Villejuif, France — Professeur de chirurgie digestive au Centre Hépato-Biliaire (CHB) de l'Hôpital Universitaire Paul-Brousse (AP-HP) à Villejuif, Éric Vibert a commis une erreur médicale qui a entraîné sur son patient un certain nombre de complications. Lors d’une opération du foie bénigne, le chirurgien a laissé une pièce de tissu stérile, ce qui a entraîné plusieurs opérations pour le patient et plus d’une dizaine de jours d’hospitalisation… Le chirurgien, qui est aussi directeur de la chaire innovation « Bloc OPératoire Augmenté » (BOPA), réalise alors qu’il est temps de changer le rapport des praticiens à leurs erreurs.

Tous gagneraient en effet à les communiquer, à les comprendre, afin d’éviter qu’elles ne se reproduisent, explique t-il dans son récent ouvrage Droit à l'erreur, devoir de transparence . Or, selon lui, ce n’est pas ainsi que fonctionne le monde médical où le manque de transparence règne en maître. L’erreur est trop souvent passée sous silence, rarement analysée, jamais enseignée. Or, d’après le Pr Éric Vibert, si on refuse de lui laisser sa place, il sera difficile d’en tirer des leçons. Et l’on s’expose alors à un double danger : « la répétition de l’erreur commise et la fin de toute innovation au profit de procédures « calcifiées » ». Le professeur milite donc pour le droit à l’erreur médicale qui doit s’accompagner d’un devoir de transparence. Mais aussi pour que le sacro-saint système de mandarinat qui rend souverain le corps médical soit entièrement réinventé. Un entretien riche et passionnant.
Medscape édition française : Dans votre ouvrage, vous expliquez que le rapport des praticiens à leurs erreurs doit changer. Pour quelles raisons ?
Pr Eric Vibert : Je commencerai par parler de la chirurgie car c’est la spécialité que je connais le mieux. Aujourd’hui, les praticiens ont des objectifs de plus en plus élevés en termes de qualité et de quantité de vie. Si l’on prend l’exemple du cancer du foie, on se rend compte qu’il y a de plus en plus d’alternatives thérapeutiques à la chirurgie. Cela veut dire que, lorsque l’on prend une décision chirurgicale, nos résultats doivent être au moins aussi bons que ceux d’autres traitements non chirurgicaux : destruction locale, chimio-embolisation, radiothérapie externe… Cela nous oblige donc à avoir un niveau d’excellence de plus en plus élevé. Et, pour pouvoir améliorer encore nos résultats, il faut justement changer notre rapport à l’erreur. Aujourd’hui, en chirurgie, lorsque l’on fait une erreur, qu’elle soit volontaire ou involontaire, on n’en parle peu, si bien que d’autres vont faire la même, avec le risque de passer de l’erreur à la faute. Car, pour moi, faire une erreur, c’est malheureux mais c’est acceptable. Mais, une faute, c’est faire deux fois la même erreur, et ça, c’est inacceptable. Donc, changer notre rapport à l’erreur nous permettrait d’être encore meilleurs que ce que l’on est aujourd’hui.
Vous expliquez dans votre livre que ce sont les erreurs que vous avez commises qui vous ont permis d’évoluer sur cette question. Vous évoquez notamment une opération bénigne qui a entraîné plusieurs opérations…
Pr E. Vibert : Tout à fait. Je travaille dans un lieu d’expertise internationalement connu, le Centre Hépato-Biliaire (CHB) de l'hôpital Paul-Brousse, où l’on traite des cancers du foie avec des résultats qui sont parmi les meilleurs du monde. Mais, même dans des centres d’excellence comme celui là, on commet des erreurs. Pourquoi ? Parce que l’on se retrouve, du fait de notre expertise, devant des malades qui sont de plus en plus complexes, mais aussi face à des situations inédites ou de stress important. C’est en partie pour ces raisons qu’il m’est arrivé de faire des erreurs. Et je ne veux surtout pas que les autres fassent les mêmes. Cela ne remet pas en cause le fait que les chirurgiens font tout ce qu’ils peuvent pour diminuer le nombre d’erreurs. On se réunit en amont, on fait des concertations pluridisciplinaires, on discute, on s’écoute… Beaucoup de choses se sont améliorées par rapport à ce qui existait auparavant. Mais, malgré ces améliorations qui diminuent indiscutablement le nombre d’erreurs, celles-ci persistent au bloc opératoire.
Cela s’applique-t-il aussi à d’autres spécialités ?
