Le blog du Dr Pauline Seriot

Internat au sein de l’hôpital : un apprentissage dans la douleur

Dr Pauline Sériot

Auteurs et déclarations

8 juillet 2021

Rôle et mission, horaires et rémunération, violences et culture de l’omerta… : dans cette première vidéo, le Dr Pauline Seriot, décrit la réalité des internes en médecine.

TRANSCRIPTION

Bonjour à tous. Vous avez certainement entendu parler du mouvement de grève qui a été organisé il y a peu à l’initiative du syndicat national des internes afin de réclamer les 48 heures hebdomadaires de travail. Il me semble donc opportun, dans ce contexte, de préciser le rôle et les missions de l’interne au sein de l’hôpital et les conditions dans lesquelles il exerce.

Vous avez certainement en tête le souvenir du film Hippocrate . Beaucoup de gens autour de moi m’ont demandé si cela se passait réellement comme ça, à l’hôpital. La réponse est oui. Ce film est d'une vérité accablante. Lorsque je l’ai visionné, j’étais externe et je me suis vraiment demandé si la vision de l’internat qu’on me proposait me donnait envie de poursuivre mon cursus.

Un interne, c’est quoi ?

C’est un étudiant en troisième cycle d’études médicales. Au regard de la loi, c’est un praticien en formation spécialisée. Le Code de la santé publique précise néanmoins qu’il exerce les fonctions de prévention, de diagnostic et de soins par délégation et sous la responsabilité du praticien dont il relève. Tout cela n’est que très théorique. L’interne est donc une sorte de chimère, une figure associant plusieurs entités : celle, d’abord, d’un étudiant, d’un praticien en formation, d’un médecin et, quand il a soutenu sa thèse, d’un docteur.

 
L’interne est donc une sorte de chimère, une figure associant plusieurs entités.
 

Quel est son job ?

C’est celui d’un médecin, tout simplement. Il assure donc la prise en charge médicale des patients hospitalisés ou en consultation. Il est supervisé par un médecin sénior, donc en plus de son travail de prise en charge des patients il doit accéder aux demandes et réaliser les missions que lui demande son médecin sénior. On va faire simple – toutes les tâches un peu ingrates, un peu « chiantes », un peu rébarbatives, c’est pour l’interne. Passer des heures interminables au téléphone avec un médecin, une famille, aller brancarder un patient à scanner, c’est pour l’interne. Alors, effectivement, rien d’anormal – on est dans un système pyramidal comme dans beaucoup d’entreprises, cela fonctionne comme ça. Sauf que des missions, on en a énormément et souvent au détriment de notre formation.

Quelles sont les problématiques auxquelles sont confrontés les internes ?

Il faut savoir que tous les six mois l’interne change de stage. Il change de structure médicale et souvent il change de spécialité, il intègre une nouvelle discipline qu’il ne connaît pas et dont il doit tout découvrir en un minimum de temps. Il doit s’adapter constamment à une nouvelle équipe médicale, paramédicale, à une nouvelle structure hospitalière, à un logiciel, à des logistiques particulières, et j’en passe. Imaginez-vous changer de travail tous les six mois… pas très confortable, non ? Il doit faire ses preuves de manière très rapide et acquérir la confiance de ses collègues en un rien de temps. Un apprentissage qui se fait, bien plus qu’on ne le pense, dans la douleur.

 
Un apprentissage qui se fait... dans la douleur.
 

Ces douleurs de l’interne, quelles sont-elles ?

Tout d’abord les horaires ― notre combat ― et tout ce qui en découle : la fatigue chronique, le stress, l’irritabilité, l’éviction de la vie privée et les fragilités psychologiques. Légalement, depuis 2015, un interne doit travailler 48 heures par semaine. Officieusement, il est plus aux alentours des 70 heures, voire beaucoup plus, par semaine. Je vous donne un exemple d’une semaine de stage, par exemple du lundi au vendredi de 8 h 30 à 19 h 30, le samedi matin, qui est considéré comme une astreinte, une journée de continuité de soins qui n’est pas payée et qui souvent s’étend jusqu’à 16 h et, le dimanche, 24 heures de garde. Le repos de sécurité est le lundi où, clairement, on ne fait que dormir, et le mardi, la semaine reprend.

