
Pr Astrid Lièvre
Rennes, France — Les changements apportés dans la prise en charge des cancers pour l’adapter au contexte de l’épidémie de COVID-19 étaient-ils justifiés? Ont-ils conduit à une perte de chance pour les patients? Avec le recul, certaines mesures appliquées en début d’épidémie, dont celles ayant conduit à un allégement thérapeutique, se sont avérées excessives et ne devront pas être reproduites en cas de deuxième vague, estime le Pr Astrid Lièvre (CHU de Rennes).
Au cours d’une session virtuelle des Journées francophones d'hépato-gastroentérologie et d'oncologie digestive (eJFHOD 2020) [1] , la gastro-entérologue est revenue sur l’évolution de la prise en charge des patients en oncologie digestive au cours de l’épidémie de COVID-19. A la suite de données préoccupantes provenant de Chine, celle-ci a fait l’objet de recommandations émises dès le début de la crise sanitaire, avec l’objectif le limiter les risques pour les patients en cas d’infection, quitte à modifier les schémas thérapeutiques.
Interrogée par Medscape édition française, le Pr Lièvre explique plus en détail les changements apportés dans sa pratique en oncologie digestive au centre Eugène Marquis, à Rennes, et les raisons qui ont amené à remettre en question les mesures prises initialement sur le plan thérapeutique. L’occasion d’évoquer également le développement de la télémédecine et de la chimiothérapie à domicile, largement plébiscitées pendant l’épidémie.
Medscape édition française: Avec l’arrivée de l’épidémie de COVID-19, des changements de pratique ont été envisagés pour adapter la prise en charge des patients atteints de cancer. Quels critères ont été pris en compte?
Pr Astrid Lièvre: Les patients atteints de cancer forment une population à risque face aux infections en général, en raison de divers facteurs, comme les comorbidités, l’âge avancé, mais aussi d’une possible immunodépression liée à la maladie ou aux traitements anticancéreux administrés.
Lorsque la première vague d’infection par le SARS-CoV-2 est arrivée en France, on disposait uniquement de données issues de petites études menées en Chine. Celles-ci ont montré que le taux d’infection par le SARS-CoV-2 est deux à trois fois plus élevé chez les patients atteints de cancer. Une fois infectés, ils étaient également plus nombreux à présenter des formes graves de COVID-19, nécessitant une ventilation artificielle ou une admission en réanimation, surtout s’ils avaient reçu une chimiothérapie dans le mois précédent l’infection.
A partir de ce constat, des nouvelles recommandations ont été rapidement émises pour adapter la prise en charge, tout d’abord avec un avis du Haut conseil de la santé publique, concernant de manière générale les patients atteints de tumeurs solides, puis avec des recommandations spécifiques aux cancers digestifs, actualisées en fonction des données de la littérature disponibles. On en est aujourd’hui à la cinquième version.
Plus concrètement, comment la prise en charge en oncologie digestive a été adaptée au contexte de l’épidémie?
Pr Lièvre: Les recommandations visaient à limiter les situations à risque élevé d’infection et de formes graves de COVID-19, comme une chirurgie majeure ou une polychimiothérapie cytotoxique, et à maintenir les patients le plus possible éloignés des lieux de soins.
En conséquence, les consultations devaient été réorganisées pour passer en majorité à un suivi à distance par télésurveillance. Des ajustements thérapeutiques ont été préconisés, en favorisant des chimiothérapies préventives moins neutropéniantes afin de réduire l’immunosuppression, ou en remplaçant, si possible, les anticancéreux en intraveineuse par leur équivalent par voie orale. Des pauses thérapeutiques pouvaient être proposées chez des patients bien contrôlés par le traitement antitumoral. Il était également recommandé de reporter les chirurgies complexe à forte morbi-mortalité nécessitant un passage en réanimation. Enfin les inclusions de patients dans les essais cliniques ont été suspendus. Les recommandations précisent, en plus, la marche à suivre en cas d’infection par le SARS-CoV-2 au cours d’une chimiothérapie. L’hospitalisation apparait alors nécessaire en raison du risque pour ces patients de développer une forme grave de COVID-19.
