POINT DE VUE

Au supermarché des urgences

Dr Pauline Sériot

Auteurs et déclarations

15 septembre 2021

Seulement 10 à 30 % des patients se présentant aux urgences ont réellement besoin d’une évaluation urgente. Pourquoi tant d’individus vont-ils aux urgences « comme au supermarché, avec parfois même leur « liste de courses » médicales? Dr Pauline Seriot (intern à l'AP-HP) fait le point sur ces situations parfois déconcertantes et évoque des pistes d’amélioration.

TRANSCRIPTION

Aujourd’hui nous allons nous focaliser sur une partie du quotidien d’un médecin urgentiste au sein d’un service d’accueil des urgences. Et avant toute chose, un point de vocabulaire s'impose : quelle est la définition des urgences ?

Je n’ai pas été cherché bien loin, j’ai ouvert un dictionnaire. Il est précisé qu’une urgence « requiert une action, une décision immédiate, la nécessité d’agir vite. » Du point de vue médical, l’urgence représente « une situation pathologique dans laquelle un diagnostic et un traitement doivent être réalisés très rapidement. » Jusque-là, la logique est imparable. Qu’en est-il au quotidien ?

Motifs de consultation aux urgences

A l’heure actuelle, les chiffres indiquent que :

  • 10% des patients consultent aux urgences pour… rien, c.-à-d. un motif ne requérant d’aucune expertise médicale urgente, aucun bilan complémentaire, qu’il soit biologique ou d’imagerie.[1] C’est typiquement le bouton sur le nez, l’aphte dans la bouche, la petite plaie qui nécessite un pansement simple.

  • 60 à 70% des patients ont un état de santé stable et consultent à défaut d’avoir trouvé un praticien de médecine de ville (médecin traitant, remplaçant, SOS médecins), pour lesquels un bilan biologique et / ou d’imagerie peuvent être prescrits.

  • Enfin, 10 à 30% des patients consultent dans le cadre d’une urgence réelle, d’état de santé précaire pouvant s’aggraver sans soins, de pronostic vital engagé, de soins de réanimation.

  • Par ailleurs, après un passage aux urgences, moins de 20% des patients nécessitent une hospitalisation.

  • Dans 25% des cas, le patient consulte son médecin traitant, dans le cadre d’une consultation de contrôle.

  • Dans 10% des cas, le patient consulte un médecin spécialiste.

Donc, si l’on résume, au regard de ces chiffres, la prise en charge médicale urgente apparaît réelle pour 10 à 30% des patients.

 
Au regard des chiffres, la prise en charge médicale urgente apparaît réelle pour 10 à 30% des patients.
 

Nous faisons donc face à une modification de la définition princeps et de l’acception donnée au service d’urgence. Effectivement, celles-ci se voient peu à peu remplacées, à la faveur d’une demande sociétale, par une sorte de grand supermarché du soin, ouvert 24h/24, 7j/7, au sein duquel, chaque patient trouvera ce dont il a besoin. Il serait inscrit en haut « GRAND SUPERMARCHE POUR PATIENT INQUIET DE SON ETAT DE SANTE ».

Parce que finalement, la vraie urgence, elle est là. Le patient voit l’urgence sur l’inquiétude qu’il porte à son état de santé à un instant T, même si le problème ne date pas d’aujourd’hui, qu’importe qu’il soit 3h du matin. C’est cette anxiété sociétale qui diligente désormais le recours aux soins de santé urgents.

 
C’est cette anxiété sociétale qui diligente désormais le recours aux soins de santé urgents.
 

Cette évolution de la médecine d’urgence peut être expliquée par trois phénomènes :

  1. Tout d’abord, une difficulté d'accès aux soins médicaux de ville. Je ne m’épancherai pas sur le sujet mais il existe une raréfaction du nombre de médecins généraliste sur le territoire : des médecins qui rencontrent des difficultés à se faire remplacer lors de leurs départs en retraite ou même lors de leurs départs en vacances ; une activité libérale qui séduit de moins en moins les jeunes médecins, qui se tournent davantage vers des pratiques mixtes, des mi-temps hospitaliers ou vers une sur-spécialisation avec la multiplication des diplômes universitaires (activité de gynécologie, médecine du sport et l’essor de la médecine esthétique, très attrayante depuis quelques années) ; et puis, clairement, l’image ancestrale du MG qui bossait de 7h à 22h entrecoupés de visites à domicile, n’existe plus.

