France – Comment vit-on la crise du Covid quand on est cardiologue au sein du service de diabétologie d’un hôpital parisien qui se voit du jour au lendemain vidé de ses malades habituels remplacés par des malades Covid ? Comment raisonne-t-on face à des symptômes inédits ? Que se passe-t-il quand on s’aperçoit, début avril, que la thérapeutique – un ensemble de molécules, dont des stéroïdes – que l’on a proposée à un malade fonctionne ? Comment réagit-on lorsque l’on veut en informer ses collègues de façon « réglementaire » en réalisant une étude certes « artisanale » mais méthodologiquement valable, et qu’elle se voit refuser au bout de 2 mois alors qu’une semaine plus tard, l'étude RECOVERY valide « triomphalement » le bien-fondé de la stratégie proposée ? Enfin, que retire-t-on de cette période exceptionnellement intense pour sa pratique professionnelle et à titre personnel ? C’est à toutes ces questions que répond le Dr Jean-Philippe Kevorkian, cardiologue dans le service de diabétologie du Pr Jean-François Gautier à l’hôpital Lariboisière (Paris), qui revient sur son vécu de l’épisode Covid dans cette interview passionante.

Dr Jean-Philippe Kevorkian
Medscape édition française : En tant que cardiologue, comment vous êtes-vous retrouvé très vite « plongé » au cœur de l’épidémie de Covid ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Jusqu’au 11 mars environ, seuls deux centres, l’hôpital de la Pitié-Salpétrière et Bichat, avaient l’« exclusivité » de ces patients Covid. Ils ont vite été débordés, et nous, à Lariboisière, qui n’avions pas reçu de patients Covid les 15 premiers jours, avons vu les lits se remplir à toute allure. Les patients ont commencé à arriver dans le service d’infectiologie, au rythme de la marée montante. Cette « explosion épidémiologique » de patients Covid a continué, et les deux étages du service d’endocrinologie/diabétologie du Pr Gautier où j’exerce comme cardiologue, ont été réquisitionnés pour prendre en charge les patients sévèrement atteints qui arrivaient en continu. Du jour au lendemain, les 2 étages ont été vidés des patients diabétiques au profit des patients Covid : le 23 mars, les 26 lits de diabétologie étaient vides, le lendemain matin, les 26 lits étaient occupés par des patients Covid. Au 26 mars, les six étages du bâtiment Claude Galien, 140 lits, étaient consacrés à ces patients. Je me retrouve alors en première ligne, et à tous les étages. En tant que cardiologue, je suis amené à donner des avis chez les patients en détresse respiratoire pour lesquels se pose éventuellement le problème de la défaillance cardiaque. Je suis donc intensément impliqué.
Que faites-vous en tant que cardiologue ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : En fin de la première semaine d’avril, à titre personnel, je suis perdu. J’ai affaire à des patients auxquels je ne comprends rien. Je vois bien qu’ils sont en détresse respiratoire, que la seule chose que l’on est capable de faire est d’augmenter le débit d’oxygène en sachant qu’à partir de 6 litres/mn, cela signe le départ du patient en réanimation. En tant que cardiologue de base, je me concentre sur ce que je sais faire, en me disant que s’il y a chez ces patients un peu d’insuffisance cardiaque ou de l’œdème alvéolo-interstitiel pulmonaire d’origine inflammatoire, alors les diurétiques vont leur faire du bien, mais, à ce moment-là, c’est presque un cautère sur une jambe de bois.
Quand se produit le tournant en termes thérapeutique ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : À la fin de cette première semaine, un vendredi après-midi, nous admettons une patiente diabétique, âgée de 75 ans. Elle vient d’être transférée du service de réanimation médicale et toxicologique, située au premier étage du bâtiment. Malgré son état respiratoire précaire, la disponibilité très comptée des moyens de ventilation, à ce moment-là, oblige sa réorientation. Nous pensons alors que nous allons la perdre. Avec mon collègue interniste, après l’avoir examinée, nous décidons de faire la seule chose qui nous semble possible sur le plan thérapeutique, en dernier recours : tenter des diurétiques, des corticoïdes à fortes posologies, des antibiotiques, et comme nous pressentons depuis quelques jours qu’il y a une suractivation de la coagulation et un surcroît de thrombose veineuse et d’embolie pulmonaire qui sont associés à ces formes sévères d’infection à Covid, nous décidons d’ajouter des anticoagulants. Nous ne lésinons pas sur les doses intraveineuses de diurétiques (125 mg de furosémide) et de corticoïdes (120 mg de solumédrol).
Le lendemain matin, la patiente est toujours dans le service, mais surtout, elle est assise au bord de son lit, souriante, et elle respire bien. À ce moment-là, nous comprenons que nos choix thérapeutiques, inhabituels mais raisonnés, ont changé la donne. Pour la première fois, nous avons a eu la main sur la situation alors que jusque-là, nous avions systématiquement un coup de retard.
