Interfaces cerveau-machine : quelles sont les perspectives ?

Leanna Lui

Auteurs et déclarations

8 octobre 2021

Aider les personnes atteintes de paralysie à retrouver une autonomie, augmenter les capacités cérébrales humaines… Quelles sont les recherches actuelles sur les implants neuronaux ? 

 

Le cerveau est sans aucun doute l’organe le plus complexe et le plus mystérieux du corps humain. Au-delà d'être un organe de 1,4 kg enfermé dans la boîte crânienne, il est la source de l’intelligence, le maître du mouvement et le chef d’orchestre de nos sens, joyau d’une couronne qui définit le soi et, au sens large, l’humanité.

Depuis des décennies, les chercheurs explorent la possibilité de connecter notre fascinant « ordinateur » biologique à de vrais ordinateurs. Ces recherches ont conduit à l’élaboration des « interfaces cerveau-machine » (ICM), des systèmes de liaison qui permettent de contrôler par la pensée un ordinateur, une prothèse ou tout dispositif automatisé, sans passer par l’action des nerfs périphériques et des muscles. Ces ICM apparaissent aujourd’hui comme des approches prometteuses dans le traitement de divers troubles et pathologies qui touchent le système nerveux, comme la paralysie, la surdité, les accidents vasculaires cérébraux et même les troubles psychiatriques.

L’homme d’affaires et milliardaire Elon Munsk est l’un des principaux acteurs impliqués dans ce domaine. En 2016, il a fondé la start-up Neuralink, avec l’objectif est de développer à court terme un ICM afin de venir en aide aux personnes atteintes de maladies neurologiques (comme la maladie de Parkinson) ou de paralysie pour leur permettre de retrouver leur indépendance. A plus long terme, le but avoué de l’entreprise est d’augmenter les capacités humaines pour accompagner l’humanité vers une ère de « cognition supra-humaine ». En France, le Centre de recherche en neurosciences de Lyon (Inserm) et le centre Clinatec développent également des implants ICM pour retrouver, par exemple, la capacité de mouvement en contrôlant des prothèses par la pensée.

Plus de 1000 fils insérés dans le cerveau

Pour bien comprendre les enjeux, il est bon de faire un petit rappel sur les neurosciences : le cerveau est composé de neurones, des cellules spécialisées dans la réception et la transmission de messages. Le neurone est constitué de dendrites, du corps cellulaire et d’un axone. Les dendrites sont des prolongements du corps cellulaire servant à recevoir et conduire l’influx nerveux. Le message est ensuite transmis par le corps cellulaire à l’axone, une extension plus connue sous le nom de fibre nerveuse, qui le conduit sur une distance plus ou moins longue. C’est avec ce signal que les neurones communiquent entre eux, via les synapses, des connexions établies entre les dendrites et les axones. Le potentiel d’action, qui représente l’impulsion électrique transmise par l’axone, provoque la libération de neurotransmetteurs au niveau des synapses, qui ont la capacité d’inhiber ou de stimuler l’autre neurone. Un nouveau potentiel d’action peut alors être émis.

Comment exploiter ce système biologique? Le projet de Neuralink et des autres entreprises travaillant sur les ICM est de développer un implant capable de capter et de décoder les informations produites par le cerveau pour ensuite les utiliser. L’implant cérébral mis au point par Neuralink fait la taille d’une pièce de monnaie (23 mm de diamètre et 8 mm d’épaisseur). Il est composé de trois parties distinctes: un ensemble de 1024 fils extrêmement fins (5 microns d’épaisseur), l’appareil principal, nommé Link, et la batterie qui peut être rechargée quotidiennement par induction. Le dispositif est intégré dans le crâne et les microfils auxquels il est relié sont insérés dans des régions cérébrales précises, à quelques millimètres de profondeur, à l’aide d’un robot chirurgical. L’implant est couplé à une application mobile, avec laquelle il échange les informations enregistrées, via une connexion Bluetooth.