  2. Deuxième phénomène : des voies de recours de moins en moins utilisées par les patients ou dont le fonctionnement n’est pas adapté. Je m’explique : Un patient qui n’a pas de médecin traitant (ou si celui-ci est en congés) et qui souhaite une consultation le jour même ira chercher une fois sur Doctolib, se verra confronté à un refus et ne prendra pas forcément la peine de tenter d’appeler d’autres praticiens ou d’appeler SOS médecins. Il se dirigera vers les urgences ; Un patient qui cherche à joindre son médecin traitant hors horaires d’ouvertures : la messagerie indique que « pour toute urgence, adressez-vous aux urgences, appelez le 15 ». Que fait le patient ? Il écoute les consignes de son médecin et se dirige vers les urgences; Un patient qui appelle SOS médecins : la secrétaire lui répond que le médecin passera dans 2 à 4 heures, c’est trop long, il se dirige vers les urgences ; Un patient qui téléconsulte un médeci : les délais étant plus favorables, le seul hic est que dans une grande partie des cas, la médecine par écran interposé sans examiner le patient a clairement ses limites et devant l’absence de diagnostic, le médecin l’adresse aux urgences ; Le patient qui appelle le 15 et le 15 qui réoriente facilement vers les urgences. Là encore, la médecine téléphonique a ses limites, au moindre doute, on sécurise, on envoie aux urgences.

  3. Enfin, la praticité et facilité d’accès aux urgences : horaires illimités, pas besoin de chercher un praticien, pas besoin d’attendre SOS médecins. Souvent, un appel des pompiers et hop, direction les urgences. Le patient aura la certitude d’être vu par un médecin, quel que soit le motif de recours, après qu’il ait été enregistré à l’accueil des urgences.

Et je ne parle pas du vieillissement de la population et de sa résultante, la hausse de la population gériatrique qui compte pour près de 25% des passages aux urgences.

Tous ces facteurs confondus augmentent la densité de passages journaliers d’années en années aux urgences, les chiffres l’attestent. [2] La fréquentation des urgences hospitalières a ainsi augmenté de 93 % entre 1996 et 2015.

Petit rappel des chiffres : en 2013, un peu plus de 16 millions de patients consultaient aux urgences, en 2017 quasiment 19 millions, et à ce jour plus de 20 millions de passages aux urgences ont été enregistrés. [3]

Une liste de courses

Parfois, les patients qui se rendent au « grand supermarché des urgences » disposent de leur liste de courses. Nul besoin d’un conseiller pour les aiguiller, Google a déjà posé le diagnostic et leur a donné leurs prescriptions : besoin d’une prise de sang pour « s’assurer que tout va bien », « contrôler la thyroïde », besoin d’une « radio du ventre », d’un « scanner des poumons parce que je tousse depuis 2 mois et c’est peut-être un cancer » ou une demande de PCR Covid en raison d’un départ en vacances demain et en laboratoire, les délais d’obtention des résultats sont trop longs. Et puis, si en plus, on peut leur envoyer les résultats par mail afin qu’ils ne les attendent pas sur place, c’est encore mieux. BAC + 10 épicerie.

Parfois même, c'est véridique, les patients ont déjà consulté un médecin en ville le matin même (d'après une étude : plus d’un patient sur six a déjà consulté un généraliste en ville durant la semaine qui a précédé son passage aux urgences) et souhaitent soit faire leur scanner du rachis lombaire qui leur a été prescrit le jour même, soit souhaitent un second avis.

Est-ce que le patient qui vient avec sa liste de course et qui veut avoir ses résultats par mail nécessite une prise en charge urgente ? Je vous laisse méditer…

Des exemples au quotidien

Quelques exemples afin d’illustrer mes propos, qui sont, là encore, je vous l’assure, véridiques :

  • L’œil qui gratte depuis 3 semaines, c’est pour les urgences.

  • Le cor au pied et la verrue plantaire, c’est pour les urgences.

  • Le traumatisme de cheville il y a 15 jours en vacances d’un patient qui marche sans douleur et qui veut simplement une radio pour s’assurer que rien n’est cassé, c'est pour les urgences.

