POINT DE VUE

Une jeune anesthésiste-réanimatrice a démissionné de l’AP-HP après la crise COVID : elle nous explique pourquoi

Vincent Richeux

20 octobre 2020

Paris, France — Alors que les hôpitaux affrontent une deuxième vague de Covid-19, de nombreux soignants envisagent de quitter le service public, et ce malgré le mesures prises lors du Ségur de la santé. Le Dr Lamia Kerdjana, anesthésiste-réanimatrice, a démissionné de son poste à l’hôpital Lariboisière, à Paris (Assistance publique - Hôpitaux de Paris) et n’exclut pas de se tourner vers le privé.

Dr Lamia Kerdjana

Egalement présidente de Jeunes Médecins Ile-de-France, elle nous explique ce qui l’a poussé à prendre cette décision. Selon elle, les réformes annoncées ne sont pas suffisantes pour renforcer l’attractivité du secteur public et maintenir en poste des professionnels de santé qui se retrouvent épuisés et découragés par la gestion de la crise épidémique.

Selon les résultats d’une consultation de l’Ordre national des infirmiers, à laquelle ont répondu 60 000 d’entre eux, 37% d’entre eux estiment que la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid leur a donné envie de changer de métier. Plus de la moitié se déclarent en situation d’épuisement professionnelle depuis le début de la crise.

Obtenus en juillet dernier après concertation avec les représentants des professionnels soignants, les accords du Ségur de la santé comprennent 33 mesures visant à réformer le système de soins. Il prévoit une enveloppe de 8,1 milliards d’euros pour les salaires et les revalorisations des métiers, ainsi que 15 000 embauches pour l’hôpital. Une réforme de la tarification à l’activité (T2A) et de l’Ondam (Objectif national des dépenses d’assurance maladie) a également été annoncée, avec à l’appui une enveloppe de 6 milliards d’euros supplémentaires.

Pour le Dr Kerdjana, le Ségur de la santé a été une occasion ratée de réformer en profondeur le mode de fonctionnement de l’hôpital public.

Medscape édition française: Vous avez décidé de quitter l’AP-HP où vous exerciez comme anesthésiste-réanimatrice. Pour quelles raisons?

Dr Lamia Kerdjana: L’AP-HP est un énorme navire piloté de très loin. Le lieu ne me convenait plus pour exercer mon métier. La crise du Covid-19 n’a fait que renforcer cette impression que rien ne bouge, qu’on ne va pas changer grand-chose, même en passant notre temps à tirer la sonnette d’alarme. Ce n’est pas à défaut d’avoir essayé d’alerter sur les conditions de travail à l’hôpital public.

J’aime l’hôpital public, je crois au service public, raison pour laquelle j’ai décidé d’effectuer des remplacements dans des hôpitaux périphériques, non universitaires, à taille humaine. Mais, si je ne trouve pas de conditions de travail satisfaisantes, se posera alors certainement la question d’exercer dans le privé.

L’AP-HP est un énorme navire piloté de très loin.

L’AP-HP semble pourtant avoir plutôt bien surmonté les tensions liées à la première vague de contamination. Pourquoi cette désillusion aujourd’hui?

Dr Kerdjana : Lorsque l’épidémie est arrivée et que le confinement a été décrété, les commandes de l’AP-HP ont été confiées aux médecins, qui ont pu agir plus librement. Je suis jeune médecin. J’exerce comme anesthésiste-réanimatrice depuis cinq ans seulement. J’ai alors découvert une situation comparable à celle qu’évoquent les praticiens seniors lorsqu’ils parlent de l’âge d’or de l’hôpital public qu’ils ont connu plus jeunes: dès que des besoins étaient exprimés, sur du matériel ou autre, la réponse était immédiate. Il n’y avait plus à attendre des mois après avoir exprimé une demande. Nous n’entendions plus : « c’est impossible ». L’administration s’est alors limitée à son rôle de support. Une fois que le confinement a été levé, tout est redevenu comme avant. Ce fut une grande désillusion.

Lors de la première vague, on s’est demandé comment l’hôpital public avait pu tenir. L’AP-HP a tenu grâce au dévouement du personnel et aux renforts des autres régions moins affectées, qui ont accepté les transferts des malades Covid. Le problème, c’est que tout de suite après, on a oublié de remercier tous ceux qui ont permis de surmonter cette période de tension. D’ailleurs, tous les personnels n’ont pas reçu la prime Covid. Ce manque de reconnaissance est récurrent. A l’AP-HP, on a tendance à vous faire ressentir qu’on peut se passer de vous.

