Le Dr Pauline Seriot a suivi le parcours d’une consœur, jeune médecin généraliste nouvellement installée en maison médicale dans une zone déficitaire. La réalité du terrain a rattrapé la praticienne de 29 ans, pourtant très dédiée à sa patientèle. "À trop vouloir bien faire, ne risque-t-on pas de se perdre ?" questionne le Dr Sériot…
TRANSCRIPTION
Bonjour à tous. Dans cette vidéo, j’ai décidé de m’intéresser à la pratique de la médecine générale, puisque celle-ci diffère de ma formation et spécialité de médecin urgentiste. Pour ce faire, j’ai décidé d’aller investiguer, et une consœur médecin généraliste m’a ouvert les portes de son cabinet.
Afin de recontextualiser les choses, cette consœur médecin généraliste a 29 ans. Je l’ai rencontrée au cours d’un stage d’interne, au hasard. Elle est d’un optimiste et d’une empathie hors pair. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre, elle avait toujours le sourire. J’admire énormément sa façon d’être avec les patients. En garde, à 4 heures du matin, malgré la fatigue, elle gardait toujours sa bonne humeur et ne laissait rien transparaître. Elle exerce son métier avec amour et priorise une médecine humaniste.
Une installation en zone déficitaire
Moins de trois mois après la fin de son dernier stage d’internat, après la soutenance de sa thèse et son inscription parallèle à deux diplômes universitaires, elle a décidé de s’installer dans une maison médicale dans une zone considérée comme déficitaire.
Nous avons été formés à être médecin et ce, pendant de longues années. Nous n’avons pas été formés à devenir des chefs d’entreprise. Ma consœur a toujours eu à cœur d’être médecin généraliste et d’exercer en cabinet. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que la création et la gestion d’une entreprise requièrent des compétences particulières, dont on doit disposer, sans formation préalable, en apprenant, seuls, véritablement sur le tas, en se faisant conseiller par-ci par-là et en faisant évidemment des erreurs.
Les dépenses engagées initialement à une installation sont considérables et ma consœur n’a bénéficié d’aucune subvention. Pour être tout à fait factuelle et transparente, le montant des charges allouées en loyer, en rénovation de cabinet, en matériel, toute la logistique en lien avec la plateforme de rendez-vous, avec le logiciel, avec la comptabilité, s’élèvent à hauteur de 6 500 euros. Les charges mensuelles qui en découlent sont à 23 000 euros. Par ailleurs, s’étant spécialisée en échographie, la location de son échographe s’est chiffrée à hauteur de 25 000 euros.
Concernant la patientèle, ma consœur n’en a pas repris, elle se l’est constituée.
Le premier jour d’ouverture de créneaux disponibles sur une plateforme de prise de rendez-vous bien connue a été rempli en 2 heures. Il en résulte 35 patients par jour, du lundi au vendredi, de 9h à théoriquement 18h, sans compter les rendez-vous d’urgence.
À ce jour, à 3 mois de son installation en cabinet, ce sont près de 600 patients qui ont déclaré ma consœur comme médecin traitant. La moyenne pour un médecin généraliste est autour de 1500, voire 2000 patients pour certains. 15 minutes de consultation lorsqu’il s’agit d’un suivi et 20 minutes lorsqu’il s’agit d’un nouveau patient. Elle a plusieurs cordes à son arc puisqu’elle s’occupe du suivi de grossesse et post-partum et également du suivi de nouveau-né, nourrisson et enfant. Elle s’est aussi spécialisée en gynécologie.
Organisation des consultations : une situation déconcertante
Passons désormais à ce que j’ai pu constater lors de mon investigation: la réalité sur le terrain.
Effectivement, comme je l’ai évoqué, j’ai pu passer quelques journées à ses côtés et assister à ses consultations. Dans la mesure où ma collègue démarre son activité, l’essentiel de sa patientèle consulte pour une déclaration de médecin traitant donc l’ouverture d’un dossier, sans réel problème de santé aigu associé. Les autres patients qu’elle connaît consultent pour du suivi de pathologies, avec des interprétations d’examens secondaires, d’introductions de thérapeutiques, des renouvellements d’ordonnance. Ceci consiste en tout point avec la réalité de la pratique de la médecine générale.