Bien entendu, l’application de ces mesures est à adapter selon le profil des patients (âge, comorbidités…), l’efficacité attendue du traitement, la localisation de la tumeur, son évolution ou encore le contexte local de la prise en charge (organisation des soins, épidémiologie régionale de l’infection à COVID-19…). Le nombre de patients atteints de SARS-CoV-2 admis dans le centre où est réalisé le traitement antitumoral est notamment à prendre en compte.
Quel a été l’impact de ces recommandations dans votre pratique au CHU de Rennes ?
Pr Lièvre: Au CHU de Rennes, la situation n’a pas amené à apporter beaucoup de modifications. La prise en charge des patients cancéreux se fait au centre Eugène Marquis qui n’accueille pas de patients atteints de COVID-19 et la Bretagne a été épargnée par l’épidémie. Dans d’autres centres, comme à Paris ou dans l’Est de la France, la situation est apparue plus compliquée et les recommandations ont été certainement beaucoup plus appliquées.
Nos patients ont pu continuer à se rendre au centre pour recevoir leur traitement intraveineux, en suivant un parcours spécifique, qui limite au maximum les contacts interhumains. Dans quelques cas, la chimiothérapie par voie intraveineuse a été remplacée par son équivalent oral pour réduire la fréquence des passages aux centre. Et, moins d’une dizaine de mes patients ont eu, finalement, un allègement thérapeutique.
En ce qui concerne les patients prenant des traitements oraux, ils sont restés à domicile et suivis à distance. Pendant le confinement, la téléconsultation a pris beaucoup d’importance. Près de 90% des consultations ont été menées par visioconférence ou par téléphone, non sans difficultés avec les plus âgés ne disposant pas ou ne sachant pas se servir des outils numériques. Pour les nouveaux patients ou ceux présentant une progression de la maladie, la consultation présentielle a été maintenue, puisque la relation médecin-patient et l’examen physique sont alors nécessaires.
Avec du recul, que pensez-vous de ces modifications dans la prise en charge ? Si une deuxième vague de l’épidémie de COVID-19 survient, que faudrait-il changer?
Pr Lièvre: Nous avons désormais davantage de données provenant de larges études menées dans de différents pays, notamment en occident. Elles montrent qu’en cas d’infection par le SARS-CoV2, une chimiothérapie n’est pas clairement un facteur de gravité pour un patients atteint de cancer. Contrairement à ce que l’on pensait initialement, une épidémie de COVID-19 ne justifie pas d’alléger les traitements de manière systématique et, encore moins, de les stopper. Nous nous sommes peut-être un peu trop précipités en recommandant une chimiothérapie moins neutropéniante. On sait désormais que l’on prend peu de risque en conservant les schémas thérapeutiques habituels, même en cas de nouvelle vague épidémique.
Nous avons eu aussi des problèmes de tolérance chez certains patients en passant d’un traitement par intraveineuse à un traitement oral. Ce changement s’est avéré plus compliqué que prévu. Certains effets secondaires (troubles digestifs, diarrhée, rougeurs au niveau des mains…) peuvent se manifester par voie orale, alors qu’ils étaient absents pour un même traitement par voie intraveineuse. Et, le passage à la voie orale peut amener à augmenter les doses à administrer pendant les séances de chimiothérapie veineuse associée, qui devient moins bien tolérée (apparition de fourmillements, de picotements, de troubles de sensibilité au niveau des mains et des pieds…). Ceci dit, le basculement vers un traitement alternatif par voie orale reste justifié pour limiter les passages en centre. Mais, il faut certainement davantage tenir compte de ce risque de complication et envisager d’adapter le traitement en conséquence.
Concernant la prise en charge au centre, il est envisagé de mettre en place un dépistage systématique de l’infection par le SARS-CoV2 avant de recevoir la chimiothérapie, comme cela se fait déjà avant une chirurgie. En attendant, un interrogatoire systématique des patients à la recherche de signes évocateurs de COVID-19 est réalisé avant chaque cycle de chimiothérapie. Aussi, dans un contexte épidémique, il faut continuer de limiter au maximum le passage des patients dans les lieux de soins. Sans pour autant réduire les traitements.