Vous avez des thérapeutiques qui semblent fonctionner. Que décidez-vous de faire ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : À partir de là, nous décidons d'appliquer systématiquement le « protocole » que nous avons immédiatement dénommée « CORTILIX » ! : corticoïdes + diurétiques + anticoagulants + antibiotiques. Mais à ce stade, nous avons beaucoup de mal à convaincre nos collègues de faire cela. Autant l’entente et la disponibilité des médecins les uns pour les autres a été exceptionnelle, autant les discussions sur la thérapeutique à mettre en place sont âpres et menées pied à pied. À ce moment-là, il y avait véritablement une explosion de pistes diagnostiques et thérapeutiques. On ne comprenait encore pas bien les mécanismes physiopathologiques, même si on pressentait la part inflammatoire. Les internistes étaient convaincus, par exemple, qu’il fallait utiliser des anti-interleukines pro-inflammatoires qui existent. Nous, à titre personnel, c’était impossible, il fallait s’inscrire dans un essai thérapeutique randomisé.
Que faites-vous, vous lancez une étude ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Oui, on a décidé de lancer notre propre étude, ce qui nous permettait d’être dépendant de personne sans nécessairement trop sortir des clous puisque l’on a inclus uniquement les patients en situation de dernier recours, refusés par les services de réanimation parce que présentant trop de comorbidités ou par manque de place.
Nous avons étudié 27 patients, de façon rétrospective, et nous avons décidé de manière empirique, d’apparier, sur le sexe et l’âge, un patient traité par « Cortilix » avec trois patients non traités par corticoïdes en prenant les patients par ordre d’arrivée, pour se préserver de la critique légitime d’avoir sélectionné les patients. Quand nous avions traité un homme de 30 ans (qui, par exemple, refusait d’être intubé), nous l’apparions avec trois hommes du même âge, admis dans la même période. Au final, toutes les tranches d’âge sont représentées jusqu’à 97 ans. Je pense que nous avons conduit un travail relativement rigoureux sur le plan méthodologique. Et nous arrivons à la conclusion que l’utilisation d’une forte posologie de corticothérapie permet de réduire clairement de 40 à 50 % deux évènements graves pour ces patients sévères en hypoxémie, à savoir le passage en réanimation et la mortalité.
Au vu des résultats, souhaitez-vous les partager avec le plus grand nombre en les publiant ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Nous proposons les résultats sous la forme d’une lettre de 250 mots associée à un tableau de résultats au rédacteur en chef du New England Journal of Medicine qui la refuse à deux jours de la soumission. Nous la soumettons ensuite au rédacteur en chef du Lancet, qui va prendre trois semaines à nous répondre par un refus sans explication. Nous leur adressons alors un courrier de contestation de quelques lignes auquel ils nous répondent par : « expliquez-nous pourquoi vous voudriez que le Journal vous publie ? ». Nous leur adressons alors une réponse étayée. Il faudra attendre encore deux semaines supplémentaires leur refus définitif de publication. Déçus, nous proposons nos résultats au JAMA qui, une fois encore, nous fait patienter trois semaines avant une réponse négative. Huit semaines sont passées depuis notre toute première soumission. C’est à ce moment qu’une information diffuse très vite et très largement : dans le « bras corticoïdes » de l’étude randomisée anglaise RECOVERY la mortalité de la pneumonie à Covid-19 est significativement diminuée !
Que ressentez-vous à ce moment-là ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Je suis dépité ! Aussi quand je lis sur votre site les propos de notre collègue du CHU de Reims, qui rapporte son utilisation avec succès des corticoïdes et son échec de publication (Lire l’interview du Pr Firouzé Bani Sadr ), je décide de témoigner de notre propre mésaventure scientifique. Je précise qu’il ne s’agit pas de dire que nous avions raison avant tout le monde, mais cela tend un peu de lire aujourd’hui que le message de RECOVERY est remarquable, et que cela va permettre à d’autres équipes d’appliquer le même protocole alors que nous le suggérions déjà deux mois auparavant. On a perdu beaucoup de temps. Soit le Lancet nous dit que nos résultats sont intéressants mais qu’ils ont des doutes sur la méthodologie, ce que je peux entendre, soit ils sentent bien qu’on va dans le bon sens mais ils ne veulent pas déflorer le message qu’ils vont asséner quelques semaines plus tard. C’est d’autant plus incompréhensible que, dans le même temps, le Lancet Rhumatology publie deux ou trois études utilisant des anti-interleukines, avec des méthodologies moins rigoureuses que la nôtre, mais dont la cure est 100 fois plus coûteuse. (Sur la question des publications pendant le Covid, lire aussi Publications scientifiques rejetées pendant le Covid : que s’est-il passé ?)
Nous pouvons sérieusement poser la question de la clairvoyance médicale et scientifique de ces journaux.
