POINT DE VUE

Burnout et suicide des médecins : quelle est la situation au Canada ?

Véronique Duqueroy

Auteurs et déclarations

8 janvier 2021

Montréal, Canada ― Le burnout des médecins est un sujet international. Alors qu’en France, près d’un médecin sur deux déclare avoir des symptômes d’épuisement professionnel, l’herbe ne semble pas plus verte dans les autres pays. Selon les sondages menés en 2020 par Medscape, 53% des médecins seraient en burnout en Espagne, 46% au Brésil, 42% aux États-Unis, 37% au Royaume-Uni, et 15% en Allemagne.

Dr Banafcheh Hejazi

Quelle est la situation au Canada ? Nous avons interrogé le Dr Banafcheh Hejazi, médecin généraliste exerçant à Montréal et spécialisée dans le burnout chez les soignants. Elle a notamment co-réalisé un documentaire sur l’épuisement professionnel et le suicide des résidents (internes) en médecine ― « Les médecins pleurent aussi, Radio-Canada, 2018 » ― et anime des ateliers de prévention à travers le pays. Quelle est la prévalence du burnout et du suicide chez les médecins canadiens ? Comment sont-ils soutenus ? Quels sont les facteurs de risque ? Quid de l’effet Covid ?

Medscape édition française : Quelle est la prévalence du burnout et du suicide chez les médecins au Canada ?

Dr Banafcheh Hejazi : En 2018, l’Association médicale canadienne (AMC) a mené une étude auprès de 3000 médecins et internes (résidents) en médecine. Les résultats de l’enquête en ligne ont montré qu’un quart des médecins canadiens étaient en épuisement professionnel. Mais c’est, selon moi, bien en-dessous de la réalité. Nos estimations indiquent que nous sommes bien plus proches du 50%. Le phénomène est clairement en augmentation depuis les 10 dernières années. Dans cette même enquête de l’AMC, 19% des médecins interrogés ont déclaré avoir eu des pensées suicidaires.

Les chiffres officiels sur le nombre de passages à l’acte suicidaire sont très difficiles à obtenir, car pour beaucoup, il s’agit de « suicides masqués ». On voit par exemple de nombreux cas où les médecins se sont fait des « cocktails » avec plusieurs médicaments. Ils s’arrangent pour faire un mélange difficile à doser… On aura alors un arrêt cardiaque mais sans cause médicamenteuse avérée. À l’autopsie, il est très complexe de conclure à un suicide. On rapporte également beaucoup « d’accidents » de voiture chez les médecins. Ce sont les témoignages que nous obtenons dans le milieu médical, aussi bien au Québec qu’au Canada. 

 
Pour beaucoup, il s’agit de « suicides masqués ». Dr Banafcheh Hejazi
 

Pourquoi ces « suicides masqués » ?

Dr Banafcheh Hejazi : Il y a plusieurs raisons. La première concerne les assurances. Le médecin se soucie de ses proches et tentera d’éviter qu’ils se retrouvent dans une situation financière difficile. Ensuite, il s’agit de « sauver » la réputation. L’image du médecin, même après sa mort, doit rester intacte. Il ne veut pas laisser le souvenir d’un être faible.

Quelles sont les aides disponibles pour soutenir les médecins en burnout au Canada ?

Dr Banafcheh Hejazi : Au Québec, la seule ressource disponible est le Programme d’aide aux médecins du Québec, qui fonctionne depuis déjà 20 ans. Et ce genre de programme existe seulement dans les grandes provinces, tous les médecins au Canada n’ont pas forcément accès à une aide. Obtenir des aides financières gouvernementales est très difficile. Le médecin au Québec est considéré, par le public et par la presse, comme un individu très privilégié avec des revenus élevés. Donc, si demain le gouvernement annonçait qu’il allouait un budget pour la santé mentale des médecins, ce serait très mal vu.

Pourtant, l’impact sur la pratique est très grave. Lorsqu’un médecin tombe malade, ou pire se suicide, ce sont des centaines, voire des milliers de patients qui se retrouvent sans soins. On perd des praticiens alors qu’il y a déjà, depuis de nombreuses années, une pénurie de soignants au Québec. C’est donc bien la santé de la population qui est affectée, avant même celle des médecins.

