Faible dose d’aspirine vs dose élevée : quelle différence en prévention de la maladie coronaire ?

Virtuel — Chez les patients ayant une cardiopathie ischémique avérée qui sont traités par aspirine 81 mg ou 325 mg, les risques d’événements cardiovasculaires et d’hémorragies sévères sont similaires, d’après l’étude ADAPTABLE, présentée au congrès de l’ACC 2021 [1] et publiée simultanément dans le NEJ[2].

Malgré le nombre non négligeable de modifications de la dose allouée dans l’essai, notamment de la forte vers la petite dose, l’auteur principal, le Dr W. Schuyler Jones (cardiologue et professeur associé au Duke University Medical Center, Caroline du Nord), pense que ces résultats confirment l’intérêt de la posologie de 81 mg pour la plupart des patients.

« Nous aurions aimé avoir une adhérence plus importante aux doses assignées, malgré cela nous pensons que les résultats de cette étude sont probants », rapporte le Dr Jones pour theheart.org/Medscape Cardiology.

Cette étude pragmatique, ouverte, en vraie-vie, est également novatrice de par son faible coût et la façon dont elle a été menée, permettant aux chercheurs d’identifier et de communiquer directement avec les patients éligibles. Une méthode peu onéreuse, innovante ouvrant la porte à des recherches cliniques ultérieures.

Le Dr Jones note qu’il y a des signaux hétérogènes dans les résultats « Par exemple, l’analyse principale en intention de traiter montre une tendance plus faible des décès toutes causes dans le groupe 81mg, pourtant, dans le sous-groupe des patients qui ont continué 325 mg pendant toute la durée de l’étude, le taux d’événements est plus faible. Mais dans l’ensemble il n’est pas trouvé de différence ».

 
Nous aurions aimé avoir une adhérence plus importante aux doses assignées, malgré cela nous pensons que les résultats de cette étude sont probants Dr W. Schuyler Jones
 

Pour le Dr Jones et coll., le message à retenir est le suivant : « Si un patient prend déjà 81 mg, rester à cette dose est probablement la bonne option, en raison du résultat du critère principal, car nous n’avons pas trouvé la preuve que la dose 325 mg fasse mieux. En revanche, les patients qui tolèrent 325mg au long cours pourront continuer avec ce dosage puisqu’il semble être associé à un léger bénéfice. »

Le Dr Jones fait remarquer que, dans l’ensemble, les patients qui ont modifié leur dose tendaient à aller plus mal mais, d’après lui cela avait plus à voir avec une raison sous-jacente qui leur imposait de changer la dose, qu’avec la dose elle-même. « Par exemple, le changement est souvent survenu après un saignement ou un hématome, qui peut aussi préempter un épisode ischémique ou une autre maladie comme un cancer ou une fibrillation auriculaire qui peuvent aussi conduire à changer la posologie ».

 
Les patients qui tolèrent 325mg au long cours pourront continuer avec ce dosage puisqu’il semble être associé à un léger bénéfice  Dr W. Schuyler Jones
 

« L’enseignement de cette étude est de conforter, par ses résultats, le fait de débuter avec [la dose] de 81 mg et c’est ce que nous constatons communément dans la pratique clinique ces dernières années », ajoute-t-il.

 
L’enseignement de cette étude est de conforter, par ses résultats, le fait de débuter avec [la dose] de 81 mg  Dr W. Schuyler Jones
 

Une étude randomisée éclairante

« Depuis 1980, l’aspirine est définie comme étant la meilleure médication au long cours chez les patients ayant une cardiopathie ischémique, mais nous n’avons pas réellement de données exactes sur la posologie ».

Il note que les recommandations américaines préconisent une dose allant de 81 à 325 mg par jour alors que les européens optent pour 81 mg par jour. Mais que ces points de vue soient basés principalement sur des données observationnelles et opinions d’experts. Il y a peu d’études randomisées de bonne qualité sur cette question.

L’étude ADAPTABLE a permis de suivre 15 076 patients qui avaient une affection cardiaque [coronarienne] pendant 26 mois en moyenne. Avant la randomisation, 96% des sujets prenaient déjà de l’aspirine et parmi eux 81% prenaient déjà 81mg d’aspirine. Les patients ont été randomisés pour recevoir 81 mg ou 325 mg d’aspirine par jour.

