Paris, France — L’union syndicale Avenir spé-Le Bloc, tire la sonnette d’alarme. Depuis le 9 avril dernier, les cliniques doivent déprogrammer 50% de leur activité non urgente. Les syndicats de médecins libéraux alertent sur les pertes de chance attendues pour les patients, et dénoncent une atteinte à la déontologie médicale. Ils invitent leurs collègues à écrire à leur agence régionale de santé (ARS) pour se décharger de leur responsabilité médicale, en cas de déprogrammation administrative d'une intervention.
Des décisions de déprogrammations uniquement administratives
Jamais deux sans trois, mais cela commence inquiéter les médecins libéraux. Ces derniers subissent en effet, depuis le 6 avril dernier, une troisième déprogrammation des opérations non urgentes dans les cliniques privées. À cette occasion, le syndicat Avenir spé Le Bloc – premier syndicat de spécialistes, selon les résultats des dernières élections aux URPS – a tiré la sonnette d'alarme.
« Lors du premier confinement, on nous a demandé le 13 mars (2020) d'arrêter toutes les opérations de manière brutale. Je pense que cela a été une erreur, et que les conséquences sanitaires néfastes sont importantes du fait de l'augmentation de la morbi-mortalité, et des retards de diagnostic. Lors de la deuxième vague, les médecins ont été mieux impliqués dans la mise en œuvre des déprogrammations. Les décisions prises étaient médico-chirurgicales. Mais depuis le 6 avril, les décisions de déprogrammations sont uniquement administratives et elles visent l'objectif de diminution de 50% dans les blocs opératoires. Les établissements de santé ont été prévenus via des courriers des agences régionales de santé (ARS), et les directeurs de clinique appliquent à la lettre les ordres donnés par les ARS », fulmine le Dr Philippe Cuq, président de l'Union des chirurgiens de France (UCDF). De fait, certaines ARS, comme l’Ile-de-France, n’ont pas attendu le 6 avril pour déprogrammer. Dès le début du mois de mars, les hôpitaux et cliniques franciliens étaient tenus de déprogrammer jusqu’à 40% de leur activité non urgente.
Délai de mise en œuvre très serré
Le délai de mise en œuvre de ces déprogrammations, extrêmement court, n'a pas non plus permis aux établissements de prendre du recul : adressé le 6 avril, le courrier des ARS obligeant les établissements aux déprogrammations stipulait qu'elles devaient être effectives le 9 avril. Résultat, le taux de déprogrammations dans les établissements privés est compris entre « 40 et 80% », selon le Dr Cuq. « Des opérations en ambulatoire ont été annulés, et de nombreux blocs opératoires ont dû fermer leurs portes à Marseille », ajoute-t-il. Des patients décident par eux-mêmes de déprogrammer leurs opérations de peur d'être contaminés, si bien que dans certaines régions, la situation est catastrophique.
« Les régions Provence Alpes Côtes d'azur, Auvergne Rhône Alpes, et Ile-de-France sont les plus touchées », explique le Dr François Honorat, président du syndicat des anesthésistes libéraux (AAL).
« Ces déprogrammations administratives sont une erreur qui suscite notre incompréhension. Selon le cinquième rapport d’EPI-Phare [rapport sur la dispensation de médicaments depuis le début de l'épidémie de Covid-19 en France, publié en décembre 2020, NDLR], on note sur l'année 2020 une augmentation importante de la consommation des anxiolytiques des antidépresseurs... Et parallèlement une diminution de la consommation de patchs et autres substituts nicotiniques. Le rapport note aussi une importante diminution des traitements nécessitant l'intervention d'un professionnel de santé.
« Bombe à retardement sanitaire »
La Ligue pour le cancer estime à 100 000 le nombre de retards de diagnostic et à 13 500 la surmortalité. Selon l'Institut Curie, en 2020 toujours, l'augmentation de la mortalité est de +2 à +5% par cancer cinq ans après le début de la prise en charge. Enfin selon l'association Renaloo [association de patients atteints de maladies rénales], près de 1000 greffes rénales n'ont pas été effectuées », égrène le Dr Philippe Cuq. « C'est une véritable bombe à retardement sanitaire qui nous attend après la fin de la pandémie. Pour éviter que la situation ne soit trop catastrophique, nous privilégions les déprogrammations territoire par territoire. La déprogrammation, c'est de la dentelle. »
Se décharger de sa responsabilité médicale sur l’ARS
Plus grave, ces déprogrammations administratives engagent la responsabilité médicale des chirurgiens impliqués. « Nos principes déontologiques sont foulés au pied, nous n'agissons pas dans l'intérêt des patients. Il y aura des conséquences juridiques à ces déprogrammations. Nous ne prenons plus de décisions collégiales. »
L'union syndicale Avenir spé Le Bloc a donc décidé de mettre à disposition de toutes les équipes médicales une lettre type à adresser au directeur général de leur ARS. Dans cette lettre type, les médecins disent se décharger de leur responsabilité médicale, en cas de déprogrammation administrative d'une intervention. Ils en avertissent le patient, qui devra se retourner contre l'ARS. « C'est une situation qui nous est imposée et nous n'en acceptons ni le principe ni la responsabilité. Nous avons décidé de prendre cette initiative car face au patient, en fin de chaine, nous nous trouvons un peu isolés », explique le Dr Cuq. « Nous libérons du personnel paramédical qui ne va pas à l'hôpital. J'ai écrit à l'ARS pour dénoncer cette situation, et la clinique dans laquelle je travaille a eu droit à un contrôle. On ne peut pas entamer un dialogue avec eux », s'emporte le Dr François Honorat.
Si les enjeux qui ont trait à la responsabilité médicale des médecins semblent primordiaux, il n'en reste pas moins que ces déprogrammations ont également des conséquences financières pour les médecins libéraux concernés. « Contrairement aux établissements de santé privés qui bénéficient d'une compensation financière égale à leur activité sur l'année 2019, les médecins libéraux n'ont aucune aide, sinon une couverture des charges décidée par la caisse d'assurance maladie. Aussi nous estimons à 30% notre baisse d'activité lissée sur l'année 2020 », détaille le Dr Honorat. « Nous constatons une absence de partenariat entre le public et le privé. Pourtant nous avions demandé, avec la fédération de l'hospitalisation privée (FHP), beaucoup plus de concertations en amont. Force est de constater que nous n'avons pas été écoutés », analyse le Dr Gasser, président d'Avenir spé.
Quelle aide pour les médecins libéraux ?
Le ministre de la santé a décidé de réactiver l'aide versée par l'assurance maladie aux médecins libéraux, telle qu'elle avait été définie en 2020. Il s'agit de compenser le manque à gagner, pour les médecins libéraux, due aux déprogrammations. Cette aide doit « couvrir les charges fixes des professionnels de santé », tel que le stipule un décret de mars dernier. Le montant de l'aide est égal à : (H2019 - H2020) × Tf - A. H2019 représente le « montant total des honoraires sans dépassement perçus en 2019 » ; H2020 représente le montant des mêmes honoraires perçu en 2020. « La valeur Tf correspond au taux de charges fixes moyen déterminé en fonction des charges fixes moyennes constatées pour chaque profession de santé », tandis que la valeur A « correspond au total des indemnités, des allocations et des aides mentionnées à l'article 2 de l'ordonnance du 2 mai 2020 ». Selon le Dr Philippe Cuq, cette aide représente « peanuts ».
Actualités Medscape © 2021 WebMD, LLC
Citer cet article: Les médecins libéraux s’insurgent contre les déprogrammations administratives - Medscape - 28 avr 2021.
Commenter