Néanmoins, plusieurs situations m’ont déconcertée, voire heurtée. Je vais vous en faire le déroulé :
Premièrement, les patients qui consultent alors qu’ils ont déjà un médecin traitant, et ce, souvent dans la même ville, sans avoir pris connaissance de la disponibilité au préalable avec ce praticien. C’est donc à ma collègue de tout reprendre chez ce patient sans avoir d’antériorité réelle. Cela prend plus de temps et est d’un intérêt plus qu’équivoque.
Il y a aussi le cas des patients qui ont déjà un médecin traitant mais qui, pour des raisons diverses, souhaitent en changer. Souvent, comme je l’ai évoqué, le médecin traitant se situe non loin géographiquement, voire dans la même ville. Il suffit qu’un membre de la famille ait déclaré ma collègue comme médecin traitant pour que l’engouement se fasse. Seulement, dans la situation actuelle des choses, de désertification et de déficit en médecins traitants dans beaucoup de territoires en France, ne devrait-on pas prioriser les patients n’ayant pas déjà de médecin traitant ? C’est une question que l’on peut réellement se poser.
Les patients qui, sur la plateforme prennent un « rendez-vous de suivi » alors qu’il s’agit d’une première consultation. Les 15 minutes normalement octroyées pour une consultation de suivi chez un patient déjà connu deviennent donc 20 minutes et cela occasionne du retard pour ma consœur.
Et il y a le cas de patients qui réservent un créneau de rendez-vous et qui ajoutent à la consultation un accompagnant, un membre de la famille, typiquement l’époux ou un enfant. Cela n’était pas prévu et donc, dans une consultation, il s’en greffe in fine, deux, ce qui occasionne encore une fois du retard. Et cela est loin d’être rare. Donc, au lieu de finir sa dernière consultation autour 18h30 et sa journée de travail vers 19 heures (19h30 si l’on ajoute la comptabilité), c’est à plus de 21 heures que cette jeune médecine termine ses journées.
Ma collègue ouvre chaque matin des créneaux de rendez-vous d’urgence selon les disponibilités qu’elle trouve dans son planning. Des patients réservent des créneaux d’urgence pour des problématiques chroniques, typiquement « cela fait plusieurs mois que j’ai des difficultés pour dormir ».
Et puis, il y a des patients qui viennent avec plusieurs motifs de consultation, qu’on ne peut évidemment pas aborder en 15 minutes. Effectivement, on ne peut pas traiter en même temps une gêne respiratoire, une mycose au pied, des diarrhées, des douleurs abdominales et une préparation à un quart d’heure.
Ou encore, le cas des patients qui consultent pour eux mais qui, en fin de consultation demandent une ordonnance pour un membre de leur famille qui n’est pas présent au moment de la consultation.
Et enfin, parmi les situations que j’ai pu rencontrer et que j’ai sélectionnées pour vous aujourd’hui ; il y a les patients qui prennent plusieurs fois rendez-vous dans une semaine, uniquement pour de la réassurance, sans aucune thérapeutique nouvelle introduite. Ce dont ils ont besoin, c’est en réalité de dialogue.
À trop vouloir bien faire, on se perd…
À trop vouloir bien faire, on se perd. C’est un écueil dans lequel on tombe souvent, lors de nos études, et surtout lorsque l’on doit « faire ses preuves ».
Comme je l’ai souligné, ma consœur est d’un naturel empathique, disponible, aidant. Elle accepte donc les consultations familiales et les rendez-vous d’urgence de dernière minute. Il est effectivement difficile pour un jeune médecin et cela constitue un cas de conscience, de devoir refuser un patient qui nous met devant le fait accompli finalement.
Ma consœur a décidé de disposer d’un téléphone professionnel afin de permettre aux patients n’ayant pas accès à internet avec la plateforme dédiée, de pouvoir prendre des rendez-vous de consultations et ainsi, de pouvoir ajouter des consultations d’urgence à son planning. Et là, je n’ai pas été heurtée, mais littéralement, scandalisée. Jusqu’à 40 appels par jour, avec des messages laissés sur la messagerie vocale, d’innombrables SMS, des MMS. In fine, du conseil médical, mais sans consultation médicale. Et cela, elle doit le gérer entre chaque consultation.