Une fois que le confinement a été levé, tout est redevenu comme avant. Ce fut une grande désillusion.

 

Quel est état d’esprit actuellement dans votre ancien service et à l’hôpital où vous avez exercé?

 

Dr Kerdjana: Il y a une profonde lassitude. Beaucoup se sont découragés et ont commencé à envisager de quitter l’hôpital public, voire de changer de carrière, tant dans le personnel médical que paramédical.

L’administration n’a toujours pas compris la situation et continue de mettre la pression sur le personnel soignant pour travailler davantage. En annonçant qu’elle envisage d’annuler les congés des soignants, notamment pendant les vacances de la Toussaint, l’AP-HP a encore porté un coup dur. Bien entendu, dans ce contexte épidémiologique difficile, le personnel soignant peut se montrer compréhensif par déontologie. Mais, avec les pressions constantes et le manque de considération, c’était l’annonce de trop, d’autant qu’aucune action n’a été anticipée, notamment pour la garde des enfants. Les collègues sont découragés, surtout en voyant que les départs se succèdent.

La situation est préoccupante. Si besoin, je serai là pour apporter mon aide, mais je ne sais pas comment mes collègues vont réussir à affronter dans ces conditions cette deuxième vague épidémique.

Vous avez alerté l’administration à plusieurs reprises sur le problème des conditions travail et du manque de moyens. Quelle a été la réponse apportée?

Dr Kerdjana: A la commission médicale d’établissement (CME) de l’AP-HP, la réponse au problème est tout simplement d’augmenter le temps de travail du personnel paramédical. Pour eux, le problème est lié aux 35 heures. Ni la gouvernance, ni la manière de gérer l’hôpital ne sont évoquées pour expliquer les difficultés rencontrées. Pour répondre à la pénurie de personnel, ils veulent augmenter le temps de travail. En revanche, rien n’est concrètement décidé sur le bien-être et la souffrance au travail. Je doute qu’ils arrivent à garder le personnel dans ces conditions.

On a commencé à alerter sur les conditions de travail bien avant l’épidémie. Rien n’a changé avec la crise du Covid-19. La politique de gouvernance reste la même. Il semble que l’AP-HP recrute davantage de personnel paramédical à la sortie des écoles d’Ile-de-France. On serait actuellement à 70% de recrutement, contre 50% avant la crise. Mais, au final, la balance [en effectifs] serait toujours négative car beaucoup ont décidé de partir.

 

Je doute qu’ils arrivent à garder le personnel dans ces conditions.

Que pensez-vous des réformes de l’hôpital annoncées et des mesures prises dans le cadre du Ségur de la santé? Peuvent-elles amorcer un changement de perspective?

Dr Kerdjana: Le Ségur de la santé était l’occasion de remettre tout à plat, mais on n’a pas su en profiter. Ni le management des hôpitaux, ni la révision des ordonnances Debré [de 1958, relatives à la création des centres hospitaliers et universitaires, ndr] n’ont été retenus par le Ministère. On n’a pas apporté de réponse concernant les conditions de travail dégradées ou la politique de santé publique à mettre en place. En six mois, nous avions moyen d’envoyer des messages forts. Au final, ce sont de petites mesures sur les rémunérations qui sont sorties du Ségur. Elles ne sont pas convaincantes et ne vont pas apporter de grands changements dans le quotidien des soignants et des malades. Et que dire de l’exclusion des syndicats représentatifs non signataires des réunions du comité de suivi du Ségur, où tous les sujets autres que la rémunération sont actuellement abordés ?

Concernant la réduction de la part de la T2A, c’est un point important, mais le vrai problème est l’amenuisement de l’enveloppe annuelle. Une réflexion sur l’Ondam a été annoncée et les politiques ont affirmé qu’il sera augmenté en fonction des besoins. Mais, la vraie solution, est de sortir de l’Ondam et de parler en objectifs de santé publique. Cela permettrait, en mettant l’accent sur la prévention et la santé environnementale, de réduire à moyen terme les besoins en soins de la population et d’améliorer l’espérance de vie en bonne santé. Comparativement à d’autres pays, la France n’a pas de politique de santé publique ambitieuse. Tout est pensé à court terme. Est-ce normal de connaitre les objectifs de la conquête spatiale à l’horizon 2050, mais de ne pas savoir comment seront financés nos hôpitaux ou quels seront les axes de prévention financés à l’horizon 2021 ? Pour moi, c’est juste aberrant.

La vraie solution, est de sortir de l’Ondam et de parler en objectifs de santé publique.

 

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement celles de WebMD ou Medscape. 

 

 

 

 

 

 

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