France —Très inquiètes de la montée des troubles psychiatriques dans la population, cinq personnalités du monde de la santé mentale alertent, d’une même voix, pour demander que soient prises d’urgence les mesures qui s’imposent.
Comment prendre en charge tous ceux qui en ont besoin ?
La maladie Covid-19 a fait souffler un vent de déprime sur le pays, dont tout un chacun peut ressentir les effets, et qui est désormais bien établi par les enquêtes et les études. Plusieurs mois que des voix se font entendre, ici et là, pour alerter sur le fait que l’épidémie de Covid, de par ses conséquences sur la vie sociale et économique, mais aussi par des effets neuropsychiatriques directs, pourrait bien se révéler catastrophique. Mais rien ne bouge sur le fond. Comment éviter que les crises d’angoisses, les insomnies à répétition, la colère rentrée des Français n’évoluent vers une maladie psychiatrique avérée ? Comment prendre en charge tous ceux qui en ont besoin, des plus jeunes aux plus âgés, de façon précoce et leur apporter une aide adaptée, sachant que le système des soins en psychiatrie est, on le sait, à bout de souffle.
Cette question a conduit 4 psychiatres Rachel Bocher, Marion Leboyer, Serge Hefez et Marie-Rose Moro, mais aussi la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury à prendre la parole, et à porter ensemble un message fort pour éviter à tout prix « une troisième vague qui serait celle de la santé mentale », comme l’a évoqué Olivier Véran dans une récente intervention. Forts de leur expertise dans leurs domaines respectifs, ils décrivent un quotidien alarmant, dénoncent les failles du système et appellent ensemble à un Plan d’Urgence pour la psychiatrie dont ils tracent les grandes lignes.
Il faut agir et vite
A les écouter, l’urgence à agir ne fait pas de doute. Si les psychiatres « s’époumonent » aujourd’hui, c’est pour « attirer l’attention sur l’émergence d’un malaise, d’une souffrance morale, de problématiques psychiatriques de plus en plus nombreux que rencontrent les Français », explique le Dr Serge Hefez (psychiatre et responsable de l'unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière) qui ajoute « il ne s’agit pas seulement de dresser un état des lieux mais aussi de faire des propositions pour, autant que faire ce peu, éviter que cette troisième vague ne soit trop délétère et trop préjudiciable à notre santé à tous ». Ce à quoi le Dr Rachel Bocher (psychiatre et chef de service au CHU de Nantes) renchérit : « nous lançons un cri d’appel, un cri d’alerte aux pouvoirs publics, faites quelque chose maintenant. L’heure n’est plus à la réflexion l’heure est à l’action ». L’essentiel est dit.
Peur du complot et paranoïa
L’émergence de symptômes dans la population depuis quelques mois est une réalité et les psychiatres sont bien placés pour en témoigner. Parmi eux, « fatigue, sidération psychique, peur, anxiété, angoisse, insomnie, et de la colère aussi, beaucoup de colère », énumère Serge Hefez. Il y a la peur du virus bien sûr, et celle de tomber malade mais pas seulement. « Nous avons vécu avec cette épidémie un traumatisme qui s’inscrit à la fois dans une crise sanitaire et une crise sociale liée à l’épidémie puisque les gens perdent leur emploi ». Mais cette crise est venue en rencontrer une autre, « celle du terrorisme, qui a déchiré encore plus le lien social, provoquant des replis, notamment communautaires ». Cette dernière a contribué à augmenter la peur, l’angoisse et fait émerger « la peur du complot et une espèce de paranoïa où finalement tout le monde peut devenir l’ennemi de tout le monde » décrit-il.
Tout le monde peut être concerné
Qui est à risque de troubles psychiatriques aujourd’hui ? La réponse est simple, nous tous : « tout le monde peut aujourd’hui basculer dans la maladie mentale, comme la dépression avérée, l’anxiété généralisée ou les problèmes d’addiction qui nécessitent des soins » indique Serge Hefez. Des données chiffrées concordantes en provenance d’études nationales et internationales le montrent et le confirment, appuie le Pr Marion Leboyer (directrice des départements universitaires de psychiatrie des hôpitaux Henri-Mondor, à Créteil) qui évoque un risque de nouveau cas de dépression en population générale voisin de 30% (et de 20% pour les troubles anxieux). Si nous pouvons tous être concernés, trois populations sont particulièrement à risque : les femmes, les personnes en situation de précarité et les jeunes.