Comment qualifieriez-vous toute cette période ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Du 23 mars jusqu’à la fin du mois d’avril, à l’acmé de la crise sanitaire, cela a été très intense. Les mots qui me viennent immédiatement sont : expérience exceptionnelle et unique. J’aurai été malheureux de ne pas « en être ». Vous savez, à ce moment-là, pourquoi vous avez décidé à l’âge de 15 ans d’être médecin.
Au final, je suis fier d’avoir participé à la lutte contre le Covid. J’ai, toutefois, un regret. Il porte sur les relations entre les groupes hospitaliers. Elles ont été quasi nulles. En revanche, grâce à un groupe WhatsApp, nous avons pu partager CORTILIX, notre « protocole » thérapeutique. Et nous avons eu la satisfaction de constater que nous avions pu aider des collègues de centres hospitaliers généraux comme ceux de Meaux, de Melun, ou de Gonesse et probablement au-delà.
Y-a-t-il eu des aspects positifs à cet épisode ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Je dirai que cet épisode grave a eu une vertu considérable : il a remis la clinique en première ligne. J’en veux pour preuve l’autopsie, avec quelques articles remarquables de quelques dizaines de patients. Leurs conclusions ont été déterminantes pour établir notre stratégie thérapeutique. L’autopsie faisait apparaître, entre autres, qu’il y avait de l’œdème alvéolo-interstitiel et que les diurétiques étaient légitimes, qu’il y avait un matériel inflammatoire considérable qui encombraient les bronches, les alvéoles et le tissu interstitiel, la présence d’une artériolite et une thrombose dans les petits vaisseaux, artériels et veineux, ce qui justifiait l’utilisation des anticoagulants. On pouvait comprendre qu’il fallait utiliser des anti-inflammatoires – et, à ce titre, les stéroïdes étaient les mieux placés –, des antibiotiques – ils étaient très décriés mais ils étaient quasi inéluctables à partir du moment où on utilisait des stéroïdes – et des diurétiques, ce qui était très peu évoqué. Néanmoins, ces derniers ont trois vertus essentielles. D’abord, ils débarrassent de l’œdème alvéolo-interstitiel inflammatoire, ce n’est pas la panacée mais cela soulage. Ensuite, ils peuvent lever l’éventuel œdème d’origine cardiogénique qui fait basculer les patients âgés et diabétiques dans l’insuffisance cardiaque, et cela formait un groupe de patients particulièrement concernés par l’infection à Covid. Enfin, ils préviennent la rétention hydrosodée liée à l’utilisation des glucocorticoïdes à fortes posologies. Voilà comment nous avons raisonné.
Que retirez-vous personnellement de cette crise ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : J’en retire que la médecine ne doit pas s’affranchir, entre autres, de deux notions fondamentales : la clinique et le sens critique.
Le troisième aspect indispensable dans ces périodes de très grands dangers, c’est l’entraide, la solidarité et la disponibilité. Même s’il faut bien sûr parler du travail des infirmières et des aides-soignantes, cet épisode a montré que les médecins ont encore un esprit porté vers le devoir de faire ce qu’il faut quoi qu’il arrive. Ils ont été à la hauteur de ce que l’on peut attendre d’eux, et nous pouvons être fiers de nous tous.
Dans ce bâtiment Claude Galien à Lariboisière, nous avons vu se présenter des collègues qui voulaient participer à l’« aventure » dangereuse, des médecins dont ce n’est pas la spécialité habituelle, des chirurgiens ORL, viscéraux, des neuro-chirurgiens, des rhumatologues, des internes d’ORL, de chirurgie, sans oublier les collègues cardiologues et neurologues. J’ai le souvenir d’une garde avec un de mes collègues PH en ORL, qui découvrait tout du fonctionnement d’un service de médecine mais qui s’est mis à ma disposition toute la nuit, comme un étudiant en médecine, pour m’aider à être le plus efficace possible dans les démarches diagnostiques et thérapeutiques. C’était remarquable d’humilité et de disponibilité.
Que reste-t-il de cette solidarité ?
Dr Jean-Philippe Kevorkian : Ce qui reste, c’est un respect mutuel profond entre nous, parce que nous savons la gravité et l’intensité de ce qu’on a vécu ensemble. Maintenant, chacun va reprendre le cours de sa vie professionnelle habituelle. D’autant que l’on voit les directions hospitalières – qui pendant la crise se sont scrupuleusement conformées aux indications et décisions des médecins – reprendre très vite la main. Mais, à titre personnel, cela ne me préoccupe pas car ce que j’ai vécu était d’une autre nature, d’un autre niveau, d’une intensité bien plus grande que les problèmes de gestion administrative. Après le Covid, espérons que le malheur sera quand même bon comme en toute chose !
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Citer cet article: « Cet épisode Covid a eu une vertu considérable : remettre la clinique en 1ère ligne » - Medscape - 7 juil 2020.
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