le sentiment de ne plus être entendus par vos tutelles ?
Pr Agnès Hartemann : Nous ne sommes pas entendus par les directions administratives des hôpitaux de l’AP-HP. Malgré les tribunes et les alertes du Collectif inter-hôpitaux, malgré la manifestation du 4 décembre, nous sommes très peu écoutés (une délégation des signataires de l’appel doit être reçue à l’Elysée ce lundi, NDLR). Avant, toutes les réunions démarraient par un point sur les recettes et les dépenses. Aujourd’hui, elles commencent par un point sur les postes non pourvus et les départs de personnels. Ce qui est le plus marquant ces derniers mois, c’est l’absence d’arrivées. Nous ne recrutons plus. Il est devenu très difficile de trouver des personnels de nuit. Or, aucune solution n’est proposée. Personne ne fait son autocritique sur les raisons de ces départs. Jusqu’à présent, les dirigeants se sont montrés sourds, ne prenant pas la mesure de ce qui se passe.
Comment l’expliquez-vous ?
Pr A. H. : On n’arrive pas à savoir si c’est du déni ou du cynisme. Des services d’urgence ferment dans toute la France, il n’est pas possible que cela passe inaperçu ! Soit ces gens n’ont pas les remontées de terrain et c’est inquiétant, soit ils se disent que ces fermetures de lits ne sont pas une mauvaise nouvelle, il est très difficile de savoir. Les équipes ont ras-le-bol de travailler dans ces conditions.
Il y a quelques semaines les CME de l’AP-HP réclamaient un « choc attractivité » . Pourquoi les soignants quittent-ils le navire malgré les hausses de salaire du Ségur ?
Pr A. H. : Le rattrapage salarial ne suffit pas. Regardez ce qui arrive, l’AP-HP propose 2000 euros aux infirmières qui ne prendraient pas 10 jours de congés pendant les fêtes. Mais cette offre n’intéresse pas les soignants ! Les gens ne veulent pas forcément plus d’argent. Ils veulent pouvoir prendre des vacances et avoir des conditions de travail satisfaisantes. Les conditions de travail dégradées font fuir le personnel, le fait de se retrouver à être très peu pour un grand nombre de patients. Dans mon service, une infirmière doit se charger de 16 malades la nuit et le week-end, ça la met dans un état de stress majeur. S’il se passe quelque chose dans une chambre, elle n’est pas du tout disponible pour les 15 autres malades. Les infirmières ont des petits salaires mais leur métier leur donne une responsabilité énorme. A l’AP-HP, les horaires variables mis en place imposent d’être tantôt du matin, tantôt de l’après-midi. C’est très difficilement gérable pour avoir une vie de famille quand on est jeunes parents. Les équipes se croisent de moins en moins. Bref, les conditions de travail se sont considérablement dégradées.
Et l’hôpital ne parvient plus à recruter…
Pr A. H. : Un tiers des infirmières arrête ce métier dans les 5 premières années après leurs études. Certaines partent exercer en ville, d’autres dans des centres de vaccination, dans des laboratoires d’analyses ou se tournent vers l’intérim. Des établissements donnent des primes aux infirmiers qui arrivent et aussi à ceux qui font venir quelqu’un. On voit s’installer une concurrence terrible du mieux donnant.
L’absentéisme n’a jamais été aussi important à l’hôpital public (11% au niveau national). Votre tribune évoque la « logique comptable, les conditions de travail dégradées, le management maltraitant ». Ressentez-vous la souffrance des soignants ?
Pr A. H. : Comme chef de service, j’ai l’impression de passer mon temps à gérer la souffrance de mes équipes, infirmières, secrétaires, médecins… C’est épuisant, c’est une vraie charge mentale. On est écrasés par cette souffrance. J’ai dû fermer des lits pour que les conditions de travail restent supportables pour les soignants qui sont là.
De 6 à 20% de lits seraient fermés dans les hôpitaux publics. Des opérations sont reportées. Qu’est-ce que cela traduit-il ?
