France – Les députés ont voté, le 12 mai dernier, l'expérimentation d'un numéro d'appel d'urgence unique, le 112, pour remplacer le 15 (Samu), le 17 (police) et le 18 (pompiers). Ce projet inquiète certains professionnels de santé, et au premier chef les urgentistes, qui ont signé une tribune dans la presse pour le dénoncer (Lire Le numéro d’appel unique pour les urgences ne fait pas l’unanimité).
Pour de nombreux urgentistes, si le 112 devait gérer toutes les urgences – y compris sanitaires, cela signifierait « supprimer le Samu- Centre 15, ôter aux citoyens la chance d’être pris en charge sans délai par un spécialiste de la santé, contribuer a toujours plus d’ambulances – partout et pour rien – et cela majorerait l'engorgement des urgences ». De plus, ce serait contraire au Service d’Accès aux soins (SAS) lancé depuis juillet 2020 dans des départements pilotes.
Dans la conférence de presse en amont du congrès Urgences 2021 de la Société Française de Médecine d’Urgence (SFMU), les Prs Agnès Ricard-Hibon (SFMU) et François Braun (Samu-Urgences de France) ont détaillés, exemples concrets à l’appui, leurs arguments* et prôné un système qui conserve deux numéros d’urgence, l’un dédié aux urgences de santé, l’autre aux urgences de sécurité[1].
*développés dans le rapport Marcus (Mission de Modernisation de l’Accessibilité et de la Réception des Communications d’Urgence pour la Sécurité, la Santé et les Secours)
Quelle conséquence aurait la mise en place d’un numéro unique ?
Prs Agnès Ricard-Hibon : Le 112 unique, c’est la disparition de la régulation médicale. Une notion qui n’est pas comprise par les élus qui n’ont souvent qu’un seul son de cloche et qui justifie notre démarche actuelle d’information. Aujourd’hui, le numéro d’appel d’urgence santé – le 15 – permet à tout citoyen – même résidant dans les territoires reculés de désert médical – d’avoir accès à un avis médical urgent H24, 7J/7. Il ne faut pas négliger l’importance d’un premier décroché par une personne formée à la régulation santé, telle que les assistants de régulation médicale (ARM) qui vont avoir une analyse adéquate. En effet, les premiers mots spontanés prononcés par le patient sont essentiels dans l’appréciation de la gravité de la situation. Et ces premiers mots, s’ils ne sont pas analysés par un professionnel de santé, peuvent être faussement rassurants et non pris en compte. Or si les patients ont déjà dit leur message, ils ne le répètent pas forcément car ils considèrent que l’information est passée auprès de leur interlocuteur. C’est en cela qu’un premier décroché non-métier – c’est-à-dire par une personne non spécifiquement formée à la régulation médicale comme ce serait le cas avec un numéro unique – peut entrainer une perte ou une distraction de l’information et perturber la régulation médicale, donc au final être préjudiciable au patient (voir encadré en fin de texte).
Que se passe-t-il quand le premier décroché n’est pas assuré par une personne formée spécifiquement à la régulation médicale ?
Pr Ricard-Hibon : Un décroché initial non-métier comme ce serait le cas avec un dispositif à numéro unique pour les urgences santé et sécurité, c’est à dire non assuré par une personne formée spécifiquement comme l’est un ARM aujourd’hui, cela veut dire une décision sur mots clés algorithmiques donc un engagement en départ réflexe par principe de précaution et une sur-sollicitation des services de secours et d’accueil des urgences (SAU).
Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de l’importance d’avoir une régulation médicale ?
Pr Ricard-Hibon : Prenons l’exemple de la gêne respiratoire, comme nous en avons eu beaucoup pendant la crise sanitaire, il peut s’agir d’une crise d’angoisse ou d’une vraie détresse respiratoire. Avec un système de régulation comme celui du centre 15, l’assistant médical de régulation est en contact direct avec un médecin. Quand la prise d’appel détecte une urgence vitale, le SAMU est envoyé. Avec un système algorithmique, le patient donne un mot clef qui engage les pompiers et augmente le risque d’envoyer toutes les crises d’angoisses aux urgences en véhicule de secours et d'assistance aux victimes (VSAV).
A l’inverse, si on prend l’exemple de la palpitation, dans le cadre de la régulation des urgences actuelles, l’ARM, à l’aide du médecin présent, peut déterminer la gravité de la situation (crise d’angoisse ou trouble du rythme cardiaque ou embolie pulmonaire grave). Alors que dans le cas du numéro unique avec décision algorithmique, le patient peut donner ce mot clé de palpitation – faussement rassurant –qui n’engage pas les pompiers et conduit à une bascule de l’appel sur le numéro d’appel non-urgent : le 116-117. Ne faut-il pas craindre alors une perte de temps avec perte de chance en raison de cet intermédiaire supplémentaire ?
La mise en place du numéro unique irait à l'encontre de l'instauration du service d'accès aux soins (SAS) . Comment fonctionne-t-il actuellement dans un département pilote tel que la Moselle (57) ?
Pr François Braun : Le Service d’accès aux Soins expérimenté depuis plusieurs mois sur le territoire – les 22 projets pilotes retenus en novembre 2020 ont été lancés durant le premier trimestre 2021 – répond à une demande des usagers, à savoir une porte d’entrée unique pour un problème de santé considéré comme urgent par un patient ou son entourage, et qui lui assure une prise en charge. Cela part du principe que le patient définit son urgence et que c’est au régulateur de faire le tri et d’établir le réel degré d’urgence de son problème de santé. La dégradation brutale de l’état de santé constitue à elle seule une raison de contacter un service d’accès aux soins, cela va de l’urgence vitale aux soins non programmés. A ce titre, la crise sanitaire en mars de l’année dernière a constitué un véritable stress-test, forçant tout le monde à se mettre en « mode SAS ». Cela signifie un décroché bi-niveau, soit un premier décroché très rapide, en moins de 30 secondes par un ARM expérimenté et formé qui va dépister immédiatement l’urgence vitale pour la passer au médecin régulateur, qui selon le degré d’urgence, va orienter l’appel soit vers le Samu, soit vers la médecine générale.