Dépressions et de tentatives de suicide chez les ados
« Les enfants et les adolescents développent des phobies scolaires, des addictions aux écrans, de l’angoisse, de la peur, des insomnies – tout comme les adultes » reprend Serge Hefez. Sans oublier qu’ils vivent parfois dans des contextes familiaux augmentés par la crise, des scènes conjugales, de la violence familiale. De son côté, la pédopsychiatre Marie Rose Moro, qui dirige la Maison de Solenn à l’hôpital Cochin (Paris), met en exergue la situation « des jeunes plus fragiles, ceux qui ont gardé des séquelles de la première vague (difficultés, anxiété, dépression, affect dépressif…) et qui supportent plus mal cette deuxième vague ». Ils décompensent et on les voit arriver aux urgences, dit-elle, dans des situations de crise autour de dépressions et de tentatives de suicide chez les ados, sous forme d’une cohorte de troubles anxieux pour d’autres et une peur de l’extérieur chez les plus petits.
Il y a aussi « les étudiants angoissés pour leur avenir qui affrontent des angoisses massives et des risques d’addiction très préjudiciables », ajoute Serge Hefez, mais également les adultes et les personnes âgées.
Les conséquences neuropsychiatriques du coronavirus
A ces populations, a priori sans antécédents psychiatriques, viennent s’ajouter les populations de la file active de psychiatrie, « qui malgré tous nos efforts, sont à risque de voir leur état s’aggraver et de vivre des rechutes » précise le Pr Leboyer.
Et si cela ne suffisait pas, il y a aussi – et on n’en parle pas suffisamment, selon le Pr Leboyer – les conséquences neuropsychiatriques, encore mal expliquées, du coronavirus. Il s’agit « des personnes qui ont été infectées par le COVID et qui sont exposées dans les mois suivant leur guérison apparente à toutes une série de pathologies psychiatriques et de troubles psychologiques, comme des troubles du sommeil, à des stress post-traumatiques, à des troubles anxieux chez qui l’on retrouve dépression, troubles anxieux et à des dépressions » a insisté la chercheuse.
Autant de cas et de situations qui « justifient et nécessitent la mise en place de solutions d’urgence, simples et qui devraient être rapidement déployées pour prendre en charge ces nouveaux patients ». Car il semble évident que le système de soins psychiatriques actuels – sous doté, mal financé, au bord de l’implosion, comme l’ont décrit de nombreux rapports au cours des 15 dernières années – ne pourra pas faire face (voir encadré).
Penser une refonte globale de la psychiatrie
D’où la nécessité d’un sursaut. Et si la crise que nous traversons constituait « une opportunité pour réfléchir à notre système de soins de psychiatrie et santé mentale dans un cadre national » comme le propose Rachel Bocher et ses collègues. Les cinq professionnels de santé mentale voient en effet dans cette épidémie l’occasion d’impulser une nouvelle dynamique et de s’inscrire dans une refonte globale de la psychiatrie dans le cadre de la refonte du système de soins. Préalable indispensable : « changer le regard sur la maladie mentale et faire valoir une vision positive de la psychiatrie ».
Dans la foulée, ils prônent deux types d’actions : agir sur le court terme pour parer à l’urgence – en soignant les personnes qui en ont besoin – et s’inscrire sur le long terme – pour soigner le système. Ils font d’ailleurs dès-à-présent des propositions.
De façon très concrète, ils demandent dans l’immédiat :
la mise en œuvre de campagnes d’information nationales, visant notamment à déstigmatiser les troubles psychiatriques : « il n’y a pas de honte à être déprimé ou anxieux » insiste le Pr Marion Leboyer.
Le déploiement immédiat de plateformes d’information et d’aide aux personnes en détresse ;
Un renforcement des structures d’écoute et de soins psychiatriques des enfants, des adolescents, et des adultes, avec des consultations dédiées Covid-Psy.
Et pour que la psychiatrie ne soit plus le « parent pauvre » de la médecine, ces personnalités du monde de la psychiatrie appellent de leurs vœux une action de grande ampleur dans la durée. A l’instar du Ségur de la Santé, ils lui ont donné symboliquement le nom « Matignon de la psychiatrie et de la santé mentale », lequel lancerait une mission interministérielle de 6 mois. L’objectif est clair : élaborer un projet de loi psychiatrie et santé mentale dont les conséquences financières s’inscriraient dans le PLFSS 2022 qui prévoirait notamment :
D’améliorer la lisibilité des parcours de soins,
Un accès de soins de proximité pour tous,
Un soutien à la prévention et au repérage précoce,
Des moyens dédiés à la recherche et à l’innovation dans le domaine de la psychiatrie
Psychiatrie, le parent pauvre de la médecine
La liste des failles du système est longue et désormais bien connue. Tous les professionnels de santé mentale décrivent des cabinets de psychiatres libéraux débordés refusant des patients ou proposant des délais d’attente beaucoup trop longs, dénoncent des coûts pour le patient trop élevé, des parcours de soins illisibles, tout en regrettant un manque d’attractivité de la spécialité avec des postes universitaires vacants (notamment en pédo-psychiatrie), et des psychiatres préférant s’installer en ville plutôt que dans des institutions publiques où « c’est devenu trop compliqué ».
LIENS
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Citer cet article: COVID : la troisième vague sera-t-elle psychiatrique ? - Medscape - 7 déc 2020.
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