POINT DE VUE

Les enfants endeuillés par le COVID

Véronique Duqueroy

Auteurs et déclarations

21 avril 2021

Paris, France ― La France vient de dépasser officiellement les 100 000 décès liés au Covid-19. Si la surmortalité en 2020 a été observée en grande majorité chez les populations les plus âgées, la pandémie a également touché des individus plus jeunes. Certains d’entre eux étaient des parents, laissant derrière eux des orphelins. Ainsi, aux États-Unis, l’augmentation du nombre d’enfants ayant perdu un parent en 2020 par rapport à 2019 est estimée à 20%. Les données françaises n’ont pour l’instant pas été modélisées, mais il est probable que les professionnels de santé seront amenés, dans leur pratique, à rencontrer de plus en plus d’enfants endeuillés. Comment et quand adresser ces enfants dans le contexte particulier de Covid-19 ? Quelles sont les erreurs à ne pas commettre lorsqu’on est face à un mineur qui a perdu un parent ? Quelles sont les conséquences du deuil d’un parent sur le développement, la santé mentale et le devenir des enfants ?

Pr Thierry Baubet

Medscape a interrogé le Pr Thierry Baubet, chef du Service de Psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent à l’Hôpital Avicenne en en Seine-Saint-Denis, et co-directeur scientifique du Centre National de Ressources et de Résilience (cn2r). Il est également responsable de Centre Régional du Psychotraumatisme Paris Nord.

Medscape : Avez-vous observé une augmentation des cas de deuils parentaux dans votre pratique depuis le début de la pandémie ?

Thierry Baubet : Ce que nous avons constaté, c’est l’augmentation du nombre de familles dans lesquelles il y a eu un deuil dû au Covid-19 et qui nous demandent de l’aide pour parler aux enfants. Les complications psychologiques du deuil se manifestent souvent au bout de plusieurs mois ou de manière indirecte, avec des problèmes scolaires par exemple. Donc il n’y a pas un réflexe immédiat de consulter lorsqu’un enfant est touché par un deuil. Mais la solution n’est pas de consulter un pédopsychiatre systématiquement lorsqu’il y a un décès dans l’entourage proche. Il faut plutôt que les familles, mais aussi les intervenants de l’enfance, soient mieux informés sur le deuil d’un parent. Et je constate assez régulièrement, dans ma pratique, que même les médecins sont désemparés sur ce qu’il faut dire à un enfant endeuillé.

 
Les médecins sont désemparés sur ce qu’il faut dire à un enfant endeuillé. Pr Thierry Baubet
 

Les soignants vous contactent-ils pour vous demander conseil ?

Thierry Baubet : C’est un sujet qui reste encore très tabou dans notre société contemporaine et dans l’univers médical. On ne parle pas du deuil de l’enfant, ni dans les études de médecine ou dans les formations, ni entre médecins. C’est un sujet sur lequel il y a une discordance entre la fréquence du problème, la gravité que cela peut avoir sur le développement de l’enfant, et l’attitude du monde soignant et de la société en générale.

Quelles sont les spécificités du deuil parental lié au Covid-19 ?

Thierry Baubet : Une des spécificités est qu’on est face à un deuil qui n’avait pas été anticipé et qui a donc un effet plus traumatique. Ce qui ne veut pas dire que les deuils anticipés sont plus « faciles » pour l’enfant, pas du tout. Mais l’aspect brutal ajoute une dimension de choc au décès. Pendant la pandémie, nous avons tous vu des exemples de personnes d’une quarantaine d’années qui sont tombées un peu malade, qui ont beaucoup toussé, qui sont allées à l’hôpital… et qui ne sont jamais revenues. Cela confère une dimension plus traumatique au décès par rapport à celui de quelqu’un qu’on aurait pu veiller ou accompagner. Le choc est vécu par l’enfant, mais aussi le parent survivant, et c’est souvent toute la famille qui est affectée.

Le travail de deuil est également plus difficile pour tout le monde lorsqu’il y a des restrictions sur les enterrements et les cérémonies funéraires. Ces rituels, qui ont une fonction de soutien, ont été particulièrement manquantes l’an dernier. C’était très frappant.

Quels sont les risques associés à la mort d’un parent ?