Dans mon département, quel que soit le numéro composé, le 15, le numéro de la permanence médicale à 10 chiffres, ou le 116/117, tout arrive au même endroit, ce qui pose la question d’un numéro commun à l’ensemble des urgences médicales (plutôt que celle d’un numéro unique santé/sécurité).
Quels sont les arguments en faveur du 112 numéro unique ?
Pr Ricard-Hibon : Nous ne sommes pas sûrs de bien les comprendre mais le principal argument est qu’il faut simplifier. Et là, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut aller vers une simplification : 14 numéros d’urgence en France, c’est beaucoup trop. Mais attention, la simplification n’est pas forcément synonyme d’efficacité, et une simplification à outrance peut entrainer une perte de chance. On peut comprendre que remplacer des professionnels de santé par un décroché polyvalent, non métier, qui n’a pas une expertise santé ne va pas apporter une plus-value.
Un des autres arguments avancés est de dire que le Samu ne gère que 5% d’urgences vitales. Or le Samu, c’est 50 à 60% d’appels pris en charge par les urgentistes car il n’y a pas l’urgence vitale d’un côté et le non-urgent de l’autre mais un continuum. On ne peut pas considérer comme urgence uniquement le patient cardiaque ou en pré-arrêt cardiaque. Notre objectif est de prendre en charge le patient avant qu’il ne bascule dans l’urgence vitale immédiate. Nous recevons beaucoup d’appels pour des symptômes qui relèvent d’une urgence vitale potentielle ou masquée qui nécessitent une analyse médicale et ceux qui prônent le numéro unique méconnaissent probablement tous ces appels qui ne rentrent pas dans les algorithmes d’engagement des secours sur une urgence.
Vous dites que ce système conduirait à une sur sollicitation des ambulances ? Est-ce vérifié ?
Pr Ricard-Hibon : Si je prends l’exemple de Montréal au Canada qui dispose du 911 pour toutes les urgences, aux côtés d’un numéro de conseil médical (811), il y a 300 000 appels et 280 000 départs d’ambulances, soit 250 000 patients qui arrivent aux urgences avec 12 à 18 heures d’attente. Donc ce principe d’engagement sur la base d’un algorithme sans analyse médicale aboutit à un principe de précaution à outrance qui embouteille les Urgences alors que ces patients ne relèvent pas d’une urgence. On peut aussi citer des pays européens comme le Portugal, l’Angleterre, l’Italie ou l’Espagne, où, pendant cette crise Covid, on a vu ces longues files d’ambulances attendant avant de pouvoir accéder aux Urgences, des patients traités par oxygène dans leur voiture. En France, aucune de ces images n’a été observée. Et pour cause, la régulation médicale du Samu centre 15 a permis de mieux orienter le patient dans le système de soin.
Pr François Braun : Il existe de nombreux exemples car tous les pays qui disposent d’un numéro d’urgence de ce type commencent à s’interroger. Aux Etats-Unis, à Baltimore qui dispose du 911, il vient d’être publié que 60% des engagements d’ambulances sont des transports de patients à l’hôpital injustifiés, qui auraient dû être pris en charge différemment.
Qu’en pensent les représentants des usagers ?
Pr Ricard-Hibon : L’association de patients "France association santé" s’est exprimée sur la question dans les termes suivants : « …. nous ne sommes pas favorables à la mise en place d’un numéro unique gérant toutes les urgences (15,17,18 etc.) tel que pensé aux USA avec le « 911 ». L’appréciation d’une situation pour un incendie ou un problème de sécurité publique ne nous semble pas du même ressort que pour l’appréciation d’une situation médicale. Néanmoins, ces numéros d’urgence doivent être interconnectés (avec des processus communs pour gagner du temps et la cohérence) pour faciliter le transfert d’informations entre les différents opérateurs. »
Différence du premier décroché dans le système actuel (avec SAS) versus numéro unique santé/sécurité (extrait du rapport Marcus)
Le niveau 1 santé est constitué par des Assistants de Régulation Médicale (ARM) dont la mission est de décrocher dans le respect des objectifs de performance, identifier la nature de la demande, d’instruire et/ou l’orienter l’appel selon les modalités suivantes :
Pour toutes les demandes de soins sans urgence vitale avérée, c’est-à-dire 95% des cas, il oriente l’appel vers un ARM de niveau 2 du SAS et se rend disponible.
Dans le cas d’une situation d’urgence vitale avérée (5%), l’ARM qui décroche l’appel initial poursuit l’instruction de la demande conformément aux recommandations professionnelles et assure un transfert priorisé vers le médecin régulateur.
ou
Le niveau 1 sécurité-secours est constitué d’opérateurs polyvalents neutres de métier. L’objectif est de pouvoir réaliser un décroché rapide de l’appel, filtrer des appels polluants (problématique qui concerne les forces de l’intérieur) et assurer une orientation des appels qui justifient une instruction vers le métier concerné afin de poursuivre la qualification de l’appel.
Crédit photo : ALAIN JULIEN/AFP via Getty Images
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Citer cet article: Les urgentistes ne veulent pas d’un numéro unique type 112: ils expliquent pourquoi - Medscape - 3 juin 2021.
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