Je me souviens de certains médecins séniors qui, à 18 h pétantes, me disaient « Bon, j’y vais, je dois aller chercher ma fille à la crèche, je te laisse finir ? » « Oui, bien sûr, sans problème. » L’interne n’a aucun impératif après le stage. Il n’a pas d’amis, il n’a pas de famille, il n’a pas d’enfants, il n’a pas d’entraînement sportif, il n’a pas de courses à faire. Donc, l’interne peut rester jusqu’à 22 heures et terminer le travail. C’est une attitude qui est valorisée, celle de l’image du bon petit soldat. On nous encourage à bien faire le travail, et pour bien faire le travail, on ne peut qu’aller au-delà des horaires prévus. Le chef, lui, il part quand il veut. L’équipe paramédicale, les infirmiers, les aides-soignants, ils ont leurs relèves. S’ils doivent rester plus longtemps sur leur lieu de travail ou s’ils doivent remplacer un de leurs collègues, ils sont payés en heures supplémentaires. L’interne, lui, « que dalle ».

 
Cette attitude, l’image du bon petit soldat, est valorisée... Pour bien faire le travail, on ne peut qu’aller au-delà des horaires prévus.
 

Cette densité horaire n’est pas sans conséquence. Et pour étayer mes propos, je vais citer une étude de l’OMS qui concluait en mai 2021 que le fait de travailler 55 heures ou plus par semaine était associé à une hausse estimée à 35 % de mourir d’un infarctus ou d’un AVC. On prend donc en charge des patients avec ce type de pathologie à longueur de temps et on augmente, par nos horaires à rallonge, le risque d’avoir les mêmes maladies et d’en mourir ! Une autre étude indiquait que près de 24 % des internes avaient eu des idées suicidaires, 20 % des troubles dépressifs et 66 % des troubles anxieux. Seriez-vous vraiment à l’aise avec l’idée d’avoir en face de vous un interne qui pense à se suicider ? Pas vraiment, non…

En plus des horaires hospitaliers, l’interne doit faire face à des exigences universitaires comme celle d’aller en cours de spécialité, la réalisation d’un mémoire ou d’une thèse et celles inhérentes au stage – la présentation de bibliographies, de cas cliniques en staff. Tout cela se surajoute aux horaires déjà de journée bien chargés.

Le salaire

Un interne de première année est payé 1 232 € net par mois. À titre de comparaison, le SMIC est à 1 231 € par mois nets – oui, mais pour 35 heures. En deuxième année, un interne est payé 1 364 € net et ainsi de suite. Donc, si on récapitule, un interne est un médecin qui a Bac+9, Bac+10, qui bosse 70 h par semaine et qui a moins de 2 000 € par mois. Ce salaire est complété par les gardes.

Une garde est payée 129 € brut pour 12 à 14 heures de travail, donc, si on fait les calculs, l’interne est en dessous du SMIC horaire lorsqu’il fait une garde, puisqu’il est payé 9,21 € de l’heure.

 
Un interne est un médecin qui a Bac+9,+10, qui bosse 70 h par semaine, et qui a moins de 2 000 € par mois.
 

Les violences

En plus de travailler avec des horaires à rallonge et un salaire au lance-pierre, l’interne évolue dans un milieu qui peut apparaître violent : l'exposition à la violence verbale, les remarques acerbes, les humiliations en staff, en visite etc. Lorsqu’il présente le dossier, où on lui coupe la parole, où on reprend de A à Z ce qu’il vient de dire.