Le médecin en burnout fait du présentéisme, le soin en pâtit, l’adhésion au traitement du patient diminue, le lien de confiance s’effrite, les erreurs médicales augmentent. Sur cette question des erreurs médicales reliées au burnout, nous avions tenté, lors de la réalisation de notre documentaire, de collaborer avec le Collège des médecins du Québec, mais malheureusement les praticiens qui souhaitaient participer se sont vus interdire par le Collège, la veille du tournage, de venir témoigner. Cela donne une idée de l’omerta sur le sujet. 

Comment se présentent les ateliers-conférences sur la prévention du burnout auxquels vous participez ?

Dr Banafcheh Hejazi : Depuis la diffusion de notre documentaire, réalisé en collaboration avec le Programme d’aide aux médecins du Québec, je participe effectivement à de nombreux ateliers et conférences à travers tout le Canada. J’ai pu ainsi rencontrer des milliers de médecins et d’étudiants en médecine qui ont témoigné de leur détresse.

Je débute toujours mes présentations par une lettre ouverte dans laquelle j’explique pourquoi moi-même j’ai souffert de burnout. Je raconte également, comment dès mon internat, je suis devenue dépendante au lorazepam. Nous devions à l’époque inverser, tous les 3-4 jours, notre cycle de sommeil pour pouvoir effectuer des gardes de 36 heures (ce n’est heureusement plus le cas aujourd’hui, les gardes sont désormais de 18h). Il a été montré que ce manque de sommeil a un effet similaire à celui d’une forte alcoolémie. J’ai vu ainsi des collègues si fatigués en lendemain de garde, comme en état d’ébriété, qui sont décédés dans des accidents. Je raconte l’histoire d’une interne avec laquelle je travaillais qui s’est jetée d’un pont après qu’on lui ait refusé un arrêt de travail. Je commence donc par mon histoire personnelle, et très vite, dans ces conférences, les langues se délient, les mouchoirs sortent. Tous ont « des collègues à qui s’est arrivé… », et cela peut remonter très loin. Un jour, un médecin de 70 ans nous a ainsi raconté comment, alors qu’il passait un examen, il a vu tomber par la fenêtre le corps d’un interne. Lui et les autres étudiants se sont très vite fait rappeler à l’ordre par leur superviseur : « Retournez à vos places, vous avez un examen à terminer ! On continue ! ». C’est inhumain et cela commence dès les études de médecine.

 
C’est inhumain et cela commence dès les études de médecine. Dr Banafcheh Hejazi
 

Quels sont les principaux facteurs de burnout chez les médecins au Canada ?

Dr Banafcheh Hejazi : Nous avons identifié plusieurs facteurs, qui certainement se retrouvent aussi dans d’autres pays.

Au Québec, alors que la pénurie de médecins a déjà un impact majeur sur la surcharge de travail, on nous demande d’accélérer encore plus la « productivité ». Le rythme est très difficile à soutenir. Notre ancien ministre de la santé nous demandait de limiter nos consultations à 7 minutes par patient. Quelles questions pouvez-vous poser en 7 minutes ? Surtout en médecine générale !  

Également, de nouvelles recommandations cliniques sont publiées tous les jours, il est difficile d’actualiser ses connaissances, nous sommes bombardés d’informations. Le médecin se sent alors inefficace. Or comme dit précédemment, l’image du médecin est très importante. Il a le culte du perfectionnisme, il se doit de maintenir cette image de super héros. Tout doit aller bien, même quand ça va mal. On a peur d’être jugé par les patients et les collègues si on tombe malade, surtout mentalement. Lorsque nous avons réalisé le documentaire, il a été très compliqué de faire témoigner nos confrères. En deux ans, nous avions approchés 100 médecins en burnout, seulement 9 ont finalement accepté de parler à visage découvert. Certains acceptaient de témoigner mais de façon anonyme, or ce n’était pas l’intention du film qui voulait casser un tabou. Beaucoup, et surtout les hommes, se désistaient à la dernière minute. Ils avaient beaucoup de difficultés à accepter de casser l’image de l’homme parfait. Les internes étaient également très anxieux à l’idée de s’exprimer, craignant d’être mal évalués par une hiérarchie qui est encore très conservatrice.

