Interview enregistrée le 18 décembre 2020
TRANSCRIPTION
Benjamin Davido — Bonjour à tous, je suis Benjamin Davido, médecin-infectiologue à l’hôpital Raymond Poincaré de Garches. Nous allons parler aujourd’hui de la détresse des soignants et des suicides. Dr Éric Henry, pouvez-vous vous présenter ?
Éric Henry — Je suis un médecin généraliste et président de Association Soins pour les Professionnels de la Santé (SPS) qui a été créée en 2015 et dans laquelle j’officie dans la prévention du risque suicidaire (voir : Soignants en souffrance : n'attendez pas pour demander de l'aide !).
Benjamin Davido — Avez-vous, en tant qu’expert sur le sujet, une idée des estimations actuelles du suicide chez les médecins ? Parce que nous manquons de données officielles. Que faudrait-il faire pour avoir un chiffre un peu plus exact ? Et finalement, pourquoi est-ce qu’on n’en parle pas ?
Éric Henry – On n’en parle pas parce qu’imaginer qu’une tranche de la population choisie dans les années 80, aussi bien placée, aussi élite, puisse souffrir, ce serait démontrer que la société est toxique et ce serait donc abîmer l’image de notre société. C’est donc mis sur le boisseau.
Globalement, il a été estimé 45 suicides par an chez les médecins — c’est le Conseil de l’ordre qui donnait ces chiffres très approximatifs — certains disent 50. Mais le chiffre est bien supérieur à cela, et au-delà des médecins, dans l’association SPS, nous nous occupons aussi des suicides de toutes les autres professions de santé. Et nous les avons estimés à environ trois par jour.
Benjamin Davido – A-t-on une idée des spécialités qui sont les plus touchées ? Est-ce que ce sont les réanimateurs parce qu’ils sont face à la mort ? Est-ce que ce sont les médecins en ville, les généralistes ? Et plus particulièrement, comment les jeunes médecins le vivent-ils ?
Éric Henry – Selon les chiffres qui sont sortis, ce sont les réanimateurs anesthésistes qui sont les plus atteints. Pourquoi ? Parce que pour se suicider, il faut un outil. Et l’outil le plus simple pour un médecin, c’est de s’injecter un produit toxique. Donc les réanimateurs et les anesthésistes sont les plus exposés. Ensuite, ce sont les urgentistes, dans les services d’urgence, qui travaillent avec les médicaments les plus toxiques et qui voient des choses horribles. C’est-à-dire que ce que l’on rencontre tous les jours aux urgences ― les accidentés, les morts, les gens battus, etc. ― entraine une pression psychologique énorme. Et tenir dans la durée face à cela, c’est très lourd. Voilà pourquoi ces deux professions étaient, il y a encore quelques années, les plus touchées.
Dans la médecine libérale, il y en a aussi. Moi, je traite toujours le sujet en parlant de mon binôme. J’ai été étudiant avec un binôme qui portait la même lettre que moi dans l’alphabet, le H, et j’ai appris il y a trois ans qu’il s’était suicidé après avoir eu une vie arrosée de beaucoup d’alcool. Donc une détresse profonde qui a fini par un suicide. J’ai d’autres images de généralistes qui ont divorcé, qui sont partis à l’autre bout de la France et qui ont laissé des enfants de deux ans après s’être suicidés dans leur cabinet. On a eu, tout au long des six dernières années, une pléthore de médecins qui se sont suicidés. Je les rappelle toujours un par un, parce que c’est d’abord leur rendre hommage, et deuxièmement c’est ne pas oublier les familles. On parle du suicidé, mais lui, il est mort. Par contre, tout ce qui reste autour de lui est très grave et tout le monde l'oublie un peu. C’est souvent le mari ou l’épouse qui reste sans son conjoint disparu, ce sont les enfants qui sont maintenant orphelins, c’est l’argent qui n’arrive plus dans la maison, ce sont les assurances qui ne veulent pas payer parce qu’il s’est suicidé, c’est toute la société qui vous abandonne parce que cela pourrait être toxique de fréquenter quelqu’un qui s'est suicidé, un fils de suicidé ou une famille de suicidé. C’est une mise au ban de la société qui est très lourde. Je rappelle Jean-Louis Mégnien qui s’est défenestré ; un an et demi plus tard, au même endroit, c’est un infirmier qui s’est défenestré. Je rappelle le médecin de Grenoble qui s’est injecté de l’insuline et du curare, alors que c’était un homme qui était visiblement, pour tout le monde, très aimé. Et un mois plus tard, un étudiant en médecine s’est suicidé dans la même faculté. Ce sont des étudiants à Toulouse, à Bordeaux, à Marseille etc. On a une pléthore de suicides, mais comme les internes ne sont pas des médecins, les chiffres sont beaucoup plus bas. On devrait considérer les internes et les étudiants comme des médecins — puisqu’ils vont être médecins — et les intégrer dans les chiffres. Et là, je peux vous dire qu’on exploserait.