Contrairement aux dispositifs non-invasifs, moins sensibles et moins spécifiques, le dispositif de Neuralink permet d’enregistrer plus précisément les signaux électriques échangés au sein des régions cérébrales implantées. L’objectif est de permettre à la personne ainsi équipée de contrôler un appareil ou un ordinateur par la pensée. Par sa petite taille, il peut être implanté dans des régions spécifiques du cerveau, en fonction des besoins et des attentes des patients. Plusieurs exercices seraient proposés par l’application pour permettre à l’utilisateur de s’entraîner à utiliser l’implant. Avec cette technologie, il deviendrait à nouveau possible pour les personnes souffrant de troubles neurologiques ou moteurs de parler via un ordinateur ou de s’adonner à des activités créatives, comme la photographie.

Des essais cliniques concluants

La technologie permettant de retranscrire une pensée en parole ou en texte, via un ordinateur, a déjà été mise en pratique en clinique. La société australienne Synchron, une société spécialisée dans la conception de systèmes ICM, a développé un implant baptisé Stentrode, pour apporter une aide aux personnes atteintes de paralysie sévère. Il se distingue des autres implants, comme celui de Neuralink, par son mode d’implantation. Stentrode se présente sous la forme d’un stent. Il s’insère par voie transcutanée pour être placé dans une veine surplombant le cortex cérébral, d’où il peut enregistrer les signaux électriques émis lors d’une pensée. Ceux-ci sont transmis à une unité placée au niveau du torse, qui communique les informations à un logiciel externe, via bluetooth.

Un premier essai clinique mené en Australie a évalué le dispositif chez deux patients atteints de sclérose latérale amyotrophique (ALS). Publiés en début d’année, les résultats montrent qu’ils ont développé une capacité à contrôler des appareils pour rédiger du texte par la pensée [1]. Ils ont pu envoyer des SMS, des e-mails, acheter en ligne ou encore effectuer des téléconsultations. La société a reçu l’été dernier le feu vert de la Food and Drug Administration (FDA) pour tester son implant neuronal au Mount Sinai Hospital de New-York chez six patients atteints de paralysie sévère dans l’objectif d’une mise sur le marché américain, qui pourrait se concrétiser d’ici 3 à 5 ans.

Récemment, des chercheurs américains ont développé un autre type d’implant qui a également permis de retranscrire l’exécution d’une écriture manuscrite par la pensée en texte. Le Dr Francis R Willet (Université de Stanford, Etats-Unis) et ses collègues ont présenté les résultats de l’étude BrainGate qui a évalué les performances de leur interface ICM chez des patients tétraplégiques. Le dispositif a permis d’afficher 90 caractères par minute, avec un taux de précision de 94%, uniquement en se concentrant sur la formation des lettres en écrivant à la main [2]. « Nous avons découvert que le cerveau peut encore commander l’exécution de mouvements fins plus de dix ans après la perte de la capacité physique », a commenté le Dr Willet.

 
Le cerveau peut encore commander l’exécution de mouvements fins plus de dix ans après la perte de la capacité physique. Dr Francis R Willet
 

Un autre dispositif partiellement implantable a été évalué pour restaurer les fonctions motrices des membres supérieurs chez des patients souffrant de paralysie après un AVC. Développé par l’équipe du Dr Mijail Serruy (Université Thomas Jefferson, Etats-Unis), l’implant baptisé Cortimo a montré des résultats préliminaires positifs dans un essai clinique mené chez un patient paralysé après un AVC survenu deux ans plus tôt. Le patient a pu activer la pince d’une prothèse posée sur son bras paralysé pour saisir un objet grâce à l’interprétation des signaux émis par son cerveau pour commander la fonction motrice.

