POINT DE VUE

Anesthésie-réa : une spécialité très exposée au burn-out – Interview du Dr Arzalier-Daret

Stéphanie Lavaud

Auteurs et déclarations

26 août 2021

Ségolène Arzalier-Daret

France – La spécialité d’anesthésie-réanimation, peu connue, a été et est toujours en première ligne dans la crise du Covid. Avec des points positifs – une meilleure (re)connaissance du grand public – mais aussi des aspects sombres liés à une sur-sollicitation des équipes, propice à l’épuisement. Les anesthésistes-réanimateurs sont en effet très exposés au burnout. Consciente de cette réalité, la profession a engagé une profonde réflexion, notamment au sein de la commission SMART (« Santé du médecin anesthésiste-réanimateur au travail ») créée au sein du Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR). Ségolène Arzalier-Daret, qui a présidé cette commission de 2017 à 2020, vient de réunir au sein d’un ouvrage, intitulé Le burn-out en anesthésie-réanimation, le fruit des travaux de cette commission (voir encadré). Dans ce livre très complet et didactique, l’anesthésiste-réanimatrice du CHU de Caen s’attache à décrire, témoignages à l’appui, tous les rouages qui conduisent un soignant fort des valeurs qui l’ont conduit à choisir ce métier et cette spécialité à sombrer, pour parfois ne plus se relever, broyé par le système de soins en quête de productivité et de rentabilité. Nous l’avons interviewée sur les facteurs psycho-sociaux qui guettent le soignant en anesthésie-réanimation, dans le contexte de la crise Covid et au-delà.

Medscape édition française : Comment la crise Covid a-t-elle influé sur la souffrance au travail des anesthésistes-réanimateurs ?

Dr Ségolène Arzalier-Daret : La crise sanitaire a mis l’anesthésie-réanimation en avant, et cela a permis que nous ressentions un sentiment de reconnaissance de notre travail par la population. L’analyse que je fais de la situation est que la crise est survenue dans un contexte de fortes tensions déjà présentes à l’hôpital public. Pourtant, pendant la première vague, toutes les énergies se sont focalisées vers l’action, l’engagement a été total et le travail a repris tout son sens, centré sur l’humain et non pas sur la rentabilité. De l’autonomie a été redonnée par l’administration aux médecins qui ont l’habitude et savent gérer les situations de crise de terrain, avec une possibilité plus grande de prise de décisions concernant l’organisation. Cela a permis de laisser place à la créativité des soignants pour trouver des solutions. Une entraide et une coopération se sont mises en place à tous les niveaux. Pour autant, nous avons connu des situations traumatisantes avec une exigence émotionnelle énorme car les soignants étaient souvent les seuls (et parfois les derniers) interlocuteurs des patients. Nous avons été confrontés à beaucoup de décès, avec un fort sentiment d’échec. Cela a donc été une période nuancée. Mais il faut souligner un nombre moindre sur cette période de déclarations de présomption de harcèlement moral sur le site de l’observatoire de la souffrance au travail des praticiens hospitaliers (OSAT - APH), comme si toutes les énergies étaient tournées vers un objectif commun.

Et quand la crise s’est prolongée ?

Dr Arzalier-Daret : Les choses se sont gâtées avec la deuxième vague, lorsque des polémiques sont apparues, alimentant la désillusion des soignants et sans que de réels moyens supplémentaires soient apportés, ce qui a majoré l’épuisement et la démotivation avec un sentiment de non-reconnaissance de l’engagement des soignants et de la réalité du travail.

Et aujourd’hui, la crise se poursuit. Or donner un coup de collier, c’est possible, mais quand cela se pérennise, que les moyens humains et matériels sont constants ou en baisse, et que ce sont les mêmes qui sont mis à contribution, alors l’épuisement est majoré car les contraintes pèsent lourd dans la balance par rapport aux bénéfices ressentis. Mais la solidarité entre soignants reste présente, comme cela vient de se voir dans les Antilles françaises.

 
Donner un coup de collier, c’est possible, mais quand cela se pérennise...l’épuisement est majoré.
 

En quoi la spécialité d’anesthésie-réanimation est-elle particulièrement exposée aux risques psycho-sociaux (RPS) ?

