Jean-Martin Charcot : aux racines de la neurologie moderne

Dr David M. Warmflash

Auteurs et déclarations

5 mai 2021

« Les symptômes, en réalité, ne sont rien d’autre que les cris du corps en souffrance. » JM Charcot

Près de 130 ans après sa mort, le nom de Jean-Martin Charcot fait toujours écho chez les neurologues d’aujourd’hui. Ce célèbre médecin français du 19e siècle a en effet apporté de nombreuses contributions dans le domaine de la neurologie. Parmi les plus célèbres, on peut citer sa description du pied de Charcot ou ostéoarthropathie diabétique. Son intérêt pour la pathologie expérimentale a permis d’améliorer les connaissances sur d’autres pathologies, voire à les décrire pour la première fois. C’est le cas de la neurosyphilis, la sclérose en plaques (SEP) et la sclérose amyotrophie latérale (SLA), maladie neurodégénérative également connue sous le nom de maladie de Charcot. Le nom du neurologue a aussi été rattaché à une maladie d’origine génétique affectant les nerfs périphériques : la maladie de Charcot-Marie-Tooth.

Jean-Martin Charcot v. 1890

Avant tout pathologiste, Charcot s’est penché sur ces affections d’origine neurologique en appliquant de façon systématique la méthode dite « anatomo-clinique », dans le but notamment de s’éloigner du diagnostic de l’« hystérie », terme utilisé très fréquemment à l’époque pour caractériser par défaut, tout type de désordre mental se traduisant par une agitation. En faisant la promotion de la médecine clinique appliquée à la neurologie, Charcot a ainsi contribué au développement de l’examen neurologique. Il a aussi été un pionnier dans l’intégration de la microscopie et de la photographie en médecine, des technologies alors considérées d’avant-garde. Il a été le professeur de Joseph Babinski, de Gilles de la Tourette et de Sigmund Freud, des cliniciens qui ont marqué l’histoire de médecine.

Les succès du Charcot ne doivent pas pour autant cacher certains épisodes moins glorieux de sa carrière. Porté par une célébrité croissante, le neurologue s’est aussi consacré au traitement de « l’hystérie » par des moyens techniques contestés. Lors de démonstrations publiques, qui ont contribué à sa gloire, il a mis en scène des séances d’hypnose sur des patientes « atteintes d’hystérie ». Dans ce contexte, il a aussi utilisé l’électrothérapie pour soigner les troubles associés. À sa décharge, le neurologue était en phase avec une époque qui commençait à peine à désolidariser la médecine des nombreuses croyances dont était imprégnée la société. À ce jour, Charcot reste une figure incontournable dans l’histoire de la médecine, notamment pour avoir permis de mieux comprendre les troubles affectant le cerveau et le système nerveux.

Voici un aperçu de la vie de ce pionnier de la neurologie, mais aussi adepte de la mise en scène.

Un élève qui dépasse les attentes

Né à Paris, le 29 novembre 1825, Jean-Martin Charcot a dû rivaliser avec ses trois jeunes frères pour entrer à l'université. Son père, Simon-Pierre Charcot, un artisan spécialisé dans la fabrication de calèches, de meubles et de chaussures, ne pouvait en effet offrir l’accès à l’éducation qu’à un seul de ses quatre fils. Plus doué à l’école que ses frères, Jean-Martin avait des compétences artistiques, mais se sentait également attiré par la médecine qu’il choisit finalement d’étudier à l’université de Paris. Diplômé de la faculté de médecine en 1853, Jean-Martin Charcot réussit par la suite à être admis à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour y effectuer son internat.

Bien qu’affilié à la prestigieuse université de la Sorbonne, la Pitié-Salpêtrière n’avait alors pas bonne réputation. Construit à l’origine pour être une fabrique d’armes et un site de stockage de poudre à canon (d’où son nom de salpêtrière, désignant un lieu de stockage du salpêtre) au service du roi Louis XIII, l’établissement a été transformé par la suite en asile psychiatrique par Louis XIV. Au milieu du 18e siècle, l’hôpital était surtout connu pour enfermer les malades mentaux, les cas pathologiques les plus graves et des mendiants, sans grand espoir de libération. L’hôpital de la Pitié-Salpêtrière était décrit par Charcot comme un « grand asile de la misère humaine ». Mais cette institution, qui hébergeait alors près 5000 patients, était aussi pour lui « un musée pathologique vivant » potentiellement utile pour comprendre les maladies.

