Saint-Denis, France — Après avoir commandé un rapport sur le sujet en juin 2019, le gouvernement met en œuvre la réforme de l’aide médicale d'Etat (AME), le dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d'un accès aux soins. Signée par 500 professionnels et acteurs de la santé, une tribune datée du 16 février dénonce « l'absurdité économique » et « l'aberration sanitaire » de cette réforme qui risque de fragiliser encore un peu plus l'accès aux soins des sans-papiers, mais aussi les hôpitaux et professionnels de santé (lire encadré en fin d’article). Pourquoi ? Parce que cette réforme conjugue « déni de nos principes universels, absurdité financière et risque d’aggravation de l’épidémie en cours », estiment les signataires de la tribune qui exigent son retrait dans les plus brefs délais.
Le tout, dans un contexte où chaque nouvelle contamination au Covid-19 est susceptible d’aggraver l’épidémie en cours.

Yasmina Kettal
Pour en savoir plus, nous avons interrogé l’une des signataires de la tribune : Yasmina Kettal, membre du Collectif inter-urgences (CIU) et infirmière à l’hôpital Delafontaine (Saint-Denis).
Préserver la santé de la population
Comment en est-on arrivé là ? Pour rappel, l’AME a été mise en place en 1999 pour prendre en charge la santé de toute personne en situation irrégulière sur le sol français. Elle assure non seulement le respect des conventions humanitaires européennes et internationales consacrant le droit universel à la vie et à la santé. Mais elle vise aussi à « préserver la santé de la population, notamment en luttant contre la propagation des maladies infectieuses », rappelle la tribune qui ajoute que l’AME obéit aussi à une logique financière. Car « assurer l’accès aux soins primaires, c’est limiter autant que possible les complications, qui pourraient entraîner des besoins de soins plus lourds – et plus coûteux. »
Trop d’opérations non urgentes
Ce sont pourtant pour des raisons économiques que le gouvernement a décidé de réformer l’AME. Objectif : évaluer l'impact et le coût de ce dispositif. « Il y a trop d’opérations non urgentes que demandent des soi-disant demandeurs d’asile », estimait l’exécutif en septembre 2019 dans Libération . Tandis que Stanislas Guerini, le patron de LREM, laissait entendre que des immigrées en situation irrégulière profitaient de l'AME pour se faire poser des prothèses mammaires. Le gouvernement a donc commandé un rapport dont les propositions (remises en octobre 2019) visaient à limiter la fraude et les usages abusifs du dispositif. Un rapport qui jugeait à l’époque « peu pertinente » une réduction du panier de soins de l’AME (Lire Aide médicale d'État : de nouvelles mesures pour lutter contre les abus)
Or, c’est justement la réduction du panier de soins qui constitue le premier volet de cette réforme. Depuis le 1er janvier 2021, un délai de 9 mois est désormais nécessaire entre le dépôt de la demande d’AME et l’accès à certaines opérations ou soins de ville considérés comme « secondaires » (opérations de la cataracte, de la hanche, certaines rééducations etc.). Cette « restriction ouvre une brèche majeure dans le principe d’universalité de l’accès aux soins », avertit la tribune qui considère que l’on va non seulement réduire l’accès aux droits des sans-papiers, mais aussi renforcer les discriminations dont ils sont victimes dans l’accès aux soins.
Essentiel ou non essentiel
Même son de cloche du côté de Yasmina Kettal, membre du Collectif inter-urgences (CIU) et infirmière à l’hôpital Delafontaine (Saint-Denis). Jointe par Medscape, la signataire de la tribune rappelle que l’AME permettait jusqu’à présent de « soigner tout le monde, quel que soit son statut, quelles que soient ses idées. » Or, selon elle, la réforme va contribuer à limiter le nombre de bénéficiaires de l’AME car on « différenciera désormais ce qu’on estime être essentiel et non essentiel. Mais, où est-ce qu’on va mettre le curseur ? Jusqu’où va-t-on aller ? » Des considérations d’ordre moral qui faisaient dire au Dr Jean-François Corty, lui aussi signataire de la tribune, que les médecins, au regard de leur code de déontologie », « n’ont pas à faire la distinction entre les personnes avec ou sans papiers ».
Par ailleurs, les supposées « dérives » de l’AME doivent être contrebalancées par le non-recours massif aux droits des potentiels bénéficiaires de l’AME. En 2019, près de 50 % des personnes sans titre de séjour ne bénéficiaient d’aucune couverture santé, y compris lorsqu’elles déclaraient souffrir de pathologies nécessitant des soins (diabète, VIH, tuberculose, etc.), rappelle la tribune qui regrette que cela soit « justement cet éloignement des droits et des soins qu’aggravera mécaniquement le second volet de cette réforme » entrée en application le 17 février dernier.