Après un peu plus de deux ans, le critère primaire d’efficacité — association des décès toutes causes, infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral (AVC) —est survenu chez 7,28% dans le groupe 81 mg et 7,51% dans le groupe 325 mg (Hazard Ratio (HR) 1,02 ; [IC 95%, 0,91-1,14]).

Pas plus de saignements

Le principal critère de sécurité : hospitalisations pour saignement majeur nécessitant une transfusion est survenu chez 0,63% des patients du groupe 81 mg et 0,60% des patients du groupe 325 mg (HR : 1,18 ; IC 95%, 0,77-1,77).

« Le critère de sécurité : l’hémorragie apparait identique, ce qui va un peu à l’encontre de ce à quoi nous nous attendions », commente le Dr Jones. « Cependant, le critère d’évaluation était très strict. Nous n’avons pas analysé les effets secondaires hémorragiques moins importants mais dans l’ensemble cela paraît analogue ».

Il ajoute que « la plupart des cardiologues s’attendaient à ce qu’il n’y ait pas une différence d’efficacité importante entre les deux dosages mais qu’ils avaient probablement anticipé un taux de saignements plus bas avec la faible dose. J’étais d’ailleurs un peu surpris par le faible taux d’hémorragies dans le groupe 325 mg ».

Des modifications de doses en cours d’étude

L’incidence de la modification de la dose assignée a été plus élevé chez les patients recevant 325 mg (41,6%) que chez les patients recevant 81 mg ( 7,1%).  Les participants prenant 325 mg étaient aussi plus à même de cesser leur traitement (11,1% vs 7,0%). Aussi la médiane de la durée du traitement a été plus faible dans le groupe assigné à 325 mg (434 vs 650 jours)

« C’était une étude ouverte et ce type d’essais souffre toujours d’un certain degré de déloyauté vis-à-vis du traitement assigné au groupe », souligne le Dr Jones

« Mais nos résultats reflètent ce que l’on constate dans la vraie vie » ajoute-t-il « Les patients se sont comportés dans l’étude comme ils le font dans la vie réelle. Quelques, fois ils changent la dose et parfois, ils arrêtent le traitement. Donc, je pense que ces résultats sont une représentation fidèle du monde réel ».

 
Les patients se sont comportés dans l’étude comme ils le font dans la vie réelle  Dr W. Schuyler Jones
 

Une analyse spécifiée basée sur la dose en cours indiquée par le patient lui-même a montré un risque plus élevé de décès, infarctus du myocarde, ou accident cérébro vasculaire chez ceux qui prenaient 81 mg comparés à ceux dans la cohorte 325 mg (HR , 1,25 ; IC 95%, 1,10-1,43). Mais, comme il en est pour chaque analyse post-randomisation, cette approche est empreinte de biais intrinsèques, tempère Jones.

Une conception innovante

L’essai ADAPTABLE a été mené suivant un protocole innovant peu coûteux faisant intervenir directement les patients eux-mêmes.

Utilisant le National Patient-Centered Clinical Research Network (PCORnet), réunissant 40 centres qui compilent les données dans un format commun, les demandes de participation à l’étude ont été envoyées aux patients identifiés par l’intermédiaire de leur dossier médical. Le consentement et la randomisation ont été réalisés via le portail web du patient.

Les patients se sont alors procuré eux-mêmes l’aspirine suivant la dose assignée et le suivi a été fait virtuellement ou par téléphone, les événements ont été validés à distance (par les rapports des patients, les dossiers médicaux électroniques et aussi recueil des remboursements d’assurance).

« C’est une jolie façon de réaliser une recherche clinique, cela nous a permis de conduire un essai incluant 15 000 patients avec un budget très serré », commente le Dr Jones. 

Il estime que l’étude a coûté autour de 18 à 19 millions de dollars. « Aucun consortium industriel n’aurait sponsorisé une étude sur l’aspirine avec autant de patients, menée de façon traditionnelle elle aurait coûté au moins 5 à 10 fois plus », souligne-t-il.

« C’est la première fois que ce type d’étude est réalisé aux USA, sur une aussi grande échelle, cela ouvre la voie à cette méthode pour les futures recherches ».