Pr E. Vibert : Oui, à beaucoup. Je pense notamment à la radiologie interventionnelle et diagnostique. Quand, par exemple, un radiologue en ville diagnostique un angiome, une tumeur bénigne du foie de 3 à 4 cm, le médecin généraliste ou le gastro-entérologue qui vont lire le résultat de ce scanner ne vont probablement pas s’inquiéter du terme « angiome ». Mais, lorsque deux ans plus tard, un autre médecin demande un nouveau scanner réalisé auprès d’un autre radiologue, il on se rendra compte qu’il ne n’agissait pas d’un angiome, mais d’un carcinome hépatocellulaire (CHC) (cancer primitif du foie ; NDLR) et qu’il mesure désormais 15 cm. Donc, dans certains cas, les radiologues font des erreurs de diagnostic et ils ne savent pas s’ils ont fait une erreur. Ils font un diagnostic puis le malade part dans la nature. Et c’est un autre radiologue qui finit par se rendre compte que le premier a eu tort. Mais les deux ne se connaissent pas et ne se sont pas parlé.
Pourquoi avoir choisi le titre « Droit à l'erreur, devoir de transparence » ? Parce que l’erreur et la transparence sont des deux facettes de la même médaille ?
Pr E. Vibert : Parce que le mot « droit » n’a pas lieu d’être s’il n’est pas associé à des « devoirs ». Si on n’a pas de devoirs, on n’a pas de droits. Par ailleurs, on a le droit de se tromper, mais il faut se donner les moyens de la transparence. Cela veut dire qu’il faut aussi mettre en place des systèmes pour que les gens comprennent ce qui s’est passé. Car les gens se trompent, mais ils ne s’en rendent même pas compte parce qu’ils n’ont pas les bonnes informations. Aujourd’hui, lorsque le chirurgien fait une erreur, le système n’est pas encore assez mature pour apporter la transparence qu’il serait nécessaire d’apporter. Que cela soit d’un point de vue humain ou technologique, nous n’avons pas mis en place les outils de la transparence. Sur le plan humain, quand on commet une erreur, il y a un sentiment de culpabilité terrible, une honte, une peur du regard de l’autre au sens large (collègues, malades, assureur..). Et, sur le plan technologique, nous n’avons pas les méthodes et les moyens pour enregistrer correctement tout ce qui se fait au bloc opératoire.
Quelles solutions proposez-vous pour progresser sur la reconnaissance et l’utilisation de l’erreur ?
Pr E. Vibert : Il faut tout d’abord créer un environnement sain et bienveillant, un collectif prêt à accepter que l’erreur n’est pas toujours due à une défaillance individuelle. Au bloc opératoire, les rapports hiérarchiques sont très présents. Au sein des chirurgiens, vous avez des « senior », des « junior », des « très junior ». Cette organisation hiérarchisée ressemble plus à un équipage qu’à une équipe. Avec un capitaine, des chefs et des sous-chefs. Par exemple, c’est du fait de cette hiérarchie que des chirurgiens seniors peuvent faire au bloc opératoire des erreurs ou des « presque erreurs » qui ne vont pas être récupérées par les juniors qui vont avoir peur de dire « attention, vous faites une bêtise ». Il s’agit donc d’un système sur lequel il faut réfléchir pour éventuellement le modifier si on démontre qu’il est délétère.
Surtout que vous expliquez qu’un grand chirurgien ou un maitre ne doit surtout pas admettre qu’il a fait une faute. Si bien que les chirurgiens vont avoir tendance à ne pas parler de leur erreur quand ils en font…
Pr E. Vibert : Oui, on apprend ce métier dans un rapport de maître à élève, dans lequel je ne me reconnais pas. Plusieurs chirurgiens m’ont inspiré, mais aucun pour moi n’est un maître, dans le sens « aux côtés duquel j’ai tout appris ». Ce que je dénonce, c’est le coté archaïque et très hiérarchisé de l’enseignement chirurgical et universitaire français. Même si les rapports humains au bloc opératoire se sont nettement améliorés depuis vingt ans, il y a encore des choses à améliorer. L’une des solutions consisterait à faire une analyse anthropologique claire et précise des rapports humains au bloc opératoire, pour essayer justement de modifier leur fonctionnement
Vous dites aussi que, si les chirurgiens ne reconnaissent et n’analysent pas leurs erreurs, ces erreurs vont se perpétuer chez les élèves…
Pr E. Vibert : Oui, il faut bien comprendre la différence entre une erreur et une faute. Il faut que les gens admettent que l’erreur est quelque chose qui est associée à toute activité humaine, à toute intelligence. Pour ne pas faire d’erreur, il ne faut rien faire. Une fois que l’on a compris ça, il faut prendre conscience que le système doit être bienveillant. Si vous avouez une erreur, il ne faut pas que vous soyez blâmés.