Aujourd’hui, on tend vers une reprise de l’activité quasi normale. Il n’y a plus de report des chirurgies et on a repris les chimiothérapies intensives qui ont été interrompues. Tout comme les inclusions dans les essais thérapeutiques.
On parle beaucoup d’une perte de chance pour ces patients après les changements apportés dans la prise en charge lors du confinement. Qu’en pensez-vous? Est-ce le cas en oncologie digestive?
Pr Lièvre: Le discours généraliste ambiant à ce sujet me semble exagéré. Si dans certaines régions fortement touchées par l’épidémie, les oncologues ont clairement été contraints de modifier leur prise en charge en raison des impératifs d’organisation des soins, dans d’autres régions, comme en Bretagne et dans l’Ouest de la France de façon plus globale, peu de des patients cancéreux ont vu leur prise en charge modifiée de manière significative. La majorité d’entre eux a continué à recevoir un traitement actif (chimiothérapie, immunothérapie, thérapie ciblée). Il faut rappeler que la prise en charge des cancers est restée une priorité dans beaucoup d’établissements pendant le confinement. L’accès à imagerie a, par exemple, été maintenu chaque fois que possible, ce qui n’était pas le cas pour d’autres pathologies.
Au CHU de Rennes, le contexte particulièrement favorable nous a permis de poursuivre la majorité des traitements chirurgicaux. Et, à ce jour, aucun de nos patients n’a été contaminé par le virus. D’autres centres ont dû interrompre la chirurgie, ce qui s’est certainement traduit par une perte de chance pour certains patients. On commence à rapporter des cas de progression de cancer après un allègement ou une pause thérapeutique. Des retards de diagnostic sont également évoqués, notamment pour le cancer colorectal, le dépistage systématique effectué dans le cadre du programme organisé national ayant été suspendu. Des patients ont aussi arrêté de se rendre dans les centres de soins par peur d’être infecté. Ceci dit, pour l’instant, il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences de ces changements de pratique.
Revenons à la mise en place du suivi à distance des patients prenant leur chimiothérapie orale à domicile. Comment a évolué la prise en charge sur ce point ? Quel est le protocole appliqué?
Pr Lièvre: Le suivi se fait avec l’aide d’une infirmière, dans les services qui en disposent. Elle reste en contact régulier avec les patients, par visioconférence ou par téléphone, à un rythme qui dépend du type de traitement et du patient, pour s’assurer du bon déroulement du traitement. Dans certains centres, les patients sont également invités à utiliser une application sur smartphone qui leur permet de décrire chaque jour leur état et de déclarer l’apparition d’éventuels effets secondaires. En cas de besoin, le patient peut nous appeler à travers cette application ou, à l’inverse, nous pouvons le contacter lorsqu’une anomalie apparait dans le bilan quotidien.
Pensez-vous que cette épidémie a pu favoriser l’ancrage de ce type de prise en charge en ambulatoire?
Pr Lièvre: Dans notre centre, le contexte épidémique a clairement favorisé le développement de la téléconsultation et donc le suivi à distance des chimiothérapies orales prises à domicile. Tout d’abord, nous avons enfin pu être équipé du matériel nécessaire pour la visioconférence. Après le déconfinement, les consultations ont pu reprendre à nouveau au centre. Si la téléconsultation a désormais une part moins importante, sous réserve de nouvelles mesures de confinement, elle est maintenue notamment pour des raisons pratiques, en particulier pour ceux qui vivent loin du centre.
Pour être sincère, ne pas voir ses patients reste un problème en oncologie. Mais d’un autre côté, la téléconsultation offre plus de possibilité et permet d’avoir davantage de flexibilité, notamment pour des patients avec une maladie en rémission et sous surveillance ou pour ceux qui présentent une pathologie d’évolution lente et non menaçante. On peut ainsi aisément caler des appels en fin de sa journée pour prendre des nouvelles de ses patients.
Medscape © 2020 WebMD, LLC
Les opinions exprimées dans cet article ou cette vidéo n'engagent que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement celles de WebMD ou Medscape.
Citer cet article: COVID-19 et cancer: des allégements thérapeutiques excessifs ? - Medscape - 23 juil 2020.
Commenter