Je me souviens d’une présentation en stage de bibliographie ― et des bibliographies, j’en ai fait beaucoup. Certes, je ne suis peut-être pas la meilleure, mais je sais comment faire. Un des séniors est arrivé en retard, le sandwich à la bouche, et m’a réellement coupé la parole toutes les trois minutes, soit pour étaler sa science, soit pour rectifier ce que je venais de dire, soit pour corriger une des données. Comment voulez-vous faire une présentation de qualité, qui vous a demandé deux semaines de travail en amont quand quelqu’un vous coupe en permanence ? Cela vous met mal à l’aise, vous décrédibilise, l’auditoire perd le fil et au final, plus personne ne s’intéresse à votre travail. Vous allez me dire « Bon, ce n’est pas grave, il faut que ça te passe au-dessus. » Sauf que des situations comme celle-là, c’est quasiment quotidien dans certains stages. Je n’exposerai pas ici toutes les violences verbales auxquelles j’ai dû faire face, néanmoins je vais juste en dire quelques-unes, juste pour faire passer le message. Un jour, une de mes cheffes m’a dit « Bon, si tu fais la gueule, tu n’as qu’à prendre les petites pilules pour le bonheur. » Autrement dit, « va voir un psy, mets-toi sous antidépresseurs, » devant tout le monde. Un soir, j’étais de garde et mon chef me dit vers 20 heures qu’il fallait que j’aille voir un patient et je l’informe juste poliment que je vais passer aux toilettes, avant. Il me dit « Non, tu pisseras demain. » Donc on n’a même plus le droit de répondre à nos besoins élémentaires, nos besoins vitaux. En fait, on ne « pisse » pas, on ne mange pas, on ne boit pas, pendant 24 heures, et ce plusieurs fois par mois, plusieurs fois par semaine, parce qu’un interne est amené à faire une à deux gardes par semaine. Honnêtement, je défie quiconque qui ne fait pas partie de la profession médicale de maintenir ce rythme sans carburant ni repos pour le cerveau.

Les résultats de travaux d’une thèse sur les violences auxquelles sont confrontés les médecins généralistes (qui peuvent être étendus aux autres spécialités) ont montré que près de 94 % des internes ont subi des violences psychologiques de façon occasionnelle ou répétée pendant leur cursus. Près d’un interne sur deux a connu des violences sexuelles ou sexistes avec de vrais cas de harcèlement. Et pour près de 36 % des internes, cela a eu des conséquences sur leur professionnalisme.

Quels sont les risques associés à ces conditions de travail ?

La fatigue chronique, le stress, d’irritabilité, l’éviction de la vie privée, l’évolution vers des troubles anxieux, vers des troubles dépressifs, et le burnout, qui n’est plus considéré comme une vue de l’esprit, mais comme une réelle entité nosologique, une maladie induite par le travail avec toutes les conséquences qu’elle comporte ― c’est-à-dire un arrêt de travail prolongé, un traitement au long cours.

Par ailleurs, un sujet qui est peu décrit, est le risque prégnant d’état de stress post-traumatique, qui a fait l’objet d’une étude récente. On se doute que les internes doivent faire face à des situations traumatisantes bien plus que la population générale – l’annonce de maladie grave, les décès, les situations dangereuses. Et la pandémie de COVID-19 a vraiment mis en exergue cette problématique. C’est-à-dire qu’être soignant, c'est être exposé au COVID, être immergé dans le service de réanimation COVID, ne pas être vacciné, rentrer chez soi et courir le risque de contaminer un de nos proches… Voir des patients de 60 ans sans antécédents mourir et inévitablement faire un transfert vers nos ascendants. Je ne compte même plus le nombre de fois où j’ai rêvé de mon père intubé en réanimation. Et je ne parle pas des situations auxquelles on est confronté trop jeune sans y être préparé. Par exemple, je travaillais en intervention SMUR lors du meurtre de Samuel Paty et l’une de nos étudiantes en médecine était d’une autre équipe médicale. Elle a traversé la route et elle a vu sur le sol la tête décapitée de Samuel Paty. Elle n’est plus jamais revenue travailler…

 
Je ne compte même plus le nombre de fois où j’ai rêvé de mon père intubé en réanimation.
 

Quelles sont les règles qui encadrent le travail de l’interne ?