Thierry Baubet : Lorsqu’il y a un deuil dans l’enfance ou dans l’adolescence, on observe, à moyen et long termes, une augmentation du risque de trouble dépressif anxieux et post traumatique, de comportements à risque (addiction, suicidalité etc.), de mauvaise estime de soi, d’échec scolaire et de raccourcissement des études. 

Il faut comprendre qu’au-delà de la perte du parent, c’est le monde entier de l’enfant, le sens même de son univers, qui change brutalement. Un enfant a besoin d’évoluer dans un environnement dans lequel il se sent relativement en sécurité. Avec la perte d'un parent, c'est le monde entier qui devient effrayant et imprévisible, et cela va changer des choses très profondément chez lui.

Quels sont les facteurs d’évolution les plus importants pour un enfant endeuillé ?

Thierry Baubet : Un des facteurs les plus importants est la qualité du soutien familial. Lorsque les membres de la famille sont sous le choc, il leur est plus difficile de répondre aux besoins de l’enfant. On peut avoir des comportements parentaux qui ne s’adaptent pas à ces besoins. Le degré d’atteinte du parent survivant est donc un facteur primordial : comment arrive-t-il à faire face ? Va-t-il se désorganiser complètement, développer des troubles psychologiques, ne plus pouvoir s’occuper de l’enfant ?

L’impact socio-économique peut également entrer en jeu. Sur cette période initiale, on peut alors intervenir auprès des familles survivantes pour les aider à traverser au mieux ces moments d’épreuve.

Un autre facteur est la qualité des liens antérieurs entre la personne disparue et l’enfant, leur proximité. Ce sont des facteurs beaucoup plus importants que l’âge de l’enfant par exemple.

Quelles sont les erreurs à ne pas commettre lorsqu’on reçoit un enfant qui vient de perdre un parent ?

Thierry Baubet : Une des erreurs est de ne pas nommer les choses, ne pas dire que le parent est mort. On peut le verbaliser et expliquer ce que cela signifie, en tenant compte bien sûr du niveau développemental de l’enfant. Il ne faut pas utiliser des métaphores qui ne feront qu’angoisser davantage l’enfant. « Il est au ciel, il est parti etc. »... tout cela n’est pas compréhensible.

 
Une des erreurs est de ne pas nommer les choses, ne pas dire que le parent est mort. Pr Thierry Baubet
 

Il est aussi important d’expliquer que les morts ne peuvent pas revenir. Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est impossible.

À partir que quel âge un enfant est-il en mesure de comprendre ce concept de mort ?

Thierry Baubet : Un enfant qui se développe normalement, sans deuil, comprend que la mort est irréversible et universelle autour de 6 ans. Mais lorsqu’un enfant plus jeune est endeuillé, il faut quand même lui expliquer la situation. Il ne faut pas lui mentir. Il va découvrir, malheureusement plus tôt que les autres enfants, ce qu’est le deuil.

Mais attention, ce n’est pas parce qu’on nomme les choses, qu’il faut donner des détails sordides. Il faut protéger l’enfant des éléments crus ou choquants. Ne pas mentir ne veut pas dire tout raconter. Il faut être vigilant, en particulier lorsqu’on s’adresse à un tiers en présence de l’enfant.

 
Ne pas mentir ne veut pas dire tout raconter. Pr Thierry Baubet
 

Quelles sont les questions les plus fréquemment posées par ces enfants ?

Thierry Baubet : Les questions sur le défunt ou la mort, qu’elles soient formulées directement ou indirectement, sont souvent : « Est-ce qu’il va revenir ? », « Souffre-t-on lorsqu’on est mort ? », « C’est de la faute de qui ? », « Est-ce que c’est parce que je n’ai pas été assez bien ou gentil ? ». Il faut rassurer l’enfant sur le fait qu’il n’est pas responsable de la mort de son parent. Il a souvent cette idée d’un abandon. Une autre question revient fréquemment est « est-ce que la mort va continuer à frapper ma famille ? »

Quelle approche recommandez-vous ?