L’importance d’« aller vers »
De quoi s’agit-il exactement ? Les demandeurs de l’AME ne pourront plus déposer leur dossier auprès de leur commune, des services sociaux départementaux ou d’une association, mais devront nécessairement passer par l’assurance maladie, un hôpital ou une permanence d'accès aux soins. « C’est oublier que les services hospitaliers sont « d’ores et déjà débordés », que « l’assurance maladie diminue d’année en année ses effectifs et a encore réduit ses capacités d’accueil pendant la pandémie », fustige la tribune qui souligne également l’importance d’« aller vers » les populations les plus précaires qui sont les moins bien soignées et les dernières à avoir recours à leurs droits.
Yasmina Kettal est sensiblement du même avis. Elle considère qu’il faut être « proactif avec ces populations, parce qu’elles sont très éloignées du soin, des codes, du fonctionnement de la santé en France », a-t-elle observé durant quatre ans aux urgences de Delafontaine à Saint-Denis (93). Et d’ajouter que les problématiques majeures de ces personnes sont les suivantes : « manger à leur faim et trouver un lieu pour dormir, se soigner passe donc après. Donc, si on ne met pas en place une politique sanitaire spécifique à leur encontre, cela ne fonctionnera pas. Or, on fait justement l’inverse. Le gouvernement a forcément conscience que cela va se transformer en une cocotte-minute…»
Le risque d’un « suivi en pointillés »
Le deuxième volet de la réforme va donc aggraver le renoncement aux soins aux étrangers en situation irrégulière, estime l’infirmière. Mais aussi engendrer le « suivi en pointillés » de ces personnes, notamment pour les pathologies chroniques. Tout cela contribuera à « des prises en charge tardives qui engagent parfois le pronostic vital du patient », poursuit l’infirmière qui pense que cela aura un coût financier non négligeable : « Cela coûte plus cher de prendre un patient en urgence, de devoir le transporter en réanimation, de devoir faire des soins hyper techniques et de devoir mobiliser des lits, plutôt que de soigner au long cours une maladie respiratoire chronique ou un diabète, avant qu’il ne se transforme en acidocétose diabétique ». Les signataires de la tribune sont sur la même ligne : assurer l’accès aux soins primaires, c’est « limiter autant que possible les complications » susceptibles d’entraîner des besoins de soins plus lourds et plus coûteux.
Et d’évoquer « l’hypocrisie » et le « cynisme » de cette réforme « à l’heure où chaque contamination au Covid-19 aggrave l’épidémie en cours, et où chaque lit de réanimation occupé accroît la pression sur nos hôpitaux ». L’accès aux soins de tous est la meilleure protection pour chacun, estiment les signataires qui pensent que la réforme fait courir le « risque d’aggravation de l’épidémie en cours ». Dans ce contexte, « si on a des symptômes, il est nécessaire d’avoir accès aux soins, aux tests, aux centres de dépistage, rappelle Yasmina Kettal. Sauf que, « quand on n’a pas de couverture sociale, en général, on ne fait pas la démarche… Je me demande à quoi joue Olivier Véran qui a décidé de mettre en place cette réforme en plein milieu d’une épidémie. À part pour flatter les franges les plus xénophobes de la population, je ne vois pas l’intérêt de cette réforme ».
Quelles conséquences pour les professionnels et les établissements ?
La tribune avertit que la réforme va fragiliser de nombreux établissements et professionnels de santé qui continueront à prendre en charge les sans-papiers. Comme l’exigent le droit et la déontologie, « s’ils ne sont plus financés par la collectivité, ils devront demain assumer eux-mêmes le coût de ces soins », poursuit la tribune. « Qui va payer au final ? Ce sont les professionnels de santé, les hôpitaux, les endroits où on acceptera encore ces personnes-là », pronostique Yasmina Kettal qui rappelle que le CH St-Denis accueille de nombreuses personnes en situation de grande précarité : « environ 25 % des gens arrivaient aux urgences sans couverture sociale en 2019 ». C’est la raison pour laquelle une équipe dédiée d’assistantes sociales accompagne les patients dans leurs démarches pour qu’ils bénéficient d’une couverture sociale ou de l’AME. « Ce n’est pas uniquement par pur humanisme que l’hôpital fait ça, c’est aussi parce que, si on ne le faisait pas, on s’endetterait ou on laisserait l’hôpital se délabrer. On dégraderait encore plus les conditions de travail et d’accueil. » Si on continue de la sorte à restreindre l’accès aux soins pour les plus fragiles, on peut donc se demander « quel hôpital aura les reins suffisamment solides pour absorber ces recettes manquantes ? », conclut Yasmina Kettal.
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Citer cet article: Réforme de l’AME : va-t-elle fragiliser l’accès aux soins des sans-papiers? - Medscape - 1er mars 2021.
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