Benjamin Davido – Vous parliez, justement, de cette chronologie avec les suicides récents à l’Assistance publique. Quelle est l’évolution du suicide chez les médecins depuis les 10 dernières années ? N’y a-t-il pas justement, un facteur aggravant de cette crise médicale hospitalière et de cette crise la santé ?
Éric Henry – La restructuration hospitalière ne date pas d’il y a quatre ans, mais des années 2000. Et dans les années 2000, on a restructuré les blocs opératoires. Par exemple, on a commencé par fermer les petits blocs autour des grandes villes et on a redemandé aux chirurgiens des petites villes d’aller travailler dans les grandes. Moi, dans mon territoire, j’avais un hôpital avec un bloc opératoire et une maternité — on a demandé aux médecins chirurgiens de retourner dans le grand hôpital d’à côté… il y en a un qui a passé sa main dans la tondeuse. Ce n’était pas un suicide, mais ce n’était quand même pas loin. Vous voyez donc des restructurations à marche forcée, et cela oblige des gens à quitter.
Je rappelle le suicide du Pr Christophe Barrat, qui est le cas typique de la restructuration à marche forcée. Il était chirurgien gastrique et travaillait dans un hôpital, on lui a dit que son bloc était fermé, qu’il passait dans un autre hôpital et il s’est trouvé en conflit avec d’autres confrères. Et un dimanche matin, il est allé s’habiller en docteur, et du cinquième étage, il s’est défenestré. Voilà. L’évolution, quand elle est faite à marche forcée, elle affourche.
Le management que nous vivons actuellement, j’espère que tout le monde le considère comme obsolète et qu’il doit changer. Je ne suis pas toujours convaincu qu’il va changer à la vitesse qu’on voudrait. Surtout, il y a toujours au sein de nos structures, même si on change la technique du management, des gens très toxiques pour qui l’autorité ou la punition fait partie de la façon dont on doit travailler. C’est-à-dire que si on n’avance pas comme ils le décident, ils punissent. Je prends comme exemple une médecin que je connais, qui était urgentiste dans un hôpital du centre France, qui a fait une dissection carotidienne après une garde au mois de janvier, après avoir passé le Nouvel An ; sa direction, ne l’aimant pas, ne lui a pas versé son salaire pendant plus de neuf mois alors qu’elle était en arrêt de travail. Donc elle s’est retrouvée dans une misère sociale et on l’a sauvée parce que le Conseil de l’ordre est venu nous aider et lui a donné de l’argent ; on l’a sauvée parce qu’on lui a trouvé un avocat et maintenant l’hôpital est condamné pour l’avoir martyrisée. C’est le genre d’affaires auquel on a droit et qui amène des gens à finir très mal et à penser au suicide.
Benjamin Davido – Cette charge de travail de plus en plus lourde qui est demandée aux médecins, à la fois en ville et ruraux, a certainement un impact. A-t-on, justement, une idée de la crise du Covid-19 sur le suicide des professionnels de santé ?
Éric Henry — Globalement, ce n’est pas la charge de travail qui amène les gens à l’épuisement professionnel et à penser au suicide. Je rappelle que dans l’épuisement professionnel, le suicide peut être blanc, c’est-à-dire que les gens n’ont jamais pensé au suicide, mais d’un coup ils se suicident ; je rappelle encore cette urgentiste de Besançon, patronne de service, qui est rentrée dans son bureau et s’est pendue avec son fil de téléphone. Donc ce n’est pas la charge de travail. C’est une charge de travail avec une mauvaise organisation du travail. Il faut avoir les deux pour être en épuisement professionnel et penser au suicide. Il y a des gens qui adorent le travail et qui vont y passer leur vie. Et quand la machine tourne et qu’elle leur renvoie une image positive de leur métier, qu’elle soit financière ou qu’elle soit d’une aura ou d’avoir été au service des autres et que cela leur a plu, les gens ne sont jamais épuisés. Il suffit qu’un grain de sable se mette dans ce système — un contrôle administratif, un nouveau dirigeant qui décide de changer le process alors qu’il fonctionnait très bien, des conditions de travail qui s’aggravent parce qu’on a enlevé du personnel ou du matériel, et là, la belle machine qui tournait très bien s’effondre et ça va très vite.
Benjamin Davido – Selon vous, quels sont les moyens les plus pertinents pour éviter ce genre de situation et pour lutter contre les suicides des soignants ? Peut-on demander à la fois aux administratifs de l’hôpital et aux pouvoirs publics ?
Éric Henry – D’abord chaque personne doit quelque part muscler son propre psychisme et se préparer au pire. C’est bête à dire, mais… globalement, la dépression, tout le monde en fait une dans sa vie ; alors que l’épuisement professionnel, ce n’est pas forcément vrai. Il y a donc des méthodes. Et nous, à l'association SPS, nous avons mis en place des journées d’ateliers dynamiques et d’échanges pour que les gens commencent à penser à ce qu’ils pourraient avoir besoin comme outils pour pouvoir continuer dans le temps et ne pas se briser contre un système qui est compliqué.