 
Cette institution, qui hébergeait alors près 5000 patients, était aussi pour Charcot « un musée pathologique vivant »
 

L'hôpital de la Salpêtrière, à la fin des années 1800

Beaucoup de patients admis à la Pitié-Salpêtrière étaient considérés comme souffrant d’« hystérie ». Il s’agissait à l’époque d’un diagnostic par défaut pour toute personne présentant des « symptômes » ou des « signes » pouvant être plus ou moins liés au système nerveux. Une hystérie pouvait être évoquée pour des maux de tête, une psychose, une anxiété ou une surdité, voire même en cas d’homosexualité. Cet état d’hystérie pouvait aussi être attribué à des femmes indépendantes très impliquées dans la vie politique ou religieuse.

La neurologie, terra incognita

Lorsque Charcot était interne, le système nerveux était encore considéré comme une terra incognita, même s’il faisait l’objet de dissection par les anatomistes depuis l’antiquité. Et la perception de la moelle épinière comme une extension du cerveau n’était qu’une hypothèse.

Définir plusieurs états cliniques à partir d’une observation principale est la technique d’approche qui a fait la renommée du Dr Charcot, donnant ainsi naissance à la neurologie. C’est pendant son internat qu’il décide de se consacrer à l’étude des pathologies, sous l’influence du doyen de l’école de médecine, le Dr Pierre-François Rayer (1793-1867), professeur de pathologie chargé par ailleurs de la santé de l’empereur Napoléon III. Les compétences artistiques de Charcot lui ont alors permis de se démarquer en l’aidant à décrire l’anatomie à partir de ses observations, bien avant l’utilisation par les pathologistes de la photographie et de méthodes de conservation des échantillons.

En 1857, Jean-Martin Charcot fût nommé Professeur de médecine, puis Chef des services médicaux de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Le Dr Guillaume Duchenne, qui était avec le Dr Rayer l’un des principaux mentors de Charcot, lui apporta une aide précieuse en lui fournissant des échantillons pour ses études anatomopathologiques, en l’initiant à l’examen neurologique et à la photographie médicale.

Il a intégré le microscope dans ses pratiques grâce au pathologiste Alfred Vupian (1826-1887), un autre de ses mentors. Lorsque Charcot débutait sa carrière, cet outil d’observation inventé au 17e siècle commençait à peine à être employé pour examiner les échantillons. L’étude histologique des tissus nerveux était alors considérée comme difficile d'accès, même si l’anatomiste tchèque Johannes Evangelista Purkinje (1787-1869) avait démontré, dès 1837, la présence dans le cervelet de structures cellulaires, désignées aujourd’hui comme étant des neurones.

Il faudra d’ailleurs attendre quelques dizaines d’années pour voir un progrès notable dans ce domaine, grâce au Dr Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), histologiste et neuroscientifique espagnol, et au Dr Camillo Golgi (1848-1926), médecin italien, qui ont obtenu en 1906 le prix Nobel de physiologie/médecine pour leurs travaux sur la structure du système nerveux. À l’époque, Golgi défendait l’idée selon laquelle le système nerveux central était un réseau électrique ininterrompu, tandis que le Ramón y Cajal estimait qu’il était composé d’entités cellulaires. Le débat qui a animé leurs échanges a conduit les deux scientifiques à mettre au point une nouvelle technique de coloration des tissus (inventée par Golgi, puis améliorée par Ramón y Cajal) qui leur ont valu le prix Nobel. En utilisant le bichromate de potassium et le nitrate d’argent, cette technique permet d’assombrir les axones myélinisés, les dendrites et les neurofibrilles, tout en laissant d’autres formations plus claires, permettant ainsi de distinguer les différentes structures du système nerveux central. Lorsque cette technique a été inventée, Charcot était déjà à la moitié de sa carrière.