Dr Arzalier-Daret : On retrouve dans cette spécialité des critères pouvant engendrer de la souffrance au travail en termes d’exigences émotionnelles (avec la gestion de situations à risque et la confrontation à la mort), ou de charge et de morcellement du travail. La profession fait face à une accélération des rythmes pour répondre à une production de soins de plus en plus intense sans avoir toujours la possibilité de prioriser le côté humain de notre métier, ce qui crée des conflits de valeurs. Cette pression de production entraine des relations de travail difficiles dans un milieu fermé, le bloc opératoire, où interviennent de nombreuses spécialités ne partageant pas toujours les mêmes objectifs. Nait aussi des nouvelles organisations mises en place – et notamment la mutualisation des moyens humains – un sentiment d’interchangeabilité qui réduit le soignant à une fonction, alimentant un sentiment de perte d’autonomie dans la façon d’organiser son travail. Parallèlement, on assiste à une évolution de la médecine vers une normalisation et une rationalisation des soins dans une société de plus en plus procédurière. Cela engendre une protocolisation extrême qui ne laisse plus place à l’initiative et la création, à cet art qu’est censé être la médecine, et qui est important pour la réalisation de soi. Sommes-nous pour autant plus concernés par le burn-out que les autres ? Non, selon l’enquête Sesmat de 2011 qui a étudié le burn-out chez les praticiens des hôpitaux en France et a montré que le taux en anesthésie-réanimation est équivalent à celui retrouvé dans d’autres spécialités médicales. Les anesthésiste-réanimateurs sont en effet protégés des RPS par une culture du métier très collective où le lien social au travail s’exprime.  L’anesthésie-réanimation est une belle spécialité qui a toujours su se remettre en question et s’interroger sur ses pratiques particulièrement dans la gestion des risques où elle a eu un rôle précurseur en médecine. Il en est de même pour les RPS, l’anesthésie-réanimation en parle depuis plus de 10 ans, ce qui ne veut pas dire que nous sommes plus touchés que les autres, mais seulement que nous nous sentons plus concernés notamment par leur impact sur la qualité des soins.

Par quels signes se traduit le burn-out concrètement ?

Dr Arzalier-Daret : Quand l’intensification du stress dépasse les limites du tolérable ou se chronicise, alors la performance décline. Face à cela le soignant, en raison de son perfectionnisme, va « s’auto-accélérer » et se mettre à travailler de façon plus intense mais pas toujours efficace. Cela peut se manifester par un hyper-investissement au travail et un présentéisme. Cela aboutit à un épuisement avec toute sa cohorte d’atteintes à la santé physique et à la santé mentale, voire à la consommation de substances, pour tenir le coup, pour pouvoir dormir, pour être moins stressé, jusqu’à engendrer parfois une véritable dépendance – en particulier quand le soignant n’a pas de médecin traitant et s’auto-prescrit des médicaments, sans demander de l’aide. Il s’agit d’un processus très lent qui met plusieurs mois, voire plusieurs années, à s’installer et au cours duquel le médecin voit ses composantes de vie se réduire petit à petit. Il abandonne sa vie sociale, le sport, la famille – avec des conflits et des séparations à la clé. Le processus est long, c’est pourquoi il faut se méfier des raccourcis trop faciles qui consisteraient à attribuer l’atteinte psychique à des causes personnelles, et qui, se faisant, favoriseraient le déni collectif et déchargeraient l’employeur de sa responsabilité par rapport au travail.

 
Quand l’intensification du stress dépasse les limites du tolérable ou se chronicise, alors la performance décline.
 

Vous évoquez le perfectionnisme des soignants, y-a-t-il un profil psychologique particulier des personnes sujettes au burn-out ?

Dr Arzalier-Daret : Souvent le burn-out des soignants correspond à une crise d’identité. Ils se sont engagés dans leur vie professionnelle avec un certain nombre de valeurs, et leur souffrance vient du sentiment que leurs valeurs sont bafouées. Le burn-out ne concerne généralement pas les personnes qui rechignent à travailler mais plutôt celles qui souhaitent s’investir, donc les personnalités les plus consciencieuses, perfectionnistes, organisées, méticuleuses, autant de qualités attendues chez un professionnel de santé. Mais aujourd’hui, l’évolution du système de santé fait qu’il est difficile de concilier ces valeurs humaines aux objectifs de production de soins. En résumé, la souffrance au travail touche des personnes particulières, non pas les plus fragiles, mais les plus investies et rendues vulnérables par un système maltraitant qui les empêche d’atteindre la qualité de travail qu’elles souhaitent. Elles craquent avant les autres car elles ne supportent de pervertir les hautes valeurs qu’elles portent et elles vont tout faire pour réaliser un travail de qualité malgré les difficultés.

 
La souffrance au travail touche des personnes particulières, non pas les plus fragiles, mais les plus investies et rendues vulnérables par un système maltraitant.
 

Pourquoi le soignant ne choisit-il pas de demander de l’aide ?