Je peux y répondre franchement : aucune. Ah, si, celle du repos de sécurité après 24 heures de garde – merci beaucoup. Parce que travailler 24 heures d’affilée, ça ne pose pas de problème. Il existe une sorte d’omertà, une loi du silence qu’il ne faut pas briser sur les conditions de travail et d’apprentissage des internes. La tradition empirique du « marche ou crève » reste à l’honneur. Et tout le monde est d’accord – il n’existe pas de code de travail pour l’interne. Et qu’il ne s’aventure pas à vouloir le faire respecter. Il sera confronté au sempiternel discours des médecins séniors qui lui diront « Oui, moi, à mon époque, on n’avait pas de repos de sécurité après une garde, on faisait 48 heures de garde, à mon époque on enchaînait trois gardes par semaine, on se faisait allumer en staff et c’est comme ça qu’on apprenait etc… » Pour cette génération de médecins, l’idée que la médecine ne peut s’apprendre que de cette façon, sous cette forme de douleur et de servitude, reste profondément ancrée dans les pratiques. La culture de l’hôpital, c’est de serrer les dents. Tu soignes les patients, mais tu souffres en silence.

 
Il existe une sorte d’omertà, une loi du silence qu’il ne faut pas briser sur les conditions de travail et d’apprentissage des internes. La tradition empirique du « marche ou crève » reste à l’honneur.
 

En vérité, l’interne, quelle que soit la définition qu’on lui donne, c’est surtout une main-d’œuvre à moindre coût. Tout le monde le sait, mais personne ne dit rien. Une main-d’œuvre qui peut se sentir dépassée – par la charge de travail, par la densité horaire, par la pressurisation, par les situations auxquels il est confronté. Je me souviens d’une phrase d’un médecin sénior qui disait « De toute façon vous n’êtes que des pions interchangeables. » Eh oui – les internes servent réellement de variable d’ajustement au gré des besoins.

 
La culture de l’hôpital est de serrer les dents. Les internes servent réellement de variable d’ajustement au gré des besoins.
 

Quels sont les moyens pour l’interne de faire entendre sa voix, de se révolter?

Faire respecter ses droits en stage ? Impossible de faire front face au système hospitalo-universitaire. Personne n’a jamais osé se plaindre dans les murs de l’hôpital et si on le fait, on fait face à une possibilité d’invalidation de son stage. Faire grève ? Oui, mais sous conditions. Ne nous cachons pas les choses, il n’est pas forcément bien vu d’être gréviste en stage. Si l’interne est absent une journée pour aller en grève, il doit être remplacé, et dans une logique d’utilitarisme, il n’est pas rare que le chef de service demande à l’interne gréviste de se faire remplacer par un co-interne, ce qui n’est pas normal. Donc oui, cet appel à la grève, c’était juste pour négocier les 48 h de travail et pas pour soulever toutes les problématiques des conditions de travail de l’interne. Négocier les 48 h hebdomadaires, soit 13 heures de plus par semaine que la moyenne des fonctionnaires, trois heures de plus par jour. Imaginez-vous si l’on demandait cet effort aux fonctionnaires ? Ce serait la révolte générale.

Vous me direz : « Oui, mais vous l’avez choisi. » Oui, on a choisi parce qu’on aime ce métier et on le fait avec passion, et on continuera de le choisir, sauf qu’on va finir par fuir l’hôpital. Et quelles en seront les conséquences pour les patients ? Moins de praticiens, des services qui vont fermer et une évolution vers la monétarisation de la santé…

En réponse à cette grève, Olivier Véran a catégoriquement refusé le décompte des horaires de travail des internes. Sachez que le déplacement chronique des horaires de travail amène à un épuisement professionnel et à un sentiment de honte à la possibilité de se faire arrêter – on ne s’arrête pas quand on est médecin, on continue coûte que coûte, on ne veut pas mettre en difficulté nos collègues –, à des phénomènes d’addiction de plus en plus croissants, pour tenir le rythme, à des risques d’accident de la circulation, souvent après une garde, aux retentissements sur la prise en charge des patients avec un risque majoré d’erreurs. N’oublions pas qu’une nuit de travail correspond à plus de 0,5 g par litre d’alcool dans le sang. Et enfin les suicides – cinq suicides d’internes en trois mois, de futurs jeunes médecins, alors qu’on en manque cruellement. La finalité, dans tout ça, c’est qu’à sauver la vie des autres, on tue la nôtre.

 
À sauver la vie des autres, on tue la nôtre.
 

 

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