Exemple de la méthode de coloration de Golgi-Cajal

À cette époque, les pathologistes étaient capables de discerner les limites entre la substance grise et la substance blanche du système nerveux central, mais pas encore de manière distincte. Par des coupes transversales méticuleuses de la colonne vertébrale, il était possible de distinguer avec une bonne précision les différentes structures anatomiques de la moelle épinière. Dans les années 1860, Charcot n’était pas le premier à pouvoir ainsi observer les structures de la moelle épinière, mais il a été un précurseur dans sa capacité à faire le lien entre ces observations et le développement de certaines manifestations neurologiques.

De multiples lésions sclérotiques…

La méthode anatomoclinique implique de trouver une corrélation entre les résultats de l’autopsie et les manifestations cliniques observées avant le décès des patients. Charcot avait la réputation de deviner les résultats des examens post-mortem à l’avance et avec beaucoup d’entrain. L’un des cas qu’il a ainsi diagnostiqué de manière anticipée est celui d’une aide-ménagère qui travaillait chez lui et qui s’était mise à faire tomber des plats de plus en plus fréquemment pendant ses services. Alors que la gouvernante souhaitait la renvoyer, Charcot a préféré la garder, avec l’espoir d’observer une évolution de son état et même de pratiquer éventuellement une autopsie. « Après de nombreux dîners, Charcot a finalement diagnostiqué une sclérose en plaques », selon les mots du Dr Aaron Wagen, un chercheur australien spécialisé dans les maladies neurodégénératives.

 
Après de nombreux dîners, Charcot a finalement diagnostiqué une sclérose en plaques chez son aide-ménagère. Dr Aaron Wagen
 

Menés par Charcot sur des cas de patients similaires, des examens post-mortem ont révélé la présence de scléroses, c’est à dire de durcissements du tissu nerveux consécutifs à l’apparition de tissu conjonctif. Les lésions sclérotiques étant observées à plusieurs endroits, le médecin a défini un nouveau diagnostic qu’il a baptisé « scléroses multiples », plus connu en français sous le nom de sclérose en plaques (SEP). Alors que cette pathologie inflammatoire peut s’accompagner de troubles cognitifs et prendre une forme chronique, avec des phases d’aggravation des symptômes par poussées, puis des phases de stagnation, le neurologue a pu remarquer que certains patients avec des troubles musculaires étaient moins sujets aux troubles cognitifs, mais évoluaient plus rapidement vers une paralysie et un décès, après seulement quelques années.

La maladie de Charcot

Dans les années 1870, il a caractérisé pour la première fois ce qu’il nomma la sclérose latérale amyotrophique. En 1865, Charcot reçu une patiente nommée Marie. Elle lui fut présentée en raison d’une paralysie progressive et de contractions qui ont d’abord affecté ses bras, puis ses jambes, ce qui a valu à cette patiente d’être diagnostiquée « hystérique », alors qu’elle ne présentait aucun trouble mental. Les muscles respiratoires ont finalement été atteints, ce qui a provoqué son décès. Avec le Dr Alix Joffroy (1844-1908), l’un de ses stagiaires, Charcot entreprit d’autopsier le corps de la défunte, opération qu’ils répéteront avec d’autres patients décédés de manière similaire au cours des années suivantes. L’autopsie de cette première patiente a révélé des lésions au niveau de la zone latérale de la moelle épinière, là où l’influx nerveux moteur est transmis aux membres via le tractus cortinospinal latéral. Ces lésions de type sclérotiques ont provoqué une fonte musculaire progressive et une amyotrophie. Etant situées en majorité au niveau latéral de la colonne vertébrale, Charcot a posé en 1874 le terme de sclérose latérale amyotrophique (SLA), désignée par la suite comme étant la maladie de Charcot.

 
Charcot a posé en 1874 le terme de sclérose latérale amyotrophique, désignée par la suite 'maladie de Charcot'.
 