Dr Arzalier-Daret : Les médecins n’ont pas été formés à demander de l’aide pour eux-mêmes. Notre formation prône l’excellence individuelle, la compétition et toute souffrance ou tout manque peuvent être pris pour de la faiblesse. Même du côté du médecin lui-même, il y a beaucoup de déni. L’idée qui prévaut est qu’il faut tenir. Est toujours présente dans les esprits cette image du médecin – qui rejoint le mythe du héros –, qui doit tout assurer, ne pas être malade, être toujours performant, même à 4 heures du matin, car il faut être là pour les patients. Il est clair que tout cela n’aide pas à demander de l’aide quand ça ne va pas. Or c’est ce qu’il faudrait faire.

Jusqu’à développer des pathologies physiques et parfois mener au suicide ?

Dr Arzalier-Daret : Les principaux facteurs de stress ont une forte incidence sur l’individu et se traduisent après plusieurs mois et années par des symptômes physiques et psychiques évoluant vers de véritables pathologies vasculaires, métaboliques, cardiaques, mentales pouvant évoluer jusqu’au suicide. Ce qui est caractéristique en médecine, c’est que le médecin épuisé ne s’arrête pas, car il se dit qu’il va et doit tenir. Alors, le jour où il décompense, la situation est très grave et souvent dépassée. A ce stade, il retournera difficilement à son poste ou ne pourra continuer à faire ce qu’il faisait avant. Lorsqu’un soignant multiplie les infections, commence à avoir de l’hypertension, fait un infarctus, cela est souvent attribué à l’âge ou à l’hygiène de vie, sans faire le lien avec les années de stress chronique qui précèdent la survenue de ces symptômes. Tout l’enjeu chez les médecins est de pouvoir détecter la souffrance avant que la situation n’évolue trop, et qu’ils quittent leur activité, soit parce qu’ils en changent, soit malheureusement de façon bien plus dramatique. Les soignants ont souvent un fort sentiment d’abnégation, ce qui rend les choses difficiles à prendre en charge.

La souffrance au travail a-t-elle des répercussions sur la sécurité des soins?

Dr Arzalier-Daret : Le problème quand un soignant est en souffrance, c’est que la qualité et la sécurité des soins sont compromises. Les soignants en burn-out font plus d’erreurs médicales que les autres. Le soignant est aussi moins apte à faire face à l’aléa, aux conflits. Tout devient difficile à assumer et à régler. Et quand cette qualité est atteinte par un accident – parce que cela arrive – ou quand le soignant ne sait pas s’y retrouver en raison de fonctions cognitives ou relationnelles amoindries du fait de cet épuisement, il peut sentir un sentiment de disgrâce à ses propres yeux, ou même manifesté par les autres. Cela peut être déstabilisant et traumatisant pour le soignant avec possibilité de passage à l’acte suicidaire s’il n’est pas soutenu par un collectif fort.

Comment agir face à une situation d’épuisement ?

Dr Arzalier-Daret : La première chose est de prendre conscience de la situation, ce qui suppose de prendre du recul. On peut, pour cela, se tourner vers son médecin traitant indispensable pour apporter un regard objectif sur son état de santé. Avoir un médecin traitant, c’est, en effet, le gage de disposer d’une oreille attentive extérieure au travail. Il pourra prescrire un arrêt de travail afin de permettre au soignant de prendre la distance nécessaire pour faire le point sur sa situation. On peut aussi aller consulter la médecine du travail – dont le rôle n’est pas très connu des médecins eux-mêmes, alors que son rôle d’alerte auprès des établissements de santé est fondamental ― notamment lorsqu’il y a plusieurs cas de burn-out dans un service. Quand l’employeur a connaissance d’une situation susceptible de mettre en péril la santé de ses employés, il est dans l’obligation d’agir.

Il peut être aussi intéressant de consulter le psychologue du travail qui est là pour recentrer le soignant sur son travail réel, c’est-à-dire tout ce qu’il met en plus – de son inventivité, de son ingéniosité,… –   pour que le travail se réalise, en contrant, par exemple, les dysfonctionnements. Le psychologue pourra ainsi mettre en exergue que le soignant défend ses valeurs de travail et que c’est pour cela qu’il a craqué, et déconstruire ainsi la culpabilité de ne plus y arriver. On peut aussi consulter un neuropsychologue sachant que le burn-out altère les fonctions cognitives et peut à terme altérer la mémoire, l’attention, la prise de décision, etc… Bien sûr, il existe aussi des structures d’écoute et d’entraide anonymes. Sans oublier de faire appel à ses collègues de travail car il est rare que les cas de souffrance au travail soient isolés et le soutien des collègues, avec des moments d’échange au quotidien, est primordial.

Une fois le soignant pris en charge, comment gérer le retour au travail ?