Ce qui devait initialement constituer une aide pour les patients a occasionné une tempête de sollicitations pour tout autre motif que la prise de rendez-vous ou les consultations d’urgence.
Et à la lecture des SMS, j’ai cru défaillir : un patient qui lui envoie jusqu’à 7 messages, pour lui dire « j’ai mal dormi », « j’ai toujours mal », « le paracétamol ne me fait plus effet », « que dois-je faire ? », « quand êtes-vous disponible ? »
Ou encore, des demandes par SMS de certificat de non-contre-indication à la pratique sportive, alors que cela relève d’une consultation médicale dédiée.
Des demandes d’arrêt de travail, à envoyer par mail, sans consultation médicale.
Des demandes inopinées de changement de rendez-vous dans la même journée, « je ne serai pas disponible finalement à 16h30, puis-je venir à 18h ? ». Et j’en passe.
Les conséquences : burnout, perte de vocation
Au regard de tout cela, quelles sont les conséquences ? À près de 3 mois de son installation, à 29 ans, ma consœur m’a avoué qu’elle ne savait plus si elle voulait toujours être médecin. Elle a des nausées chaque matin, des douleurs abdominales tout au long de la journée, ne s’alimente presque plus, elle a perdu 11 kg. Elle n’exerce plus sa profession avec amour. Elle l’exerce avec servitude.
Tout s’est enchainé trop vite. Une thèse, énergivore et chronophage, une installation rapide sans grande aide avec énormément de stress et une patientèle qui la sur-sollicite.
Une charge mentale totalement abyssale.
Alors que ma collègue n’avait jamais failli auparavant, elle est maintenant en burnout.
Elle a tout donné et s’est perdue. La pratique de son métier, le diagnostic et la prise en charge médicale ont laissé place à une montagne d’administratif, de gestion de planning et à de la pressurisation de la part des patients.
Il me tenait à cœur d’aller observer la réalité d’une jeune médecin, comme moi, dans une autre spécialité. D’aller me confronter à une factualité que je connaissais déjà mais dont je ne m’imaginais pas comme telle. Chaque patient nécessite une attention particulière et une énergie délivrée à sa prise en charge. 35 patients par jour. Imaginez-vous l’énergie mentale déployée ?
Je risque d’avoir des propos probablement heurtants, mais nous sommes face à une situation sanitaire qui dégénère :
Premièrement, une désertification de médecins généralistes installés en cabinet.
Deuxièmement, un déficit de médecins exerçant la médecine générale, se tournant vers d’autres pratiques plus lucratives et moins contraignantes telles que la médecine esthétique, le laser, l’échographie ou la médecine du sport.
Et enfin, un afflux des nouveaux médecins généralistes salariés vers des structures médicales, souvent dans des services d’urgence, ainsi exemptés d’une installation et d’une logistique coûteuse financièrement et mentalement.
Nous assistons également à une patientèle qui évolue, qui, dans certains cas, devient de plus en plus prégnante, « utilise » le médecin à sa guise, surconsomme du soin et tout cela, dans un contexte de marchandisation de la santé. Cette patientèle-là, qui, accompagnée de sa liste de course, demande au médecin « une prise de sang, voir si tout va bien », qui multiplie les examens complémentaires, un scanner, une IRM « voir si tout va bien », ou souhaite alors des « vitamines » prescrites sur ordonnance, alors qu’elles sont vendues en libre-service à la pharmacie.
N’oublions pas une chose, un médecin n’est pas une machine. Avant tout, il est médecin. Et dans le cas de ma consœur, si elle tombe, c’est plus de 600 patients qui n’auront plus accès à une consultation médicale. Alors, s’il y a un seul message à retenir, c’est de préserver nos médecins pour qu’ils continuent de préserver la santé de la population.
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Citer cet article: Quand la vocation devient une servitude : la réalité du terrain d’une jeune généraliste - Medscape - 12 mai 2022.
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