Pour progresser sur la reconnaissance et l’utilisation de l’erreur, vous proposez de créer un environnement sain et bienveillant, d’accepter le fait que l’erreur n’est pas toujours due à une défaillance individuelle. Quelles autres solutions proposez-vous ?
Pr Eric Vibert : Il s’agit de solutions que je suis en train de mettre en place dans la chaire innovation « Bloc OPératoire Augmenté » (BOPA). On essaye d’augmenter les sens (au sens large) au bloc opératoire où tout se fait aujourd’hui par la vue, le toucher, l’ouïe et la lumière. L’augmentation par la vue consistera à fabriquer des petites caméras que l’on va mettre sur la tête des chirurgiens, de manière à pouvoir filmer correctement le champ opératoire, pour avoir des images extrêmement précises de ce que le chirurgien est en train de faire. On va pouvoir faire du deep learning sur les images, pour pouvoir potentiellement aider le chirurgien avec des outils d’aide à la décision et des ordinateurs qui vont poser des questions pour que celui-ci n’oublie pas des choses.
On travaille également sur un « block bot ». C’est un outil qui va poser des questions au bloc opératoire et à qui vous pourrez poser des questions. Le « chatbot » va vous répondre en allant chercher des informations sur une base de données qui aura été remplie préalablement par un outil de reconnaissance du langage. On veut faire des ponts entre le « block viz » (côté vision) et le « block bot », parce que le bot posera demain des questions contextuelles pour comprendre ce que vous êtes en train de faire.
Travaillez-vous sur d’autres solutions ?
Pr E. Vibert : Oui, nous travaillons sur les jumeaux numériques qui sont des objets 3D virtuels sur lesquels on va faire de la simulation pré-opératoire et per-opératoire pour évaluer la conséquence de nos actes. L’objectif c’est de pouvoir utiliser des organes 3D virtuels en projection de la réalité, pour pouvoir avancer sur une sorte de carte de géographie 3D qui se déforme. Quand j’opérerai un malade du foie, je recevrai la veille de l’opération une reconstruction virtuelle 3D de son foie, avec, dans l’organe, un cancer. Grâce à cet environnement immersif, on va pouvoir réfléchir à l’opération que l’on va faire. On va inciser virtuellement l’organe pour évaluer et prédire les conséquences morphologiques et fonctionnelles du morceau de foie qui va rester. Cela nous permettra de savoir si on ne va pas prendre un risque d’insuffisance hépatique, parce qu’on aura enlevé trop de foie.
Vous préconisez aussi dans votre ouvrage de faire plus de comptes-rendus et de check-list ?
Pr E. Vibert : Oui, car, aujourd’hui, c’est difficile de comprendre exactement ce qui s’est passé lors d’une opération. On se contente en général de la description de la réalité du chirurgien. Or, que cela soit conscient ou inconscient, il arrive que ce compte-rendu opératoire ne corresponde pas à la réalité. Quand le chirurgien fait une erreur, il est possible qu’il n’ait pas compris l’anatomie ou la maladie du patient, donc il y a un biais majeur. De plus, quand une opération s’est bien déroulée, le chirurgien la racontera avec beaucoup plus d’emphase et de facilité que si elle s’était mal passée. Parce que c’est un être humain…
La seule solution pour remédier à ce genre de problèmes serait de pouvoir filmer le bloc opératoire pour comprendre ce qui s’est passé si jamais il y a un problème. Cela doit devenir quelque chose de systématique, mais cela ne l’est pas. Tout d’abord pour des raisons humaines, parce que les gens ont l’impression d’être « fliqués ». Mais aussi pour des raisons technologiques qui, contrairement aux raisons humaines, pourraient être résolues. En revanche, la véritable innovation de rupture sera humaine. Elle consistera à dire : « filmez mes opérations, parce que cela m’aidera à comprendre ce qui s’est mal passé, mais aussi à voir ce qui s’est très bien passé. » Dans certaines situations on fait de très belles choses par hasard, et, rétrospectivement, c’est très difficile de se dire comment on a fait. Cela s’appelle la sérendipité : c’est du fait du hasard que vous découvrez des choses. Mais il faut ensuite être capable de tirer profit du hasard.
Le Pr E. Vibert est l’auteur du Droit à l'erreur, devoir de transparence (Les Éditions de l’Observatoire, 2021).
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Citer cet article: Reconnaitre le droit à l’erreur médicale: une révolution nécessaire ? - Medscape - 13 avr 2021.
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