Pr A. H. : On parle des lits fermés mais cela cache aussi les blocs opératoires fermés. 30 % des postes de personnels de blocs opératoires sont vacants, les blocs tournent au ralenti. Et beaucoup d’opérations de chirurgie sont déprogrammées. On trie, et cela entraîne forcément une perte de chances. Des retards de diagnostic et de prise en charge. Des cancers devraient être opérés qu’on fait attendre avec des chimiothérapies.
Les médecins de l’AP-HP dont vous faites partie évoquent les exigences réglementaires, des tracasseries administratives. Vous dénoncez toutes « les structures intermédiaires, souvent inutiles ». Que faut-il remettre à plat pour revenir à des métiers du soin ?
Pr A. H. : Nous demandons à revenir à l’échelon du service. A l’AP-HP, on a créé des pôles qui regroupaient plusieurs services. Maintenant, on regroupe des services sans que cela soit justifié et cela n’apporte strictement rien à la prise en charge des patients. On a créé des postes administratifs pour ces « superstructures inutiles ». On n’en comprend pas l’intérêt. Et les demandes de matériel, gérées par ces superstructures, ont encore moins de chances d’aboutir. On perd en lisibilité et on ne comprend pas pourquoi le matériel est attribué là et pas là. Une cadre me disait l’autre jour qu’elle avait à faire à 10 interlocuteurs différents quand elle passait une commande de matériel.
Des soignants ont manifesté samedi 4 décembre devant le ministère de la Santé. D’autres mouvements sociaux à l’hôpital sont-ils prévisibles ?
Pr A. H. : Oui, bien sûr. Avec la nouvelle vague Covid, il faut s’attendre à de nouveaux retards d’intervention et à des déprogrammations. Cela se joue à une échelle individuelle, celle du patient, et on a l’impression que la population dans son ensemble ne perçoit pas les pertes de chance. Je ne sais pas comment cela va se passer dans les prochaines semaines. C’est pour celà que l’on est très inquiet. Est-ce que les patients vont déborder sur les trottoirs à un moment ? C’est l’émotion qui peut faire basculer tout le monde. Aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, par exemple, les soignants font une minute de silence tous les vendredis pour dénoncer leurs mauvaises conditions de travail. Cette manifestation de détresse est très spectaculaire et pourrait faire tache d’huile. Et puis, nous vivons des épisodes aberrants. A chaque réunion de médecins, on parle de certification des établissements, une obligation que les hôpitaux doivent remplir chaque année. On nous invite à nous assurer de la qualité et la sécurité des soins avec de multiples indicateurs, des mesures de la douleur… Mais quand on a une infirmière de nuit pour 16 lits, tout ceci nous apparaît comme complètement absurde ! Un seul indicateur n’apparaît pas, c’est le ratio de personnel pour tant de patients… Cette ineptie commence à nous faire réfléchir à boycotter la certification.
Face à la pression épidémique, le gouvernement va activer le plan blanc national. Qu’est-ce que cela va changer ponctuellement ? Cela va-t-il permettre de réorganiser les équipes ou au contraire cela risque-t-il de déstabiliser encore plus l’hôpital ?
Pr A. H. : Cela va davantage nous déstabiliser. J’ai entendu parler d’un service qui devait fermer ses lits de semaine entre Noël et le jour de l’An et à qui on demande de les laisser ouverts pour recevoir des patients Covid et non-Covid. Il y a beaucoup d’afflux aux urgences de patients non-Covid et la fermeture des lits est très problématique pour eux ! Du coup, on commence à demander au personnel de ne pas prendre ses vacances. C’était un service qui avait encore du personnel. Si on empêche ces soignants de partir en vacances, ils risquent de partir ! Le plan blanc va aggraver la pénurie de personnel.
Crédit photo de Une : Medscape
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Citer cet article: Colère de 2000 médecins de l’AP-HP : « Les équipes en ont ras-le-bol » - Medscape - 20 déc 2021.
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