Une autre caractéristique innovante a été l’inclusion d’un patient expert  « Il s’agit d’un patient désigné dans chaque centre qui prend part à l’organisation de l’étude. Cela nous a aidé à rester centrés sur ce qui intéresse vraiment les patients.»

Ils nous ont aussi aidés pour la stratégie du recrutement et la communication avec les participants. Je pense qu’il s’agit là de quelque chose que nous devrons continuer en priorité lors de la réalisation de futures recherches », insiste le Dr Jones.

 
C’est une jolie façon de réaliser une recherche clinique, cela nous a permis de conduire un essai incluant 15 000 patients avec un budget très serré. Dr W. Schuyler Jones
 

Un essai pionnier

Les panelistes invités à la présentation de cette étude présentée [virtuellement] à l’ACC ont félicité les auteurs pour la façon dont ils ont conduit un essai aussi innovant. 

« C’est vraiment une première grande étude pragmatique comme nous en verrons plus souvent dans très peu de temps. Le plus important pour moi est que vous l’ayez faite et que vous nous ayez montré les promesses et les écueils de ce type de grandes études pragmatiques », a commenté le Dr Donald Lloyd-Jones, (Chair of preventive medicine at Northwestern University Feinberg School of Medicine, Chicago, Illinois).

«C’est une approche innovante qui a permis de répondre à une question importante de pratique clinique », a renchéri le Dr Akshay Desai (Associate professor of medicine, Harvard Medical School, Boston, Massachusetts).

Des questions en suspens

Reste que certaines données de l’étude ont jeté un doute sur la validité des résultats.

Une partie des questions a porté sur le taux d’événements hémorragiques « un peu inattendu, légèrement plus faible dans le groupe qui a reçu la plus petite dose ». Le Dr Jones a indiqué qu’une analyse spécifiée s’intéressant aux saignements en per protocole était planifiée.

Le Dr Desai a aussi souligné que le critère de jugement utilisé pour évaluer les saignements était inhabituel. Ce à quoi le Dr Jones a répondu que ce critère d’hémorragie, incluant la transfusion sanguine, était proche de la classification de GUSTO.

En parallèle, dans un éditorial [2]  accompagnant la publication, le Dr Colin Baigent (Professor of epidemiology director of the Medical Research Council Population Health Research Unit at the University of Oxford , UK) a insisté sur un biais important en faisant remarquer que le nombre élevé de changements de posologies pendant l’étude diminuait la portée des résultats.

« Des biais provoqués par cet important transfert de patients vers le faible dosage pourraient avoir dissimulé une vraie différence d’efficacité ou de sécurité (voire les deux). Il est impossible de conclure que l’absence de différence significative entre les deux doses signifie que les deux doses sont équivalentes », écrit-il.

 
Des biais provoqués par cet important transfert de patients vers le faible dosage pourraient avoir dissimulé une vraie différence d’efficacité ou de sécurité  Dr Colin Baigent
 

D’après lui, réaliser d’abord une étude pilote aurait pu montrer la tendance en faveur de la dose de 81mg et aurait permis de mettre en place des solutions pour assurer un équilibre, telle qu’une période de run in avec les deux doses, afin d’inclure seulement les patients adhérents au traitement.

Le Dr Baigent conclut toutefois que l’étude ADAPTABLE est une réalisation majeure ouvrant la voie aux études randomisées à faible coût aux Etats-Unis. Un type d’étude qui permettra d’apporter des réponses à de nombreuses questions cliniques.

 
Le Dr Baigent conclut toutefois que l’étude ADAPTABLE est une réalisation majeure ouvrant la voie aux études randomisées à faible coût aux Etats-Unis.
 

L’essai a été parrainé par un prix du Patient-Centred Outcomes Research Institute. Schuyler Jones mentionne des honoraires de consultant / de Bayer Healthcare et Janssen et des subventions de recherche Boehringer Ingelheim, Bristol Myers Squibb et V. Baigent rapporte des subventions de Boehringer Ingelheim et du Medical Research Council, de la British Heart Foundation et du National Institute of Health Research, en dehors des travaux soumis.

American College of Cardiology (ACC) 2021 Scientific Sessions. Présenté le 15 mai 2021.

L'article a été publié initiallement sur Medscape.com sous le titre ADAPTABLE: Low-Dose Aspirin as Good as High-Dose in CHDTraduction du Dr Jean-Pierre Usdin.

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