Contrôler un jeu vidéo par la pensée

Du côté de Neuralink, les essais se limitent pour le moment à l’animal. Le premier test a été effectué sur des cochons pour démontrer la capacité de l’impact à lire l’activité cérébrale lorsque l’animal se déplace ou renifle de la nourriture, sans que l’animal ne soit perturbé. L’été dernier, une autre étape a été franchie. Une vidéo de Neuralink montrant un macaque activer un jeu vidéo par la pensée est devenue virale. On y voit l’animal, baptisé Pager, contrôler le jeu Pong sans joystick pour obtenir une récompense, seulement en regardant l’écran. Pour cette expérience, les chercheurs ont inséré dans le cortex moteur du singe les quelque 1000 électrodes du dispositif N1 Link. L’interprétation par l’algorithme de l’activité cérébrale enregistrée par l’implant s’est affinée lorsque le singe apprenait à maitriser le joystick pour obtenir sa récompense. Il a fallu ensuite seulement quelques minutes pour que le singe contrôle à nouveau le jeu sans joystick.

Elon Munsk espère développer davantage Neuralink pour faire évoluer la prise en charge des troubles neurologiques, mais aussi la manière d’interagir avec soi-même et avec son environnement. Une perspective très futuriste qui ne semble plus vraiment hors de portée. A long terme, l’entreprise envisage notamment de redonner la vue à certains aveugles en allant chercher dans le cerveau les signaux associés à leurs souvenirs visuels. Elon Musk s’intéresse à une utilisation des implants par la population générale, sans être forcément dans une démarche médicale, par exemple pour stocker ses souvenirs ou transposer sa conscience dans un corps synthétique.

L’un des principaux freins à cette approche, qui est également une énigme majeure dans le développement de ces technologies, est la nature même des interactions entre le cerveau et l’intelligence artificielle utilisée pour développer les ICM. Les chercheurs ne les comprennent pas encore très bien. Les prédictions de l’algorithme de l’intelligence artificielle sont constamment améliorées par autoapprentissage après une action volontaire de l’utilisateur. Mais, on s’interroge : peut-on être assuré que l’action commandée est uniquement le résultat de la pensée de l’individu et pas également une conséquence d’une interprétation de l’algorithme de l’intelligence artificielle ?

Les algorithmes sont conçus pour apprendre de notre comportement et anticiper les étapes à venir. La question se pose de savoir si nous pouvons rester les auteurs de nos pensées ou si nous sommes simplement un dispositif qui délivre un message sous une influence extérieure autre que celle propre à notre volonté.

Des questions éthiques inévitables

« Les personnes peuvent en venir à s’interroger sur des changements dans leur personnalité. Est-ce une caractéristique de son évolution personnelle ou sont-ils le résultat des interactions avec le dispositif implanté dans le cerveau? Est-ce que l’implant neuronal peut avoir une influence sur la personnalité? », souligne le Dr Kerry Browman (Temerty Faculty of Medicine, Université de Toronto, Canada), spécialiste en bioéthique clinique. « On en vient à se demander si les changements expérimentés sont vraiment liés à sa personnalité ou s’ils sont désormais le résultat de l’implant et de son influence. Cela soulève la question de la volonté et de ce qui construit la personnalité. »

Il apparait désormais fondamental de mettre en place des gardes fous pour protéger le caractère privé de nos pensées. Alors que l’époque est à la monétisation des données, il est crucial d’établir des limites pour préserver notre indépendance et éviter leur exploitation par des entreprises ou par des pirates informatiques. Neuralink et les interfaces ICM repoussent sans aucun doute les limites de la neuro-ingénierie, mais il est important de prendre en compte les implications physiologiques et éthiques de cette technologie.

« Tout au long de l’histoire humaine, dans les pires circonstances, en captivité ou sous la torture, l’esprit est resté le dernier refuge de l’intime. Personne ne peut y accéder pour interférer, connaitre des pensées ou les supprimer », a commenté le Dr Browman. « A partir du moment où cette technologie et, par extension, les entreprises qui les maîtrisent peuvent avoir accès à ces pensées, ce sanctuaire de la vie privée se retrouve menacé. »

 

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