Thierry Baubet : Dès l’annonce du décès, il est important de pouvoir dire, devant l’enfant et les parents, qu’il est normal d’être triste, d’être en colère, et qu’il faut l’exprimer. Si le père est décédé, il n’est pas grave que la mère pleure devant son fils et que lui pleure avec elle, au contraire. Ce qui peut être néfaste pour le devenir de l’enfant, c’est lorsque le parent survivant et/ou l’enfant s’interdisent d’exprimer et de partager leurs émotions négatives. L’enfant risque de se construire avec l’idée qu’il ne doit pas ressentir ce qu’il ressent ou qu’il pourrait « détruire » son autre parent s’il montre sa tristesse. Le chagrin et la colère sont des sentiments « normaux » du deuil.

Il est aussi crucial de dire aux enfants qu’on peut continuer à parler du mort, à dire qu'on l'aime et à penser à lui. Il ne doit pas devenir un sujet tabou, quelqu’un dont on aurait plus le droit de parler par peur de blesser le parent survivant. Ce sont des points qui doivent être établis très précocement par tous les intervenants, généralistes, pédiatres ou autres.

Le moment de l'annonce à la famille devrait être accompagné par un professionnel de la santé, de l'enfance ou une association. Selon les croyances de la famille, des soutiens religieux peuvent également être précieux. Il est aussi important de soutenir le parent endeuillé pour lui-même et dans sa fonction parentale que les enfants, mais pour ceux-ci il faudra garder une vigilance dans le long terme, car le deuil d'un parent crée une vulnérabilité durable.

Enfin, notre approche est de toujours s’appuyer sur l’enfant et non pas sur des règles générales : « Que sait-il sur ce qui s’est passé ? »  Il faut commencer à travailler à partir de l’enfant lui-même et non pas sur ce que lui ont dit ses proches. Et on est souvent surpris. Parfois l’enfant en sait plus qu’on ne le croit, parfois il a mal compris, parfois il veut en savoir plus, ou parfois non.

Quels outils peuvent être mis à disposition des soignants ?

Thierry Baubet : Malheureusement, il existe peu de ressources en français. Au Cn2r, nous avons collaboré à la réalisation d’un petit film sur comment aborder le sujet de la mort avec enfants. Nous avons également, avec Hélène Romano, contribué au livre « Dis, c’est comment quand on est mort ? » sur le deuil chez l’enfant.

Il existe bien sûr des associations de soutien aux endeuillés, comme la Fédération vivre son deuil ou l’association Empreintes.

[Voir également le portail dédié et proposé par la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFASP)]

Comment, face à un enfant dont le monde s’est écroulé, parvenez-vous à ne pas vous laisser emporter par l’émotion ?

Thierry Baubet : Il faut, bien sûr, laisser apparaître son empathie, son soutien et son engagement auprès de l’enfant. Mais lorsque nous intervenons, nous sommes dans une perspective d’avenir que l’enfant lui-même n’arrive pas à voir. Le vide, le chagrin du deuil, le sentiment de danger obscurcissent la vie de l’enfant. Or nous savons qu’avec du temps, de l’aide et du soutien, en travaillant avec l’enfant et la famille, la plupart du temps cela peut aller mieux. Nous travaillons avec des êtres en développement pour lesquels rien n’est figé.

Je travaille beaucoup en post-traumatique et j’interviens auprès d’enfants qui ont vécu des choses effroyables, parfois dans les heures qui précèdent l’entrevue. Ce qui nous aide, nous soignants, à ne pas nous effondrer avec eux – ce qui ne serait pas très utile – c’est cette idée de savoir qu’un avenir est possible.

De quoi avez-vous le plus besoin dans votre spécialité en ce moment pour prendre en charge ces enfants ?

Thierry Baubet : Actuellement, on se débrouille comme on peut, il n’y a pas de mesures qui ont été mises en place officiellement pour les enfants endeuillés du Covid-19. Il y a peu de demandes directes, pourtant le besoin est là. Il faudrait plus d’initiatives pour informer et aider les professionnels de l’enfance, et aussi les familles.

Et il faudrait globalement donner une place différente à la pédopsychiatrie dans notre société. Nous sommes actuellement le parent pauvre des autres spécialités médicales et de la psychiatrie en général. On sait que les interventions dans l’enfance ont des effets tout au long de la vie. Lorsque les diagnostics et les prises en charge précoces viennent à manquer, cela conduit souvent à des pathologies chroniques de l’adulte. Cette discipline, qui est vraiment essentielle pour la société, n’est malheureusement pas reconnue comme elle le devrait.

Voir le dossier : Focus sur la pédopsychiatrie

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....