Il y a également le fait que les médecins tardent à consulter ― ils mettraient en moyenne 8 ans avant de s’adresser à un professionnel de la santé mentale. Nous sommes, et c’est connu, de très mauvais patients.

Vous vous êtes particulièrement intéressée à la santé mentale des médecins femmes. Qu’avez-vous observé ?

Dr Banafcheh Hejazi : Oui, je me suis concentrée sur l’inégalité du travail des femmes médecins par rapport aux hommes dans le cadre d’une conférence à l’ONU. Au Canada, le risque de burnout est estimé à 1 sur 3 chez les femmes et 1 sur 4 pour les hommes.

Il y a plusieurs distinctions. La première est, bien sûr, le conflit famille-travail qui est cité beaucoup plus fréquemment par les femmes comme facteur d’épuisement professionnel, alors que les hommes rapportent plus une surcharge de travail en général. Ce travail « invisible » (soins des enfants, du ménage etc.) effectué par les femmes est estimé à 25-35 heures par semaine. Et à partir d’un certain âge, les femmes deviennent cette génération sandwich qui doit s’occuper à la fois des enfants et des grands-parents, voire des beaux-parents. Il est vrai qu’aujourd’hui les hommes s’impliquent beaucoup plus, en particulier dans l’éducation des enfants, mais les tâches ménagères sont encore en majorité effectuées par les femmes.

S’ajoutent à cela l’inégalité salariale, moins d’opportunités d’obtenir des postes à responsabilité dans les hôpitaux ou les universités, mais aussi un moindre respect de la part des patients ― on nous appelle encore madame ou par notre nom, et non pas docteur ! Sans compter le harcèlement sexuel, qui est également présent dans notre pays.

Un autre problème est le fait que le congé de maternité est très mal perçu chez les femmes médecins. Patients et collègues culpabilisent la femme sur cette absence, je l’ai moi-même vécu. J’ai commencé à ressentir des symptômes de burnout après ma première grossesse. Je les avais alors interprétés comme ceux d’une dépression post-partum. J’ai consulté un psychiatre, et c’est lui qui m’a fait prendre conscience qu’il s’agissait d’un épuisement professionnel que j’avais accumulé depuis plusieurs années. Cela m’a vraiment ouvert les yeux sur le problème du burnout en médecine. Je me croyais, moi aussi, une super héroïne, je me pensais forte, trop jeune pour tomber malade. Il est donc très important de parler à un professionnel de santé mentale pour établir le bon diagnostic.

Quel a été l'effet de l’épidémie de Covid-19 sur le burnout des médecins au Canada ?

Dr Banafcheh Hejazi : Nous n’avons, pour l’instant, pas de chiffres officiels sur le burnout des soignants au Canada depuis le début de la crise, mais nous voyons tous, de plus en plus, des confrères et des infirmières tomber au combat. Beaucoup sont en arrêt de travail. Les patients se présentent à des cliniques où il n’y a plus de médecins !

 
Nous voyons tous, de plus en plus, des confrères et des infirmières tomber au combat. Dr Banafcheh Hejazi
 

Comme ailleurs, les mesures de confinement ont eu un impact sur la santé des patients, bien au-delà du coronavirus. Ils ont moins consulté et sont encore plus gravement malades. Les chiffres des violences conjugales ont également augmenté de plus de 30%, avec une augmentation de 50% de la sévérité de la forme de violence.

La situation épidémique reste très alarmante au Québec, en particulier dans les hôpitaux qui se voient incapables d’absorber l’afflux de patients [de nouvelles mesures de confinement strict avec couvre-feux entreront en vigueur le 9 janvier au Québec, pour tenter de « casser la 2e vague », NDLR]. Nous sommes très loin d’avoir atteint un plateau, et beaucoup d’entre nous, qui sont en première ligne, ne sont toujours pas vaccinés. Cette pression de la crise sanitaire est bien présente, comme dans les autres pays. Il faut donc être encore plus vigilants, et ne pas hésiter, patients comme médecins, à demander de l’aide et consulter.

Entrevue réalisée le 17 décembre 2020

 

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