  • Le patient qui a consulté la veille, l’avant-veille, l’avant avant-veille dans trois services d’accueil des urgences différents, pour qui toutes les explorations ont été menées, sans argument en faveur d’une prise en charge urgente et d’un diagnostic grave mais qui reconsulte pour avoir un 4e avis, c'est pour les urgences (et souvent tard le soir).

  • L'otalgie évoluant depuis 4 jours, au retour de ses vacances (il n'a évidemment pas consulté en vacances) et qui, à 4h du matin, ne tolère plus la douleur (il n'a pris cependant aucun anti douleur) appelle le SAMU. Arrêt sur image, je répète "QUI APPELLE LE SAMU". C'est pour les urgences. A aucun moment on ne va réanimer son oreille, ni pratiquer une intervention à "oreille ouverte", non, on va lui prescrire des gouttes pour les oreilles. On se prendra quand même une réflexion si on ne peut pas lui fournir les gouttes sur place (parce que nous ne sommes pas une pharmacie).

  • Le patient qui a mal au dos depuis 2 mois, qui n’a consulté aucun médecin et qui voudrait une infiltration un samedi à 2h du matin, parce que Google a dit que cela faisait partie de l’arsenal thérapeutique quand on avait mal au dos et qui se plaint d’avoir attendu autant de temps pour qu’on lui dise que l’on ne fait pas cela aux urgence, c'est pour les urgences.

Donc, actuellement, le job d’un urgentiste consiste, pour une grande partie, à faire face à la demande accrue en soins chez des patients pressés, inquiets de leur état de santé.

Il s’agissait du reflet de quelques situations, de plus en plus fréquentes, au sein des services d’urgence, qui viennent se surajouter à la charge mentale déjà très entachée dans cette profession. Il faut être passionné, aimer soigner les gens chez qui l’on suspecte l’urgence et faire avec ceux qui viennent consommer du soin, et avec qui il faut négocier la compréhension de l’absence de substratum organique et du coup, l’absence de nécessité de scanner du corps entier pour une urticaire au pollen (caricatural je l’admets).

Les axes d’amélioration

Quels sont les axes d’amélioration que l’on pourrait évoquer afin de rendre aux urgences leur définition princeps ?

Les urgences n’ont pas vocation à se substituer à la médecine de ville et de devenir un ersatz de maison de santé sans suivi adéquat pour le patient.

Dans ce contexte, nous pourrions proposer de :

  • promouvoir l’installation de médecins généralistes dans les territoires désertés, sous forme de maisons de santé, où les médecins actuellement ne prennent plus de nouveaux patients.

  • ne pas laisser un patient sans médecin traitant, cela ne devrait pas exister.

  • organiser des roulements horaires au sein des cabinets (un praticien qui consulterait de 6h à 14h, l’autre de 13h à 20h, un dernier jusqu’à minuit) avec mise en place de tarifications en conséquence, sous la forme de demi-gardes. Effectivement, si les médecins généralistes travaillent le 8h30 à 18h, au moment où travaillent également les patients, il est évident qu’une partie d’entre eux se retrouvent aux urgences.

  • enfin, remettre au gout du jour des plages horaires sans rendez-vous.

Si je me place du côté des patients, avant d’être saisie par l’inquiétude, je me demande si, plutôt que d’aller aux urgences pour un abcès dentaire qui évolue depuis 1 semaine, le mieux ne serait-il pas de trouver un dentiste ?

Si j'ai besoin d’une consultation de médecine générale, je fais appel à SOS médecins, ils interviennent généralement dans les 4 heures (temps que j'attendrais forcément aux urgences), sauf que je suis chez moi, loin du bruit, de l'agitation. S’ils ne sont pas disponibles pour se rendre chez moi, ils proposent des permanences, si je ne peux pas m'y rendre, je demande à un proche, un voisin.

Je peux utiliser la téléconsultation. Elle vaut ce qu’elle vaut, elle a ses limites, mais permet déjà de faire le point sur la situation (un antibiotique pour une cystite, des anti douleurs pour un lumbago...).

Je peux toujours demander l’avis de mon pharmacien dans le cadre de symptômes très précis (gastro-entérite, rhino-pharyngite), des traitements m'y seront proposés.

Évidemment, si les symptômes persistent, alors je me rendrais aux urgences.

 

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