Des méthodes thérapeutiques parfois douteuses

Le travail Charcot a de toute évidence posé les bases fondamentales de la démarche diagnostique en neurologie. En revanche, du côté de son approche thérapeutique, son travail apparait beaucoup plus désordonné et contestable. Par exemple, pour traiter des patients atteints de syphilis, sa méthode consistait à appliquer généreusement du mercure sur tout le corps, approche déjà jugée dangereuse à cette époque. Il prescrivait également de l’ergot de seigle contenant de puissants alcaloïdes et une cautérisation du dos au fer chaud, ainsi que des agents thérapeutiques à l’efficacité douteuse, comme le sulfate de zinc ou le nitrate d’argent.

Néanmoins, certains traitements qu’il préconisait étaient connus pour être efficaces. C’est le cas notamment du bromure de potassium utilisé dans le traitement de l’épilepsie. Dans diverses situations cliniques, Charcot a également eu recours à l’hydrothérapie, qui consiste à soumettre les corps à des jets d’eau froide sous haute pression, et à l’électrothérapie, en administrant des chocs électriques sur diverses parties du corps. Ces décharges électriques l’ont peut-être aidé à comprendre les connexions anatomiques entre les muscles et les différents nerfs, au bénéfice de l’examen neurologique, mais les patients en ont certainement gardé un très mauvais souvenir.

Jean-Martin Charcot dans un cabinet de consultation de l'hôpital psychiatrique de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Les patients attendent un traitement par électrothérapie.

La célébrité

Charcot est devenu célèbre, notamment grâce à ses méthodes de caractérisation de la SLA, de la SEP et de la neurosyphilis, mais aussi d’affections neurologiques périphériques comme le pied de Charcot et la maladie de Charcot-Marie-Tooth. Et ses contributions vont au-delà de son principal domaine d’activité. On peut notamment noter la triade de Charcot, qui permet d’évoquer le diagnostic de cholangite aiguë - une infection aiguë des voies biliaires - lorsque l’examen clinique associe une jaunisse, un état fiévreux et une douleur dans le cadran supérieur de l’abdomen. Les conférences publiques données par Charcot ont également contribué à sa célébrité. Ces conférences pouvaient être assez théâtrales, comme lorsqu’il accrochait une baguette sur la tête d’un patient pour mieux visualiser ses tremblements.  

Jean-Martin Charcot pratiquant l'hypnose, 1879.

Plus tard dans sa carrière, Charcot s’est focalisé sur des états cliniques présentant non seulement des signes cognitifs, mais aussi des symptômes liés à la personnalité et au comportement. Et, tout à son honneur, il a rejeté l’idée courante à cette époque selon laquelle la cause en était l’hystérie, en affirmant que la pathologie sous-jacente à tout comportement se trouve dans le cerveau lui-même. Néanmoins, il lui est arrivé d’associer certains cas d’épilepsie à de l’« hystérie » et de les présenter en public, dans des mises en scènes où il utilisait l’hypnose et l’électrostimulation. L’hypnose était alors présentée comme un moyen de déclencher des convulsions et d’autres manifestations « hystériques ». Parmi les patientes qui l’accompagnaient régulièrement dans ses démonstrations, Blanche Wittmann (1859-1913) était la plus célèbre. Elle fut surnommée « la reine des hystériques » en raison de sa capacité à convulser sous hypnose (certains soupçonnaient cependant une complicité avec Charcot). Elle l’accompagnera sur scène jusqu’à la mort du neurologue.

 
La pathologie sous-jacente à tout comportement se trouve dans le cerveau lui-même JM Charcot
 

À la fin de sa vie, Charcot profita de sa célébrité pour intégrer la haute société parisienne du 19e siècle, adoptant par la même occasion de mauvaises habitudes de vie (tabagisme, alcool, alimentation riche en gras…). Il meurt le 16 août 1893 d’une insuffisance cardiaque, à l’âge de 67 ans. Blanche, la reine des hystériques, vécut encore 20 ans… sans souffrir d’aucun autre d’épisode d’hystérie.

 

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