Deuxièmement, il faut prendre en charge tous les gens qui souffrent, c’est-à-dire leur offrir des lieux d’écoute. Et ces lieux, ils doivent être ouverts h24 et ce sont des professionnels qui doivent prendre les gens en charge et non pas des gens compassionnels. La compassion n’est pas une profession. La psychothérapie en est une, et je l’honore parce qu’elle nous rend des services énormes. C’est pour cela que chez SPS nous avons monté une plateforme d’écoute ouverte h24 — 0805 23 23 36 — et on a créé une Appli : quand vous l’avez sur votre portable, en 23 secondes vous avez un psychologue au téléphone, jour et nuit.
Au-delà de ça, il nous faut aussi des acteurs territoriaux parce que les gens disent « je suis seul… » et pour briser la solitude, il faut de l’humain. Et nous, on essaie de remettre de l’humain dans tout le système grâce à l’intelligence artificielle qui, dans cette affaire, a quand même un grand intérêt, qui est de connecter les gens le plus rapidement possible. Donc on a créé le réseau national du risque psychosocial avec 1000 acteurs français formés à cet épuisement professionnel, qui font partie du service de santé des armées — ce sont les réseaux Souffrance et Travail de Marie Pezé, SPS, Morphée (parce que le premier signe est souvent le trouble du sommeil ; il doit être un vecteur important de réflexion).
Ensuite, nous avons mis en place dans la France entière, des cliniques dédiées pour isoler ces gens du monde extérieur et les protéger, le temps où ils ne vont pas bien, et limiter effectivement ces idées suicidaires.
Au-delà de ça, il reste le management. Cela ne dépend pas de nous, mais de l’État, des structures de formation qui forment les managers à être un peu comme dans les supermarchés… Dans les hôpitaux on est passé, avec la loi de madame Bachelot, au système de la T2A, qui est un système à l’argent, et donc les gens se considèrent comme des vendeurs de produits et c’est dommage — la médecine n’est pas un produit, c’est d’abord de l’humanité. Il faut donc que ce management change, il faut que les directeurs des hôpitaux l’entendent, que les DRH l’entendent, que les représentants syndicaux l’entendent. Et ce chemin-là, je pense qu’il prendra beaucoup de temps.
Benjamin Davido — C’est très clair. Avez-vous un mot à rajouter pour nos collègues, à la fois pour les soutenir et pour leur dire quels sont les bons gestes, et qu'il ne faut pas perdre de temps lorsqu’on a un doute ? Et de mon côté, je vous remercie pour cette clarté du message, en espérant que le chiffre va diminuer parce que quand je vous écoute, on a l’impression qu’il y a, malheureusement, beaucoup de situations dramatiques un peu cachées et que, dans l’air du temps, il n’y a pas de raison que cela s’arrange, vu la situation à l’hôpital.
Éric Henry – Avec SPS, nous sommes en train d’essayer de déposer un projet de loi… La médecine du travail des hôpitaux et des autres structures, en France, est en train de mourir doucement, on est en train, quasiment, de la supprimer et on va se retrouver avec des structures où il n’y aura plus personne pour repérer ceux qui ne vont pas bien. L’idée est d’instaurer ce que nous avons appelé des « sentinelles républicaines » — c’est-à-dire des gens que l’on formerait au repérage de ceux qui ne vont pas bien, et tels des labradors, ils iraient attraper la personne et l'emmener chez un psychologue ou un médecin pour la prendre en charge. Je pense que la bienveillance sociétale doit s’instaurer dorénavant dans notre société. Elle devrait être donnée dès la plus petite enfance dans les maternelles et dans les écoles primaires pour que quand on arrive à la faculté, on ne tombe pas sur des requins élitistes. Et à la faculté, moi j’ai été formé comme ça. Pour être médecin, il a fallu que je me "débarrasse" de neuf personnes autour de moi quand j’étais assis à ma table de M1 (je ne sais pas si pour votre génération c'était pareil). Et quand je les ai vus tous partir un par un, j’étais très « content », puisque cela voulait dire que c’était moi l’élu. Et c’est grave, parce qu’on a formé un monde médical très toxique. Et ce monde médical très toxique retentit sur les autres qui travaillent avec nous — infirmiers, kinés, administrateurs — et tout le monde pense qu’on doit penser comme ce monde toxique, et donc tout le monde est devenu très toxique. Le fait que les études changent, je trouve cela très bien : que le tronc commun de départ permette à chacun de choisir, peut-être pas médecine mais une autre filière, et que les médecins rebattent un peu en ayant une formation plus humaniste et qu’on les choisisse au départ sur d’autres critères que ceux de l’intelligence en mathématiques, en physique ou en gestion d’intelligence humaine à toute vitesse. Il y a eu un côté humain qui a été perdu en cours de route et il est temps qu’on le retrouve.
Benjamin Davido — Je vous confirme que la fin du numerus clausus aidera à éliminer cette pression élitiste que l’on vit et qu’on a connue dans notre formation de jeunes médecins. Je vous dis à bientôt pour d’autres interviews.
Éric Henry — Merci !
Discussion enregistrée le 18 décembre 2020
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Citer cet article: Suicide des médecins, le sujet tabou ― interview du Dr Eric Henry - Medscape - 8 janv 2021.
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