Dr Arzalier-Daret : Il ne faut pas oublier que la première cause de souffrance au travail, c’est le travail lui-même, c’est donc lui qu’il faut soigner, et non pas uniquement le soignant. Car si on le prend en charge pour le remettre dans un environnement pathogène où rien n’a changé, cela va recommencer. Il faut donc regarder ce qui ne va pas dans le travail, mettre plus de marges de manœuvre, moins de charge de travail, plus d’autonomie, plus de sens, plus de temps. Le retour au travail doit être accompagné. Le soutien et la cohésion d’équipes sont primordiaux, c’est une vraie protection contre les risques psycho-sociaux. Il y a des contraintes que l’on peut accepter si l’on reçoit de la reconnaissance et si on a le soutien de ses collègues de travail. L’organisation doit pouvoir permettre ces temps et lieux d’échanges qui cimentent une équipe. Mais il est clair que les personnes qui ont fait un burn-out ont du mal à retourner dans leur environnement de travail. Ils préfèreront un changement de poste, d’activité, de mode d’exercice… On va chercher un milieu professionnel plus en adéquation avec nos propres valeurs. Cela nécessite de faire des choix une fois qu’on a pris du recul et que l’on a bien analysé la situation. Il faut aussi pouvoir se le permettre financièrement, tenir compte des contraintes familiales, etc…

Y-a-t-il un burn-out « réussi » ?

Dr Arzalier-Daret : Il se produit souvent une métamorphose chez les personnes qui arrivent à traverser cette épreuve, dans le sens où ceux qui réussissent à dépasser cette souffrance au travail sont transformés et cherchent à mettre en adéquation leurs valeurs morales avec la façon d’aborder leur vie et leur travail. Pour citer Pascal Chabot*, « un burn-out réussi est celui qui engendre une transformation : la personne se reconnecte à ce qui fait sens pour elle. Le combat humain est de tenter d’être fidèle à soi-même dans un système qui a d’autres visées. […] Car c’est ce qui peut arriver de mieux à la personne qui traverse cette épreuve : avoir la force, après s’être reposée, de se transformer et d’un peu changer le monde autour d’elle ».

 
Un burn-out réussi est celui qui engendre une transformation. Pascal Chabot
 

Partager avec d’autres ce qu’on a vécu fait souvent aussi partie de la reconstruction : savoir que sa souffrance n’a pas été vaine. C’est pourquoi il est fréquent que les personnes qui ont fait un burn-out désirent s’investir sur ce sujet, pour faire progresser les mentalités. C’est le cas des personnes qui ont témoigné dans le livre.

*Philosophe belge et auteur de l'essai Global burn-out publié en 2013 aux PUF

Comment voyez-vous les choses évoluer ?

Dr Arzalier-Daret : Le système de santé va vers une rigidification, une intensification du travail et une accélération des rythmes, à l’image de notre société. La protocolisation, la traçabilité, l’évaluation permanente se font au détriment de la coopération et surtout du soin qui est le cœur du métier. On ne se dirige donc pas vers une amélioration sauf à prendre des décisions radicales de prise en charge des risques psycho-sociaux, ce qui suppose de questionner l’organisation et le sens du travail mais ne va pas de pair avec les objectifs de rentabilité à court terme. Cependant, il existe des entreprises qui ont réussi à obtenir un équilibre financier en priorisant le bien-être des employés. C’est de cette logique-là qu’il faudrait se rapprocher, une bonne santé et un épanouissement des soignants allant de pair avec des soins de qualité. Un autre point positif : la reconnaissance officielle du burn-out par l’OMS, qui entrera de fait dans la classification international des maladies au 1er janvier 2022.

Des outils pratiques et juridiques pour faire face aux difficultés

Intitulé «  Le burn-out en anesthésie-réanimation. Causes, conséquences et solutions », l’ouvrage du Dr Ségolène Arzalier-Daret, jalonné de témoignages, aborde l’ensemble des risques psychosociaux et livre un éclairage précieux sur la compréhension des rouages du burn-out et comment prendre du recul sur la souffrance au travail afin de devenir un soignant averti.

Il intéressera en premier lieu les spécialistes de l’anesthésie-réanimation, qu’ils soient médecins ou infirmiers, et plus largement tous les professionnels de santé en activité et les étudiants. Tous y trouveront des préconisations générales et des pistes concrètes pour faire face aux difficultés rencontrées par eux-mêmes ou par leurs collègues grâce à ses nombreux outils pratiques et juridiques. Voir la présentation vidéo du livre par le Dr Arzalier-Daret.

Le burn-out en anesthésie-réanimation. Causes, conséquences et solutions, Arnette 2021, 368 pages, 38 €.

 

Crédit photo : Getty Images

 

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